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Warlikowski, combattre les fantômes de l’histoire – L'!NSENSÉ
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Warlikowski, combattre les fantômes de l’histoire


Il Trionfo del Tempo e del Distinganno, Oratorio,

Livret du cardinal Benedetto Pamphili Musique de Georg Friedrich Haendel (1707)

Mise en scène Krzysztof Warlikowski,

direction musicale Emmanuelle Haïm,

Festival d’Art Lyrique – Aix-en-Provence 2016

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Depuis la cour de l’Archevêché d’Aix-en-Provence, des siècles de terreur nous contemplent : terreur d’un pouvoir religieux qui imposa sur les corps et les âmes sa loi morale, terreur politique et mentale d’une foi qui dicta les canons de la pensée et de l’art. Des siècles durant, l’Église aura été le bras armé et spirituel d’un terrorisme fanatique étendu sur chaque pan de l’existence. L’ennemi ? Le corps et sa puissance de vie, de beauté et de joie. Le combat dura si longtemps qu’on l’a oublié. La mort était la valeur, la seule, la Vraie ; il fallait incliner toute pensée vers elle, toute espérance – et réduire à néant ceux qui cherchaient ailleurs, ici et maintenant, la force de vivre. Pour ce pouvoir terroriste, la vie n’était que l’espace transitoire, éphémère et coupable de la tentation. Ces ombres existent encore : elles nous entourent ce soir où l’opéra d’Haendel Il Trionfo del Tempo e del Distinganno traversera les rafales de mistral, et dans la beauté manifeste des chants et des accords, célébrer la gloire de la terreur. C’est ici, dans ce pur scandale – redoublé par le lieu –, que Warlikowski met en scène, non pas l’opéra, mais la violence de cette terreur. C’est là qu’il agit, en nous : là qu’il prend corps et chair, dans un spectacle sidérant de puissance. Au lieu même de sa propre violence, l’opéra prend les contours d’un terrible et tragique blasphème qui venge l’Histoire et libère les forces.



L’argument : disputatio, ou l’œuvre de mort
Le livret est donc l’abjection courante de ces temps de Contre-Réforme. Benedetto Pamphili, petit neveu du Pape Innocent X – dont le visage fut pour toujours défiguré joyeusement par Bacon – n’est pas seulement cardinal à Rome, il se pique aussi de philosophie et d’écriture, de musique aussi. En 1707, il commet ce texte qu’il destine à l’opéra, dont le titre est le programme moral du siècle : Le triomphe du temps et de la désillusion. C’est une œuvre dans l’air du temps, l’air vicié et intraitable d’une époque où l’édification morale des jeunes hommes et femmes est question de vie et de mort – et où on donne aux sermons de terreur les formes plaisantes d’une fable allégorique.
La vie, c’est ici celle que porte Beauté, qui jouit de sa jeunesse avec fougue, emportée par son ami – amant ? – Plaisir. Mais dès l’ouverture, Beauté est saisie de vertige et de mélancolie face au miroir qui la dévisage : sur elle pèse la menace des ravages du temps. Or, voici précisément que surgit Temps, qui confirme ses angoisses : oui, elle est soumise à son emprise, oui, il est coupable de vouloir s’en remettre à Plaisir, qui n’est que vanité et illusion. Justement, Désillusion accompagne Temps : la jeunesse éphémère est criminelle de penser qu’elle possède la vérité. La seule vérité est de se repentir et se tourner vers Dieu. De reconnaître que Là-Haut seule se trouve Vérité, dans l’Éternité hors du temps. Le temps passe et massacre, c’est sa nature : Beauté doit se soumettre.
Pamphili suit la trame canonique des disputatio allégoriques en vogue : les figures sont des valeurs, et les échanges autant de débats qui miment faussement une dialectique inexistante. Au terme de l’oratorio, Beauté fatalement se repent, Plaisir est congédié, et la jeune fille se donne à Dieu. Le public est l’assemblée des fidèles : aux jeunes hommes et femmes, on a pu sur quelques heures montrer les dangers de la vie et conduire une dissertation incarnée sur les affres du temps – prolongement en acte du vanitas vantatis – ; à tous, l’Église prouve par les faits où mène le chemin de vérité. Fermez le ban et le rideau.
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Il y a cependant une perversion singulière dans ce drame moraliste : Pamphili confie à un musicien la tâche de porter ce livret sur scène. Et c’est Haendel, jeune homme de 22 ans fraîchement arrivé à Rome, gonflé de désir – et d’ambition – qui donnera à l’argument les grâces joyeuses et sensuelles d’une musique qui emprunte autant aux canons italianisants de l’époque qu’à ses inspirations plus librement virtuoses – la place accordée par exemple à des soli instrumentaux étincelants (que le jeune compositeur et brillant instrumentiste se réservait sans doute lors de la création), ou le troublant jeu vocal charnel et asexué — ou hypersexué – des personnages de Plaisir et de Beauté, interprétés alors par des castrats puisque les femmes n’avaient (évidemment) pas plus le droit de chanter que de vivre.
Ainsi l’œuvre de mort prend les accents du charme pour condamner le plaisir : ainsi la beauté sert-elle à condamner toute beauté, et la jeunesse à chanter l’inanité de la jeunesse – ainsi, dans ces retournements pervers, c’est à l’endroit même de la beauté que la beauté est sacrifiée.
C’est sur ce retournement que Warlikowski accomplit son geste de metteur en scène : c’est là qu’il attaque le livret et l’insulte, qu’il œuvre au sacrifice à la puissance.
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L’œuvre de vie : blasphème et contre-pouvoir
Ce soir-là de juillet 2016, on est après l’Histoire : le temps a ravagé le temps aussi, et l’Église ne semble avoir survécu que comme des murs : autour de nous, l’Archevêché n’est que son propre théâtre d’ombres qui doit aux idolâtres de la Culture de n’être pas en ruines. Désormais, on joue ici l’excellence de la création, celles d’œuvres lyriques où l’on célèbre l’art et la musique à sa plus haute perfection. « Mettre en scène Il trionfo dans le théâtre de l’Archevêché est d’ailleurs assez cocasse », écrit Warlikowski. Cocasse ? Le mot est faible. Il porte la douleur et la joie de renverser enfin l’histoire.
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Et d’abord la fable. Terme à terme, Warlikowski – comme il l’avait déjà fait, avec son récent Barbe Bleue et la voix humaine – retourne l’intrigue contre elle-même. Beauté incarne moins une valeur qu’une jeunesse, celle qui voudrait choisir sa vie et l’éprouver jusqu’à l’extrême du corps. L’ouverture cinématographique en témoigne, qui montre Beauté entourée d’amis danser dans une de ces boites de nuit brulantes de nos villes, danses mêlées d’alcool et de substances qu’on prend autant pour oublier que pour intensifier encore la puissance de vivre. Danser jusqu’à épuisement, pousser le corps dans ses retranchements pour en traquer chaque possible : quand le spectacle commence, on est précisément dans cet état limite du corps après la fatigue – la joie n’y est pas pauvrement le fade contentement, mais cet affranchissement, ce débordement, cet excès à partir de quoi la vie peut avoir lieu. Le spectacle durant, Beauté et Plaisir auront cette démarche étrange de l’ivresse mâtinée de fatigue : celle des corps photographiés par Larry Clark. Maquillage coulé pour Bella, lunettes noires comme un masque pour Plaisir, la puissance de vie que chacun des deux porte n’est pas sans douleur ni sans la provocation de la mort. Ces corps sont comme l’incarnation de ce que Bataille nommait érotisme, avec cette charge de mort que toute vie excessive porte en elle.
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Larry Clark, Untitled, 1998

Le lieu est le théâtre même, mais attaqué comme le corps. Après cette ouverture cinématographique apparaît Beauté, à jardin : dans un jardin. Warlikowski aime jouer avec les codes éculés de la représentation – comme il aime éprouver les limites de l’espace de celle-ci. C’est donc en dehors de la scène proprement dite qu’un jardin est disposé : et en fait de jardin, une pelouse artificielle, sur laquelle a poussé un arbre gigantesque. Signe – ou trace – d’un jardin d’Eden qui renvoie aussi bien à l’innocence première de la vie (quand elle était lâchée librement, non soumise au temps, à la durée et au vieillissement, mais sans passé ni avenir) qu’à cette faute qui pèse désormais sur le corps et dont la femme porte la responsabilité historique. Figure de la tentation, de la faiblesse, de la chair coupable, la femme est mère de tous les maux, fille de toutes les dépravations possibles, sœurs de douleur qu’il faut faire plier. D’une seule image, Warlikowski pose ici le renversement : là où le livret pose le signe d’une axiologie morale, le metteur en scène en recompose – ou décompose – la valeur pour faire naître la possibilité de son envers : non pas la nostalgie de revenir au temps d’avant (et d’avant la faute), mais la férocité de produire un monde qui serait le nôtre, ce monde un peu en marge du théâtre qui regarde la scène, là, sur ce débord à jardin qui excède le théâtre et le toise.
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Ainsi se déploiera ce théâtre : sur le plateau simultanément, le livret impeccablement[[littéralement : sans péché]] sera produit par le spectacle dans sa littéralité, tout comme sa traversée, sa pulvérisation, son renversement. Ainsi, ces quatre personnages semblent peu à peu comme l’image d’une (sainte) famille : le Père autoritaire, mais plus ou moins bienveillant (Temps) ; la Mère cruelle, amère jusqu’au sadisme (Désillusion) ; le Fils, révolté, impulsif et terriblement joyeux (Plaisir) ; la Fille, incertaine, provocatrice, mélancolique et insoumise (Beauté). Dans cette famille, les jeux de pouvoir recouvrent une quête pour trouver sa place. Et Warlikowsi de dynamiser incessamment ces structures pour mieux dynamiter ces rôles.
Et puis, il y a d’autres fables posées sur celle qu’on nous raconte – qui décale ou renouvelle notre regard, qui le creuse aussi d’un mystère singulier. Par exemple, cette cinquième figure, ce jeune garçon pasolinien – beau comme un dieu, c’est-à-dire : comme un homme – qui entre Beauté et Plaisir simplement passe. Il pourrait être l’allégorie du Désir : lui aussi fait l’épreuve de son corps, danse jusqu’à écroulement. Il est pour Beauté l’autre monde possible, l’envers de celui que propose Temps – la dégradation –, ou Désillusion – l’éternité auprès de Dieu. Ce corps invite à la jouissance, appelle à sa libération.
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Larry Clark, Untitled, 1992

La fable, fatale, sans pitié se déroule : Plaisir et Temps se défient, mettent en jeu le destin de Beauté. Qui des deux vaincra ? Si c’est, comme dans le livret, le Temps qui l’emporte, c’est tant pis pour lui – et c’est plutôt une tragédie qui s’accomplit sous nos yeux, non une grâce charmante. Ce qui est édifiant, c’est la violence du Père, du Pouvoir – et la fable philosophique devient chez Warlikowski une provocation morale et un hymne au déchaînement de la vie[cette dialectique de l’œuvre de mort et de puissant de vie contre l’œuvre était déjà au centre de la lecture de l’insensé camarade Yannick Butel à propos d’un précédent spectacle de Warlikowski, [Cabaret Varsovie.]]
Comment ? Sur le plateau, le geste du metteur en scène est précis, radical et spectaculaire. Il a disposé, sur toute la largeur de la scène, des gradins de cinéma qui nous font face. On songe à l’image qui ouvrait Le Château de Barbe-Bleue, ces gradins également tournés vers nous. Signe qui renverse le théâtre vers nous, et fait de la scène le spectateur de nos vies. Dans cette double adresse – sorte d’énonciation renversée sur elle-même –, ce qui se joue est l’appel, sous forme d’une question : que ferez-vous de ce monde ? C’est le regard caméra de Monika à la fin du film de Bergman.
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Ces gradins – inspirés du film After Life de Hirokazu Kore-eda – sont séparés au centre par une immense verrière transparente : de nouveau, on reconnaît ces signes que Warlikowski dispose sur son théâtre depuis dix ans. Derrière la vitre, une opacité trouble : s’y joue comme toujours un espace autre, mental, intérieur, habité par les fantômes nés de la vision du film…
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After Life, H. Kore-Eda, 1998

Là défileront des jeunes filles par dizaines, qui prendront finalement place dans les gradins. Ce sas de verre pourrait bien figurer un espace témoin, un couloir temporel qui organise la suture entre passé et présent, entre le drame de Beauté, et celle des jeunes filles de notre temps. « Je voudrais que des adolescentes de quinze ans puissent voir ce spectacle ». Sous leurs yeux passe donc la Beauté sacrifiée – sacrifice dont l’enjeu est au cœur du travail de Warlikowski, mais qui ne saurait donner raison au pouvoir religieux, au contraire…
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Sarah Kane, 1998, @Marianne Thiele

Avant même les répétitions, une ombre lancinante a hanté le metteur en scène polonais : celle de Sarah Kane, dont le suicide en 1999, à 28 ans, a tant marqué Warlikowski, et toute une génération. Au terme de la fable, Temps l’emporte donc – mais pas au paradis. Dans le livret, Beauté se donne à Dieu, entre au couvent. Ici, elle pénètre dans le sas où les jeunes filles l’attendent et l’habillent de blanc. Les noces pour lesquelles elle s’apprête ne sont pas celles que l’on croit. Seule, dans un dernier aria déchirant, Beauté lentement tend vers nous ses poignets en sang, et lentement son chant est celui d’une agonie. Dans le tableau qui précède, elle aurait pu fuir, mais Plaisir avait scellé les portes. Le suicide de Beauté doit avoir lieu pour rendre coupables les forces religieuses du Temps. Le suicide est ici encore un renversement : non pas un renoncement, mais acquiescement de la vie (« approbation de la vie jusque dans la mort », telle était la définition de Bataille de l’érotisme). Mouvement de défi, dernier crachat, ultime geste d’affranchissement, et finalement sorti hors du temps, mais consenti par soi-même.
Les jeunes filles dans les gradins ferment les yeux. Le garçon lentement pleure son amour qu’il perd, la beauté sacrifiée dans la beauté de son chant, qui ne témoigne de rien d’autre que du présent délivré.
Sacrilège, sacrifice, blasphème
Sacrilège donc, car pour que ce sacrilège ait du sens, il faut bien accorder au sacré sa raison d’être : le blasphème existe seulement dans la mesure où ce qui est blasphémé est reconnu pleinement comme puissance. Avant le suicide de Beauté, autour de la table où Temps savoure sa victoire sur la jeune femme en versant à chacun le vin amer de l’eucharistie – car ceci est son corps –, Plaisir se redresse et en hurlant la perfection de son chant, crache le vin de cette sordide communion. Sacrilège, oui, vengeance tandis que le vent frappait les murs de l’Archevêché depuis longtemps vides.
Reste qu’au terme d’un spectacle si essentiel, le public applaudissait à tous rompre les quatre beaux interprètes (Sabine Devieilhe, Franco Fagioli, Sara Mingardo, Michael Spyres), porteurs du charme de la musique, faisait un triomphe à la subtile cheffe d’orchestre, Emmanuelle Haïm (et à son ensemble le Concert d’Astrée), et réservait ses sifflets moqueurs à l’entrée de Warlikowski. Dans la déchirure que proposait le metteur en scène, le public goguenard de l’Archevêché n’aurait voulu entendre que la permanence sans histoire de l’Art et de cette Culture que certains voudraient intemporelle ? Warlikowski, son geste rageur et terrible, avait répondu, deux heures durant, et lutté avec les échos du passé et ses ombres. Ainsi, à la clôture de la première partie – dans ces espaces / temps intermédiaires où il aime tant dévoiler la fabrication secrète de son processus –, sur l’écran immense avait été projeté un court dialogue entre Pascale Ogier et Jacques Derrida. Fabuleux moment d’intelligence et d’humour, où Pascale Ogier, candide, pose cette question : croyez-vous aux fantômes ? « Est-ce qu’on demande à un fantôme s’il croit aux fantômes ? » répond d’abord Derrida, avant de rêver librement sur ces forces qui traversent les êtres et dont malgré eux ils sont empreints.

Les fantômes de l’Histoire, ceux de nos villes et de nos temps qui peuplent encore les pouvoirs qui nous gouvernent – qui nous contrôlent —, Warlikowski aura ainsi de nouveau voulu les convoquer pour mieux les combattre, utiliser contre eux les armes du théâtre et de l’opéra (cette beauté charmante des instruments au service d’une mission de mort), invoquer les terreurs pour enfin tâcher de les traverser.
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