Lenz, ou la résistible chevauchée vers la constance d’une douleur
Présenté cour du lycée Saint Joseph, le Lenz de Cornelia Rainer, donné en allemand (surtitrage en français) met en scène un drame où la constance des uns se heurte à l’intempestif de l’autre. A ce compte-là, Lenz se regarde comme une chevauchée marquée par la douleur…
Dichtung und Warheit
À la lisière du XVIIIème finissant, à l’endroit de la fragilisation et du déclin des modèles monarchiques remis bientôt en cause par les peuples, au moment où la doxa religieuse perd, sinon son emprise, du moins son exclusive sous les coups répétés de la pensée tempétueuse des poètes et des philosophes, dans une Europe où l’image de dieu (avec elle celle du monarque) ne suffit plus à rendre solide l’organisation stable du monde : sa marche, son sens, sa finalité… l’idéalisme se développerait au sein de Républiques comme un antidote à la solitude des hommes qui éprouvaient la complexité liée au silence des voix qui l’avaient jusqu’alors guidé.
Devant cet état d’incertitude gagnant les consciences inquiètes, la philosophie, la poésie, les arts… tentaient moins de répondre ou d’avancer un nouveau modèle (comme l’avait prétendu le discours religieux, comme l’affirmerait la science encore balbutiante, comme le politique l’incarnerait) que de se faire l’écho d’un tourment qui plaçait l’homme à un croisement existentiel où, privé d’un passé défunt, l’avenir lui ne matérialisait encore aucun autre chemin. Dans cet intervalle, où le passé formait le tissu d’une connaissance caduque et l’avenir lointain un savoir incertain, le présent serait un temps de tâtonnements.
Un temps de recherche qui procéderait d’hypothèses que la « chose » politique produirait sous la forme des idéalismes. C’est sur ce seuil – l’hypothèse relève toujours du seuil qui renvoie à la figure du risque – que se trouve Lenz, car le seuil marque la fin d’un territoire connu et simultanément le début d’une aventure de la pensée : ce qui n’a pas été encore pensé, ce qui est impensable, ce que ne dénouera pas la pensée et qui fait de la pensée une épreuve, parfois une douleur.
En cette fin du XVIII, si moins d’un siècle plus tard Marx pourra écrire qu’« un spectre hante l’Europe », il faut ainsi regarder Lenz comme celui qui constate d’abord le monde défait, le monde aux idoles brisées… le monde des cadavres que sont dieu, les rois, les princes… accessoires sans devenir-spectral.
Aussi, dans l’Histoire de la pensée des hypothèses en devenir, il faut imaginer Lenz comme le représentant de cette humanité pensante livrée à elle-même. Suspicieux à l’endroit des modes d’aliénation antérieurs encore vivaces, pas encore en tête-à-tête avec le Politique dont la place (le rôle) est encore indécise, singulier vis-à-vis de ses semblables et autres auteurs, Lenz est celui qui ne trouve plus à qui parler, celui qui se parle seul, celui qui enrage de ne trouver nulle voix audible… Il est celui qui fait l’expérience d’un monde privé du jeu agonal.
A ce jeu-là, agonal et rhétorique, dans l’histoire de la littérature allemande qui partage avec celle de la littérature française un goût pour le romantisme, si le classisme des derniers est revendiqué, celui des allemands sera riche d’une diversité aussi bien classique que baroque. Jakob Lenz, en cela bien proche des élisabéthains qui pourraient être un modèle, sera celui qui pousse loin la dérision, l’ironie, la folie, le grotesque… ici se trouvent le Sturm und Drang, ce monde de pulsions – « tempête et passions » traduit-on – qui, objet des célébrations d’un Goethe (à travers Werther ou Faust) ou plus tard d’un Holderlin (La Mort d’Empédocle, Hypérion…), n’est plus aux yeux de Jakob Lenz – et le héros éponyme de Cornelia Rainer – qu’un songe creux, une farce, une baudruche… Façon pour Lenz de susbstituer à l’obscurité énigmatique (unheimliche Dunkel) que cultiveront avec sérieux Goethe & co, un « unheimlich dumheit » (une stupidité effrayante) pour rendre compte d’un monde déboussolé, azimuté… Car s’il y a un écart de Jacob Lenz (rejeté dès lors par ses semblables et autres poètes), et que le travail de Rainer sur Lenz ne néglige pas de souligner, c’est que le délire chez Lenz est encore une manière renouvelée de lire le monde.
Lenz sera donc un arpenteur des sentiers touffus et des chemins escarpés, au vrai un Wanderer ( traduisez : « voyageur » ou « errant », figure et personnage essentiels dans la littérature et le théâtre allemands) infatiguable, désabusé… rivé à un mot d’ordre, dans le désordre dont il assure la maintenance mentale : pas d’idéalisme ! C’est-à-dire et aussi, en définitive, préférer ce qui est, à ce qui pourrait être. Soit une poésie, chez Jakob Lenz, qui privilégie le Darstellung au Vorstellung… La réprésentation à l’idée, l’image matérielle à l’imaginaire, le visuel à l’imagination. Lenz qui, pour autant qu’il partage les affres d’un Empédocle (on pense à Ganz au sommet d’une montagne chez Grüber), d’un Hypérion (chez Malis) et s’inquiéte du silence grandissant qui annihile le sens du monde, décide de s’affranchir de toutes conduites puisqu’il n’y a plus de chemin à prendre. Lenz, d’une certaine manière, est un étranglé et porte le nom d’une toile de Staël il « habite une douleur ».
Lenz montage de Rainer
Tout commence avec l’arrivée de Jakob Lenz, dans la montagne vosgienne. Lenz a suivi les conseils de Kaufmann, son docteur, qui l’encourage à soigner son mal être auprès du pasteur Oberlin. C’est ainsi qu’un 20 janvier 1778, il arrive dans la famille du chef d’une communauté du massif du Ban de la Roche. Lenz a 27 ans, n’écrit plus rien depuis 1777 et son rejet, par Goethe. L’homme, qui se tient sur le seuil de la maison d’Oberlin, a traversé la montagne, s’est blessé, a connu le froid, l’hostilité des pierres et regrette de n’avoir pas su « marcher sur la tête ». En quête d’un rêve perdu, il est poursuivi par quelque chose… « Etre poursuivi », comme on dit, « être obsédé » par une idée, par une personne, peut-être tout simplement un souvenir qui le porte à des multiples tentatives de suicide, à un enthousiasme lié à la dérision qui voisine avec la déraison aux yeux des bien-portants. Le Récit qu’en fera Büchner reprend cette histoire. L’histoire de celui qui, d’un titre de Paul Celan, observe un dialogue dans la montagne. Le temps du séjour dans la famille rangée d’Oberlin, Lenz sera comme un « chien dans un jeu de quilles » : un chien fou, excité, s’enduisant le visage de cendres, gravissant une montagne à ses périls, se baignant dans l’eau glacé, objet d’hallucination, mettant son entourage à la torture, prieur fanatique et blasphémateur hors norme, vindicatif quand il n’arrive par à ramener à la vie une jeune femme morte…
Lenz sur scène
Sur le plateau, Lenz délire, passe de la gravité à la joie impétueuse, de la parole socialisée au monologue violent lié aux idées inattendues. Dans le décor qui figure un intérieur rude (poèle, table, chaises de bois, gamelle de cuisine), en vis-à-vis de silhouettes protestantes ternes aussi étrangères que la vaisselle neutre l’est au vernis, Lenz interprété par Markus Meyer est tour à tour un être pathétique, grotesque, démesuré, introverti ridicule, forçat socialisé, reclu desespéré… Lenz ou un être inadapté parle seul ou tente de dialoguer, essaie de prier, ou revient à l’écriture qui l’a abandonné et qui se présente ici sous la forme de petits bouts de papier griffonnés. Geste d’écriture hystérisé chez Lenz, récurrent à toute la mise en scène (on se souviendra de l’écriture illisible à la craie sur toute la surface scénique), précédé de l’expérience qui ne délivre aucune clé.
Lenz ou un fardeau excentrique, incompris ou incompréhensible pour ceux qui l’entourent et se sont rangés à un monde expliqué par la présence divine en toute chose. Lenz, lui, n’est que le locataire précaire du monde qui lui échappe et qui l’emprisonne. Il ignore l’éternité et ne s’inscrit que dans un présent instable.
Sur le plateau, au milieu d’un « grand huit » nommé « montagne russe » qui se substitue à une peinture de Caspar David Friedrich (le pire a été évité), Cornelia Rainer organise Lenz sous une double partition.
D’un côté, un travail sur le jeu de l’acteur et la profération rigoureuse du texte (montage de Büchner, Lenz et Oberlin). Un travail qui la prive d’une énergie plus explosive où l’enjeu semble tenir à la fonction d’adresse du théâtre. À cet endroit, le texte devient vite le carcan de l’acteur et fait écran aux turpitudes du corps qui sont aussi en jeu. À cet endroit, les acteurs sont justes, dans ce travers naturaliste, cette tentative de « bouche qui touche » comme l’écriraient Labarthe et Nancy.
À l’exception de la domestique muette (jouée par Jele Brückner que l’on regarde comme la sœur de catherine du Mère courage de Brecht, ou celle de Strindberg dans Mademoiselle Julie), dont le corps épileptique réfléchit toute la tension d’un monde qui nie, justement toute tension, le corps est donc absent.
D’un autre côté, Cornelia Rainer, adroitement et paradoxalement, a sans doute mesurer que le drame qui était en jeu concernait le silence, ou disons-le autrement, la manière dont la langue ne peut être le véhicule de tout puisqu’aucuns des discours qui se tiennent ne peuvent couvrir le vide qu’ils portent. Alors, et c’est là un geste qu’il faut saluer, elle sature l’espace de bruits de percussions (Julian Sartorius frappe sur toute la structure scénique, fait retentir la cloche, cogne sa batterie, fait tinter la vaisselle…). À la manière d’un Pierre Schaeffer qui promut la musique concrète, ces épisodes sonores viennent couvrir le langage articulé. Jusque dans la scène finale où le cantique chanté des dévots est couvert par le volume sonore des percussions. Ultime image qui, au final, boute le dialogue, le discours, la langue pour leurs substituer un bruit tonitruant qui résonne dans le noir.
Et d’imaginer, quittant la cour Saint Joseph, que ce Lenz proposait aujourd’hui, en 2016, pourrait être le symptôme de ce qui nous menace ou est en passe de devenir. Imaginer, oui, que nous sommes tous des Lenz, puisque si le discours religieux est obsolète, si le discours scientifique a livré ses limites, le discours politique en l’état n’a, lui non plus, rien réglé.
Et de quitter la salle, donc, désorienté, mis en demeure d’inventer au silence qui clôt Lenz, « le retour d’une langue » comme le prescrivait Hölderlin dans Fête de Paix.