La lucidité… Manque de discernement de Maëlle Poésy
Avec Ceux qui errent ne se trompent pas, Maëlle Poésy proposait, salle Benoit XII, un travail s’inquiétant de la fragilité des démocraties. Une lecture de La Lucidité de José Saramago qui loin de laisser le spectateur sur sa faim, le prive surtout d’une réflexion efficace sur l’enjeu du « vote blanc » comme d’une proposition esthétique travaillée.
One more time again
Dans les rues d’Avignon, à nouveau pour cette 70ème édition, se pressent les clients du spectacle vivant appelés aussi : festivaliers ou, comme l’écrivait Duvignaud, les « estivaliers ». Et sur les murs de la cité des Papes s’organisent, comme d’habitude, les montages d’affiches en tous genres mettant en avant des façades la « Création ». Affiches du Off rampantes sur les crépis, les pierres et le moindre support ascendant assurant une visibilité topographique sont ainsi « acrochées » et déjà pendantes, déjà malmenées par le mistral. Elles voisinent ainsi avec les étendards rouges, marqués du sceau du Festival, sur les bâtiments officiels qui abritent « La » création. Aussi, le Zadig qui découvrirait la ville pour la première fois s’étonnerait peut-être de cet espace dialectisé, où d’un côté une multitude de visuels hétérogènes envahissent les rues de la ville, pendant que de l’autre Le festival s’affaire pour matérialiser ou revendiquer un signe distinctif, Un et reconnaissable. Et « peu importe » les temps qui sont à vivre : les attentats à travers le monde, les crises à répétition, un brexit ou l’avant garde des « exit », le sort des réfugiés en perdition, la tragédie nationale que serait l’élimination de la France de l’euro (exit le pays de Galles déjà), et les divers sondages d’impopularité… Avignon devient immuablement Avignon IN (Vilar), Avignon Off (Benedetto) en juillet. L’ajout du suffixe valant pour les lettres de noblesse du Théâtre qui, tous en font la réclame à des échelles diverses, incarnent ici la scène du monde, le miroir de celui-ci… le Totus mundus agit histrionem ancestral.
Et chacun en conscience, et finalement entre soi, pensera avoir contribué une nouvelle fois à l’élucidation des mécanismes qui gouvernent le dit Monde. Chacun, en toute bonne foi, aura le temps d’une représentation souligné là un disfonctionnement, là une critique, là un état incertain… Et de regarder tout cela en se disant que le théâtre, à cet endroit, figure un effet placebo. Et de donner raison à Georges Balandier quand il écrit dans Le Désordre, éloge du mouvement, « Désarmorcer le désordre, c’est d’abord le traiter par le jeu, le soumettre à l’épreuve de la dérision et du rire, l’introduire dans une fiction narrée ou dramatisée qui produise cet effet. Les mots et l’imaginaire permettent d’évoquer les conduites génératrices de crise que l’ordre social refoule ordinairement, de substituer la transgression fictive à la transgression réelle, porteuse du plus haut risque dans un monde régi par la tradition, de mettre la ruse au service d’une liberté impossible en fait, mais dont l’invocation a une fonction cathartique »
Tout commencera alors, ce 6 juillet, par la présentation de « Ceux qui errent ne se trompent pas » de Maëlle Poésy, salle Benoit XII. Une piécette rassurante en soi qui brasse des idées convenues sur la fragilisation de la démocratie… interprétée avec simplicité, voire parfois un certain simplisme.
L’écho ou la résonance…
Lu, dans la presse et les déclarations d’avant festival, que cette nouvelle édition marquerait sa distance avec ce qui fut. Lu, que la littérature reviendrait afin de nous écarter de la Performance… Et de comprendre dès lors que le retour du texte voulu, espéré, revendiqué, serait une forme de réponse à des pratiques trop plastiques qui, naguère, hantèrent la programmation de la direction précédente. Ergo, la littérature est donc le nouveau mur qui protégerait de pratiques artistiques qui nous égaraient, voire nous privaient des avantages de la langue, laquelle (c’est connu ( ?)) nous inscrit dans un schéma de la communication dont ne rêvait même pas Jakobson. Langue et littérature garantissant, n’en doutons pas, la fabrique du commun ou ce que l’on appellera la « communauté ». Ainsi une certaine conception exige du théâtre qu’il parle (communique), assemble (rassemble), s’offre en partage (Rancière peut désormais s’endormir tranquillement) afin que le peuple des Estivaliers vivent son petit mois de juillet loin des limbes et de la solitude. D’un autre nom, plutôt judéo-chrétien, cela s’appelle aussi la « communion ». « Théâtre, littérature, communauté, communion… » même combat, serait-on tenté de croire parce que dans la pensée de ceux qui avancent cet argument, la littérature rassure. Et d’évidence elle rassurerait le théâtre (itou) sur sa capacité à être ce lieu de l’échange (cf. Claudel). Soit, passons sur l’idée, mais alors quelques questions viennent intempestivement… Et si Biet et Triau nous ont gratifié d’un Qu’est-ce que le théâtre ?, il faut sans doute réactualiser la question du littéraire « Qu’est-ce que la littérature ? ».
Questionnement d’arrière garde (exit Sartre) depuis que Foucault aura répondu que « c’était cette chose qui n’en finit pas de parler pour ne rien nommer », cette chose étrange qui « épaissit la transparence des signes et des mots…énigmatique ». A moins, plus deleuzien, de se rappeler que c’est toujours une affaire de « littérature mineure » (relire ses tablettes là-dessus). Ou, et pour suspendre sur la chose, donner à Barthes le dernier mot, lequel écrivait que l’au-delà de cette question conduisait illico à réfléchir sur « l’écriture ». Hypothèse plus qu’intéressante où le mode d’écriture prend le pas sur l’histoire racontée. Petit conflit en perspective pour ceux qui imaginent que la littérature relèverait seulement des histoires, des mythos, des « anecdotes »… Merci Roland ( !) pour cette ouverture qui induit que la littérature participe en premier lieu du souffle et de la respiration de la ligne… une « ligne de sorcière » dirait Deleuze quand il définit la pensée en devenir.
Bref, si la littérature a toujours eu un intérêt pour le théâtre, c’est parce qu’elle est liée, intrinséquement, à une mise en scène de l’écriture. Ce que l’on nommera « une plasticité de la langue et du langage ». C’est ainsi moins l’histoire qui est racontée que la manière de la rapporter (de la modeler) qui peut être intéressant pour le théâtre (cf. Le Maître et Marguerite de Boulgakov mis en scène par Mcburney en 2012, Les Anneaux de Saturne de Sebald par Mitchell en 2012, Les Arbres à abattre de Bernhard par Lupa…).
En cela, si la littérature intéresse le théâtre (qui participe lui de la « littérature dramatique », si le fait littéraire est indépassablement lié à la pratique théâtrale, ce n’est pas parce que la littérature et ses manifestations que sont le comte, le roman, le poème, la nouvelle… comme les récits et les personnages, les effets de narration (description en sus depuis le roman balzacien) offriraient davantage une fluidité du discours plus à même de communiquer quelque chose… mais seulement parce que recourir à la littérature (autre que dramatique) fait exister, et pour le dire plus explicitement, fait apparaître sur scène l’énigme qu’est le langage. Ce que Todorov appelait encore le « langage opaque » et qui nous rappelle que se saisir du langage poétique c’est de toutes les manières faire l’expérience d’un usage différent du langage et de la langue.
En définitive, « lire la littérature » (peu importe le livre qui sera ouvert), c’est aussi et d’emblée s’inscrire dans une aventure des sons, des rythmes, des syncopes, des limites du lecteur qui, devant l’œuvre, est à pied d’œuvre (Là-dessus, lire la critique d’Evelise Mendes qui rappelle que dans La Lucidité, il n’y a pas de point final aux phrases et que la lecture s’emballe). Lire « la littérature », c’est sans doute faire l’épreuve d’une fidélité mais surtout d’une appropriation où s’entremêlent étroitement la trace de ce qui est écrit et l’empreinte que celle-ci produit sur le lecteur. Au théâtre, dans les mains de Maëlle Poésy et Kevin Keiss (dramaturge), le livre ouvert de Saramago La Lucidité avait ainsi le choix de devenir un écho (reproduction, imitation, « adaptation » comme l’écrit Maëlle Poésy…) ou de privilégier la résonance (oscillation, ondulation, déformation, déconstruction)… Soit, pour le dire autrement et dans les termes de Saramago dans Manuel de peinture et de calligraphie (réflexion de l’auteur sur les fondements de l’art), inviter le lecteur ou la lectrice (MP en fait partie), à se libérer de l’œuvre pour non plus parler de ce qu’il a lu, mais raconter ce qu’il a senti. « Je trouve que dans les éditions des œuvres complètes d’écrivains, il serait bon de glisser quelques lettres de lecteurs. Ce qui est intéressant, ce n’est pas lorsque le lecteur raconte qu’il a adoré votre livre, mais quand il parle de lui » dit Saramago.
Ceux qui errent… et la critique littéraire
A sa sortie – juste après L’Aveuglement – La Lucidité de José Saramago fut ainsi commenté par la critique littéraire, notamment chez Jack Dion, en 2007, comme ce qui : « conte l’histoire d’une capitale du sud de l’Europe plongée dans une forme d’insurrection, à la suite d’une élection municipale où les partis traditionnels sont écrabouillés par une coalition inédite, constituée d’électeurs ayant voté blanc. A quelques semaines de l’échéance présidentielle, cette fable du prix Nobel de littérature rappelle qu’il existe une catégorie de citoyens qui ne se reconnaissent aucunement dans l’offre politique, et qui demeurent néanmoins attachés au suffrage universel, au point de se rendre au bureau de vote pour y glisser un bulletin dont la couleur est un cri de colère ». Plus loin, en forme de variation qui mêlait biographie de l’auteur, actualité et analyse littéraire, on pouvait encore lire : « Voici venu le temps des paniques électorales. Dans la capitale d’un pays imaginaire qui pourrait être le Portugal, une élection tourne mal. La droite et le centre sont à égalité à 8 %, la gauche n’enregistre que 1 % des voix, et le pire est ailleurs : 83 % des votants ont mis dans l’urne un bulletin blanc. Que faire ? Les pouvoirs publics hésitent sur la conduite à tenir face à ce vote blanc qui déroge aux lois de la normalité démocratique, et, finalement, se résolvent à l’Etat d’exception. Le gouvernement quitte la ville, l’entoure d’un cordon sanitaire, fustige une tentative de déstabilisation et organise un attentat dont il veut faire endosser la responsabilité à une organisation fictive. Les « Blanchards », comme on les appelle alors, auraient donc à leur tête une femme, la seule à avoir échappé à une épidémie qui a rendu la ville aveugle, quatre ans auparavant. Peu importe que cette femme n’y soit pour rien : « Il n’y a pas de personne innocente, dit un ministre, quand on n’est pas coupable d’un crime, on est immanquablement coupable d’une faute. » Un maire et un commissaire seront les seuls à sauver l’honneur des politiques dans cette farce cruelle.
Reprenant le personnage de L’Aveuglement (1995), qui mettait en scène l’épidémie de cécité et les débordements qu’elle engendrait, l’écrivain José Saramago est encore animé d’une sainte colère. Ce roman, une fois de plus mené tambour battant par des dialogues qui s’enchaînent sans guillemets et un récit qui bascule sans prévenir dans le fantastique, est un formidable coup de semonce contre une prétendue démocratie qui n’a de nom que le protocole électoral censé la justifier et la légitimer. Un roman politique ? Bien sûr. Quand la démocratie ne s’illustre que par ses rites électoraux et que ses ferveurs s’enlisent dans la résignation, alors s’effiloche aussi tout ce qui la retient, et l’explosion menace.
La philosophie politique exige un ton respectable, Saramago utilise celui du romancier qui peut brasser les passions et rendre vraisemblables les cataclysmes. Quand on lui demande si son roman est prémonitoire, il répond sobrement qu’il est d’abord, sous ses dehors imaginaires, un état des lieux : « J’exprime mon mécontentement contre le fonctionnement d’un système qui ne tient que par les cérémonies qu’il organise, explique-t-il. Nous sommes à une époque où l’on peut discuter de tout sauf de démocratie. Nous vivons dans un système démocratique, régenté par les seigneurs de l’argent, où le pouvoir du citoyen est extrêmement limité. J’attends qu’un jour une femme ou un homme, candidat à une élection politique, ait le courage de dire à la télévision : chers concitoyens, il faut que je vous avoue que je n’ai aucun pouvoir. » De même qu’un seul mot avait fait basculer l’histoire d’un pays et celle d’un homme dans L’Histoire du siège de Lisbonne (1989), le simple mot « blanc » pulvérise ici toutes les valeurs et réveille les passions les plus sanguinaires du pouvoir. En exergue, José Saramago cite Le Livre des Voix : « Hurlons », dit le chien ».
Ici, dans un entretien pour l’Humanité, « Le dimanche noir du vote blanc », conduit par Alain Nicolas, le 19 octobre 2006, Saramago répondait sur les intentions qui nourrissaient son roman :
— José Saramago. Mon intention, c’est de dire « qu’est-ce que cette statue intouchable qu’on appelle la démocratie ? Comment fonctionne-t-elle ? Pour quel profit ? Comment les gens peuvent-ils accepter de jouer avec des règles truquées ? Que se passerait-ils s’ils en prenaient soudain conscience ? »
— L’Humanité. Ce qui est étonnant c’est que les gens pourraient se révolter, ou refuser de voter. Là, ils disent : nous refusons de nous prononcer.
— José Saramago. Le vote blanc n’est pas un refus de se prononcer, comme l’abstention, mais un constat du fait que le choix proposé n’est apparent, et qu’en fait, entre les options A, B, ou C, il n’y a aucune réelle différence. Entre conservateurs et socialistes, par exemple. Je sais, ce n’est pas la même chose. Mais pour un communiste comme moi, qui constate que le vrai pouvoir est économique, la différence, de ce point de vue, où se trouve-t-elle ? Nous avons subi une anesthésie sociale qui a fait passer des objectifs justes et nécessaires, comme le plein-emploi, au rang d’absurdités. La réaction des citoyens est donc, en fin de compte, absolument logique. Je reconnais que cette ville est un peu idyllique. Mais, une fois le point de départ imaginaire admis, tout s’enchaîne avec rigueur, selon une logique de cause à effet, comme un mouvement d’horlogerie.
— L’Humanité. La conclusion de tout cela n’est pas très optimiste.
— José Saramago. Elle est complexe. L’ordre triomphe, mais il a montré qu’il est fragile, puisque jusqu’au plus haut niveau, ses représentants sont vulnérables, peuvent être contaminés par cette lucidité. Je pense que rien n’est définitif. D’ailleurs je vous rappelle l’épigraphe du livre : « Hurlons, dit le chien. » Je pense qu’il est temps que nous commencions à hurler. C’est pessimiste mais pas désespéré. Et surtout pas définitif. Le problème reste posé. Que va-t-il se passer avec cette ville ?
— L’Humanité. Comment ce livre a-t-il été reçu au Portugal ?
— José Saramago. De manière exemplaire, par une incompréhension quasi-totale. À quelques exceptions près, la critique et le personnel politique l’a pris comme le pamphlet d’un communiste « qui montre son vrai visage en mettant en cause la démocratie ». Du côté des lecteurs, c’est beaucoup plus nuancé : la plupart ont compris que ce que je veux, c’est qu’on discute sur ce que nous devons appeler démocratie.
Didier Jacob, pour Le Nouvel observateur, poursuivait l’interview de l’auteur le 26 octobre:
— N. O.- Vous appelez les gens à voter blanc ?
— J. Saramago.- Non. Je ne fais pas cette propagande-là. Ce que je dis, c’est que, dans une élection, on peut choisir de voter pour un parti, on peut rester chez soi, on peut rayer son vote ou on peut voter blanc. L’abstention, c’est la solution la plus facile, mais ce n’est guère significatif. Tandis que les gens qui font l’effort d’aller voter peuvent, par le vote blanc, exprimer d’une manière claire un mécontentement. Et dire, comme dans le livre, qu’ils en ont marre de voter depuis si longtemps sans voir, dans les faits, aucun, ou très peu, de changements. Même 20% de votes blancs pousseraient les gens à réfléchir. Vous savez, je ne fais pas mystère de mes convictions, je suis communiste. On me l’a souvent reproché, comme si j’étais un ennemi de la démocratie. C’est absurde. Je suis, au contraire, un communiste qui dit : sauvons la démocratie. Car ce que nous avons là, que nous appelons démocratie, n’est qu’un simulacre. On se rit des pauvres dans les cabinets du pouvoir. On rigole du pauvre troupeau que nous sommes. Il est temps de faire quelque chose.
— N. O.- Le vote blanc, dit-on en France, sert l’extrême droite. C’est du moins ce qu’affirment les hommes politiques qui appellent les électeurs à voter pour les partis démocratiques…
— J. Saramago.- De la mauvaise foi pure et simple. Au fond, ils disent : non, ne votez pas blanc, parce que nous voulons rester là où nous sommes, au pouvoir. M. Le Pen n’a d’ailleurs pas eu besoin de votes blancs pour faire le score qu’il a fait devant M. Jospin. Le droit de voter blanc est, de toute manière, un droit démocratique.
Etc. etc… jusqu’à ce que Marc Villemain dans Les Petits blancs résume tout cela en une question empruntée à l’histoire du Portugal lors de la Révolution des Œillets : « La vie peut-elle s’organiser sans la politique ? »…
Moi qui lis
Et de comprendre à travers la critique littéraire que l’essentiel des commentaires fut de souligner, eu égard aux situations électorales et aux désoeuvrements sociaux (historiques et actuels), que la lecture de La Lucidité motivait des remarques sur un « débat d’idées fléché » lié à une situation de crise européenne (Relire là-dessus l’essai intelligent d’Etienne Balibar Europe, crise et fin ? qui renouvelle les perspectives d’avenir et revient sur les « lieux communs »).
Débat et crise, donc, non pas des « valeurs » ou des fadaises « identitaires » soutenues par un questionnement sur l’interculturalité (à les entendre on croirait à la « cohabitation des impossibles ») comme le colporte l’espace médiatique aliéné aux petits bras de la communication politique qui donnent les éléments de langage aux tribuns de partis, mais bien plutôt un questionnement sur l’engagement citoyen (variation de la démission, de l’abandon, du « retrait du politique » comme l’écrivait Labarthe). C’est-à-dire, et précisément, l’absence de déliaison entre la représentation politique liée aux urnes (ici gît la démocratie) et la présence/la volonté des peuples à conserver un « droit de regard » sur les décisions qui se prennent en son nom (ici apparaissent les coordinations, les mouvements alternatifs, les Nuits Debout, etc.).
Soit, et c’est un new deal dans l’espace politique, la revendication des peuples à penser l’histoire en continu, à l’influencer dans la continuité, à inventer une Histoire en mouvement où, pour autant que le citoyen aura été convoqué ponctuellement par les urnes, il n’en demeure pas moins un interlocuteur constant (Cf. Podémos, for example…). Soit, un nouvel espace dialectique (s’écartant du calendaire) auquel il faut désormais s’habituer puisqu’il induit que le moment électoral n’est qu’un moment dans la vie politique non définitif, non délibératif, mais consultatif. Pour le résumer par une métaphore crue et populaire qu’il faut filer (le fameux « on s’est fait baiser »), en finir avec « l’électoral anal », la « sodomie des urnes » où, pour avoir voté, on devrait concevoir de « le prendre dans le cul » le temps d’un mandat législatif. Sorry pour ce registre sexuel où, si depuis 1968 on savait que « l’élection est un piège à con » (sexualité traditionnelle), la libération des mœurs nous permet d’envisager qu’il n’est d’orifices interdits ( ☺).
Si d’aventure, l’appropriation de La Lucidité devait conduire le lecteur à formuler un premier ressenti, il serait alors possible de regarder l’œuvre de Saramago comme celle qui réintroduit la question du désir (au sens deleuzien de production) qui rappelle qu’érotique et politique sont consubstanciels. Erotique (le désir, le mouvement, la production…) et politique (soit un duel entre législation et légitimité). Dès lors, lire La Lucidité reviendrait à faire l’expérience de ce couple trop rarement convoqué (on lui préfère celui de l’éthique et du politique), et pourquoi pas s’inquiéter de la pousse qui vient à apparaître à l’ombre de ce tandem une fois validé. Au prétexte du « vote blanc », on comprendra donc qu’il existe un lien ténu entre « abstention » et « abstinence ». Et que le vote blanc qui figure le motif du livre relève de l’un et de l’autre puisqu’en définitive, « voter blanc » c’est d’une certaine manière « se préserver » de se faire avoir, s’abstenir en quelque sorte ou faire vœu d’abstinence (contrôler son désir ce qui ne signifie pas sa disparition).
La Lucidité ou un roman éthnologique se construit ainsi sur une écriture documentaire (discours de communiquants comme si on y était) qui nous éloigne du désir, quand le livre in extenso s’inscrit dans une topique de la réapparition du désir. Ce qui, ne nous en étonnons pas, est le propre du plaisir toujours à l’horizon de la lecture.
Maëlle qui lit
Bien entendu, Maëlle Poésy aura lu autrement, et son adaptation de La Lucidité s’inscrit, comme elle le rapporte dans ses notes d’intention, à vouloir exposer un travail « qui (la) touche particulièrement (et s’inquiète de) qu’est ce qu’un homme libre ? Comment invente-t-on sa liberté dans le monde tel qu’il fonctionne ? ». Associé à son dramaturge, elle en vient à oublier le vœu de Saramago (voir plus haut dans le texte) et s’est astreinte à rapporter « l’enjeu d’une telle adaptation » qui « n’est pas l’illustration théâtralisée du roman, mais bel et bien un travail de traduction « pour la scène » de certains aspects de l’œuvre qui nous semblent essentiels ». S’attachant alors à « choisir, ôter, réajuster, transformer, façonner aussi parfois, de manière à restituer au plus près la force et l’intensité du roman palpables sur la scène » et « sélectionner les bons signes » afin de rendre « deux points fondamentaux ». Intention louable puisqu’elle relève d’un exercice appelé « belles infidèles » qui veut que « l’adaptation s’éloigne parfois de l’œuvre initiale pour mieux la révéler ». La « fable politique » et « la transformation d’un homme » auront été ainsi l’objet de toutes les attentions, avec pour toile de fond le souvenir du magnifique film La Vie des autres de Florian Henckel et l’acteur Ulrich Mühe (incroyable de justesse et de retenue, un temps acteur chez Heiner Müller).
Aussi, Maëlle Poésy finira son travail sur la prise de conscience du « haut commissaire » Emilien Lejeune – chargé d’élucider les raisons du vote blanc massif – qui le conduit à la trahison du système qu’il était lui-même en charge de garantir. Une détonation retentit alors : suicide, exécution ?
Le bruit terminal ne nous privera pas du souvenir d’une mise en scène qui s’est malheureusement et vaguement (désolé Maëlle Poésy vous qui y prétendiez) donnée comme « une enquête policière haletante, mêlant réel et fantastique […] pour traiter la pièce comme une tragi-comédie ». Pas plus qu’il ne fait disparaître l’absence de ce que MP voulait trouver une « langue théâtrale » qui l’éloignerait des « sentiers balisés pour retrouver les intentions de l’œuvre originale ». Ayant cherchée en vain à souligner que « ce texte parle de la fragilité du système démocratique et surtout de l’étonnante facilité avec laquelle ce système peut se transformer en totalitarisme… », c’est avant tout un travail caricatural qui est livré.
Caricatural d’un point de vue formel quand sur le plateau, la réduction de l’aire de jeu (isoloire géant d’abord, puis panneaux ramenant la surface occupée à un presque rien fragile) conduira la scène à ne plus être qu’une estrade sonore ramenant le geste théâtral à sa seule expression linguistique. Caricatural encore quand l’utilisation de la vidéo, loin d’être un prolongement, sert exclusivement à reprendre ou développer les différents motifs de la narration.
Caricatural encore dans le jeu de comédiens pris aux pièges de l’image d’eux-mêmes dans un format portrait. Caricatural dans les accentuations et l’articulation puisque l’hystérie est le mode privilégié. Caricatural enfin quand la dramaturgie de La Lucidité se résume à une exploration de la seule démocratie définie comme liberté. Tout ça, en définitif prenait l’eau (du début à la fin) comme la pluie qui ne cessa de tomber (effet scénique majeur) sans jamais rien laver.
Bref, Ceux qui errent ne se trompent pas, c’est un peu une qualité annoncée qui aurait manqué à ceux qui l’ont réalisée. Comprenons par-là que tout était à cet endroit trop ordonné, trop simplement réfléchi, juste ennuyeux en définitive. Sans ponctuation paradoxalement.