Frozen, joliment philosophique
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Avignon, dans le cadre du programme XS, jardin du Vierge du Lycée Saint-Joseph
XS. Grande taille, petite taille ou medium… le programme XS, « nom » né du festival organisé par le Théâtre National/Bruxelles, proposait trois formes courtes dans le Jardin de la vierge du Lycée Saint Joseph, notamment Frozen de la compagnie3637, avec Sophie Linsmaux et Aurelio Mergola. Où comment un rien peut figurer un TOUT.
Diplômée de l’I.A.D. (institut des arts de diffusion) en interprétation dramatique, rédactrice d’un mémoire sur le rôle de l’artiste-animateur face à des comédiens handicapés mentaux, en 2004, en immersion l’année précédente à l’ Escola Superior de Teatro e Cinema de Lisbonne dirigé par N.Nunes, Sophie Linsmaux a sans doute depuis toujours le goût d’une réalité complexe que le geste artistique pourrait saisir. Après différentes étapes de formation, c’est en 2008 qu’elle fonde avec Bénédicte Mottart et Coralie Vanderlinden la compagnie3637. Les trois jeunes femmes issues de la danse, du théâtre et des formes que permet l’intervention en milieu urbain (Sophie Linsmaux, Bénédicte Mottart et Coralie Vanderlinden), s’aventurent dans les différents modes de représentation du geste théâtral (théâtre d’objets, marionnettes, danse, du théâtre d’images, écriture de plateau, etc. pour enfants comme pour adultes, voire des adultes n’ayant pas rompu leur lien à l’enfance), est identifié comme un groupe de recherche et questionne esthétiquement et poétiquement les recoins de la vie à travers leurs créations. Chaque création, d’ailleurs, est l’objet d’un travail qui tend à préciser un langage propre à l’univers qui sera investi. Façon pour ce trio de rendre actuel l’affinité qu’elles entretiennent avec Joël Pommerat qu’elle cite : « Je crois que le théâtre est un lieu possible d’interrogations et d’expériences de l’humain, un lieu où l’on peut dire quelque chose d’actuel et de brûlant de nous et notre monde ».
Au-delà des prix qui ont distingué leur pratique artistique et soulignent une reconnaissance pour la singularité du travail mené (Prix Découverte décerné par la critique belge en 2011 pour Où les hommes mourraient encore, nominé au Prix de la critique « Meilleure création artistique et technique » 2014 pour Keep Going), c’est toujours une situation insolite ou imprévisible qui guide le travail de la compagnie3637, depuis leur première création, Zazie et Max (découverte que le monde ne se divise entre les « avec zizi » et les « sans zizi »), en passant par Cortex (voyage dans la mémoire), Les désobéisseurs (une école est défendue par ses occupants), Eldorado (« être au pied du mur » et faire montre de courage), Keep Going (l’histoire d’Eddie 139 ans qui recueille sa sœur Beth 140 ans et qui doit choisir entre partir pour Sun City – ville pour vieux – ou s’occuper de celle qui n’a plus aucune ressource), et Frozen. Ainsi, au prétexte d’une naïveté ou d’un motif imprévu, inexplicable et improbable… la compagnie3637 invente des formes plastiques aussi peu conformes que les motifs qui les génèrent.
Ne sera pas différent, dans sa construction et pourrait se résumer à la question qui figure dans le programme : « dans la cantine, que s’est-il passé entre 12H45 et 13H05 ? ».
De fait, dans une cantine asceptisée, aux tables et aux chaises plastiques alignées, devant des présentoires frigorifiques où s’empile une « bouffe » qui déclencherait les vociférations hystériques de Jean-Pierre Coffe, deux personnels de bureau entrent pour y prendre leur repas. Sur fond de musique aussi clean et dépersonnalisée que les couverts et la vaisselle accueillis sur le plateau repas, ils s’installent chacun à une table, à une distance respectueuse l’un de l’autre. L’homme et la femme – mais peut-on encore parler en nommant ces genres ? –, tous les deux blonds ariens, costumes gris batis à la chaîne, teints livides pour ne pas dire spectral, s’ignorent. Normal, ils sont dans un tel rapport de similitude et de ressemblance en toute chose, en tout geste, et se regardent comme le reflet l’un de l’autre, qu’ils ne peuvent distinguer de différences de l’un à l’autre. Donc, l’ignorance ici vaut pour invisibilité. Seuls quelques regards convenus et sourires plastiques échangés en guise de communication ponctuent rarement la situation. Le repas se prend ainsi, dans le silence couvert par la musique de chambre « froide »… Et le monde des déplacements, des bruits et des mouvements est ainsi réglé au point que le monde a disparu.
Et soudain…
Un cœur, là entre les bouteilles d’eau minérale, est à vue. Il bat. Un cœur sorti de sa charpente corporelle bat comme ça à vue. Et ce battement qui retentit dérègle l’harmonie funèbre qui régnait. S’ensuit un désaccord muet entre l’homme et la femme sur la place de ce cœur dans cet espace. Poubelle ? plat de résistance ? fétiche d’une humanité perdue généreusement consolé sur le sein de la dame… ? Le désaccord évolue en bataille violente qui met sans dessus dessous la cantine mausolée. Une vraie lutte pour un cœur perdu… Et l’explosion finale… en front de scène, où le cœur est littéralement explosé sur le sol. Et puis plus rien, les visages stupéfaits en signe de fin, dans un espace qui est devenu un chaos.
De loin, ça ressemblera presque à une pièce chorégraphique de Pina Bausch où les chaises valdinguaient dans Café Müller. Référence qui nous rappelle également celle d’Heiner Müller qui écrivait « votre cœur c’est une pierre, oui, mais il ne bat que pour vous ». Mais au vrai, ces références plaquées ne rendent pas compte de la seule chose qu’il faut nommer et qui répondrait à la question « que s’est-il passé entre 12H45 et 13H05 ? ». Rien ne s’est passé puisque tout redevient comme c’était.
Rien ou presque, car pour autant que l’on pourrait voir dans ce travail une parabole sur « l’humanité » recouvrée parce qu’un cœur nous rappelle une condition ; il est encore possible de s’inquiéter justement des « passions humaines » qui dérèglent l’ordre et l’harmonie. Ainsi, entre 12H45 et 13H05, la compagnie3637 aura posé une seule question qui concernait la place des passions (le cœur battant en étant la métaphore) où l’on peut toujours imaginer que si certains souhaitent un monde de passions, d’autres peuvent lui préférer un monde où nous serions enfin indifférentes à celles-ci.
Disons qu’entre l’un et l’autre, sans doute la réponse tient-elle au fantasme que l’on entretient sur l’Histoire de l’humanité. Joliment philosophique que Frozen qui pourrait être la seule petite forme (30 minutes) qui viendrait contrarier La République de Badiou et sa vingtaine de leçons…