Espæce d’A. Bory | de la page au plateau, un espace-palimpseste
Par Caroline Veaux, dans le cadre des ateliers d’écriture critique de l’Insensé
Dans Espaece, sa dernière création inspirée par la lecture d’Espèces d’Espaces, Aurélien Bory déploie sur le plateau les mots de Perec. Un titre cryptique pour une quête fantomatique, celle d’un espace dans lequel on pourrait enclore le vide, garder la trace de ceux qui ne sont plus là.
Au début, il n’y a rien. Du vide, de l’espace, seulement de l’espace. Mais on ne le sait pas. Alors on ne l’appelle pas encore « espace ». On ne l’appelle même pas du tout.
Et puis, un jour, quelqu’un trace un cercle au sol, érige un mur. On élève des maisons, on trace des rues, des frontières, on explore les continents, on envoie des fusées sur la lune. On appelle ça des espaces, et parfois, même, on parle de « la conquête de l’espace ». Alors, on donne des noms. On quadrille, on nomme, on segmente, on découpe. On a une adresse : on sait où on habite, c’est bien, c’est rassurant. On peut se trouver, se retrouver, s’écrire même.
Ces espaces, on les charge. On accroche des cadres au murs, des photos de famille, on met des plaques dans les rues pour célébrer les grands hommes, des drapeaux aux fenêtres, des garde-frontières aux frontières, et même des drapeaux sur la lune. On les charge de souvenirs, de mémoire, on en fait des hauts-lieux.
Et pourtant, derrière (ou peut-être même dessous, on ne sait plus bien), le vide subsiste, est là.
Le blanc.
Et ça marche pour tout le monde.
Les écrivains d’abord.
Au début, pour l’écrivain, il n’y a rien.
Pour écrire, il faut d’abord qu’il y ait un espace, un support. Ça peut être une pierre, du papyrus, de la cire, les ponts de l’ile de la cité (pour Restif de la Bretonne uniquement) ou même une page, ce n’est pas grave. Ce qu’il faut, c’est d’abord le geste d’une découpe. Ce geste qui circonscrit un espace, qui le cadre, et qui ensuite trace des signes dessus.
Tout le vocabulaire de l’écriture garde le souvenir de ce lien entre l’écriture et l’espace. La page, par exemple, se dit en latin pagina. Les dictionnaires savent que pagina en latin désigne d’abord une rangée de vignes formant un rectangle. Les lignes, les vers de même, ce sont d’abord les versus, les sillons que trace la charrue sur la terre.
Ecrire, c’est donc composer avec l’espace de la page. Mallarmé, Reverdy, Apollinaire, Simon, nombreux sont les écrivains qui ont joué avec la page.
Et ceux-là savent que finalement, ce avec quoi compose l’écrivain, ce n’est pas tant les signes, les lettres, que le blanc, le vide, sur lesquelles on les trace.
Les metteurs en scène, aussi le savent, et les danseurs, et les acteurs, et les acrobates aussi.
Peter Brook l’a dit. Pour que le théâtre naisse, il suffit d’un espace (vide).
Cette espace, ce premier espace, ce rond, on l’a ensuite enclos, quadrillé, on a construit des salles autour, des gradins, des salles à l’italienne, des Palais des Papes même. On y a mis des décors, des dispositifs, des lumières, des acteurs, des quartiers de viande. On l’a chargé. On l’a appelé théâtre.
Et puis, comme pour les livres, on a oublié le blanc dessous, l’espace derrière, on n’a plus regardé que les acteurs, les décors.
Mais que se passerait il si on dépouillait l’espace du théâtre de tout ce qui l’encombre ? Si on faisait de lui, de cet espace, le principal acteur de la pièce ? Ce sont précisément ces questions qui animent Aurélien Bory. Le metteur en scène ne cesse d’explorer et de se confronter à ce qu’il y a de plus minimal au théâtre, de plus concret : l’espace, l’acteur, le corps de l’acteur dans l’espace. Après la ligne (dans Plus ou moins l’infini), le plan (dans Plan B) puis les trois dimensions (dans XYZ), Aurélien Bory s’empare aujourd’hui de l’œuvre de Perec, dont la lecture l’accompagne depuis longtemps. Si c’est Espèces d’espaces qui sert de point de départ à ce spectacle, c’est néanmoins toute l’œuvre de Perec à laquelle Aurélien Bory rend hommage.
De fait, le livre de Perec est là, dès début du spectacle. Sept comédiens entrent. Ils ont entre les mains un livre. Et nous, spectateurs aussi, nous sommes d’abord sollicités comme lecteur. Et si on lit, c ‘est qu’il n’y a pas grand à voir : un cadre nu, le fond noir de la scène avec deux portes, et la petite lampe qui indique l’ « issue de secours ». L’espace vidé du théâtre. Les acteurs sont en ligne, avec un livre à la main, donc. Rien de saillant. Rien qui arrête le regard. Comme il n’y a pas grand chose à voir, comme « pas grand chose ne se passe », et bien on lit. Parce que des mots s’inscrivent sur le mur du fonde de la scène, et semblent légender le spectacle. Ces mots donnent des consignes : « lire », « lire, lire, lire », « lire la première phrase d’Espèces d’Espaces » puis « la dernière phrase ». Ce faisant, déjà, l’écriture enclot, délimite, découpe son espace. Elle dit un début : « j’écris » et une fin « quelques signes », désignant l’œuvre de Perec comme l’espace à explorer. Mais elle désigne aussi son support, sa pagina : en projetant des lettres sur les murs de la scène, Aurélien Bory les fait glisser d’un espace à un autre, leur fait quitter la page pour les inscrire sur le mur de la cage de scène. Enfin, l’écriture demande aux acteurs de lire « la phrase la plus importante du livre » avant de se corriger et de demander plutôt de « la faire ». Dans ce passage du verbe « lire » au verbe « faire » se dit précisément le travail de Bory, celui qui a amené le lecteur de Perec qu’il est à « faire », à créer, à partir de ces mots, un objet théâtral. Et donc, pour que le spectacle naisse, il faut d’abord réinscrire ces mots dans l’espace, les déployer. A cette injonction, les comédiens répondent en pliant leur livre, en le courbant, en le déformant, de manière à en faire des lettres qui peu à peu tracent sur le mur la phrase la plus importante du livre :
« vivre, c’est passer d’un espace à un autre, en essayant le plus possible de ne pas se cogner ».
Voilà donc assuré le premier glissement, celui qui nous a fait passer de la page à l’espace du théâtre. Mais cet espace lui-même, ce mur qui semble constituer le seul décor de la pièce, qui enclot le vide de la représentation, est peu à peu mis en mouvement. Il tangue, de gauche à droite. Comme les pages des livres précédemment, il se tord, se plie, se courbe, avance, recule, disparaît. C’est d’ailleurs le bruit de cette structure mise en mouvement que captent les micros et qui constitue la bande-son du spectacle. Dans une longue séquence hypnotique, cet étonnant dispositif scénographique va jusqu’à composer les lettres d’un alphabet que le lecteur-spectateur n’est pas toujours à même de reconnaître, mais qui lui font désormais signe. L’espace est devenu plus que de l’espace : il est une écriture. Dessine-t-il des S, des W, des P, toutes ces lettres chères à Perec qui organisent le déploiement de son autobiographie, W ou le souvenir d’enfance ? Il faudrait pouvoir voir plusieurs fois la pièce pour y répondre. Mais déjà, le regard est happé par les acteurs qui évoluent dans cette écriture faite espace, et qui essaient « le plus possible de ne pas se cogner » : en passant sous le mur, en y grimpant dessus, en s’y lançant. Et pourtant, ils ne cessent de se cogner à l’espace, puisque comme le dit Perec, « l’espace, c’est ce qui arrête le regard, ce sur quoi la vue bute : l’obstacle : des briques, un angle, un point de fuite : l’espace, c’est quand ça fait un angle, quand ça s’arrête, quand il faut tourner pour que ça reparte » (Espèces d’espaces). Dans cet espace, les corps se perdent, se retrouvent, s’étreignent, se croisent. Un acteur semble prendre entre ses bras l’empreinte des angles formés par le dispositif et en chercher la trace. Pantomime burlesque, jeux de croisement, d’interférences. Dans cette mise en mouvement de l’espace, dans la façon dont elle sépare ou réunit les uns et les autres, déjà commence à se dire ce qu’un espace peut avoir de dramatique quand il devient inhabitable. « Inhabitable », c’est d’ailleurs le nom d’une des dernières séquences de l’ouvrage de Perec : dans la liste des espaces inhabitables que déroule Perec, succède à « la mer dépotoir », aux « bidonvilles » et « cours d’école », la mention d’une conversation entre Rudolf Hosss et le Sturmbannführer Bishoff à propos d’une « collecte de plantes destinées à garnir les fours crématoires I et II du camp de concentration d’une bande de verdure ». Où l’on retrouve la pagina, la page, le cadre. Mais la page d’une Histoire qui a privé le jeune Perec de sa mère, juive, déportée à Auschwitz, et la laisse sans tombe, sans lieu, sans espace. Cette mère qu’évoque peut-être cette chanteuse qui pendant le spectacle nous fait entendre des extraits des Winterreise de Schubert : le lieder 6, le24, qui raconte le dernier jour d’un joueur de vielle, mais aussi le lieder 20 dont le texte dit :
Pourquoi évité-je les routes
Que prennent les autres voyageurs ?
Est-ce un sentier secret que je cherche
Sur ces escarpements enneigés ?
Je n’ai pourtant commis aucun méfait
Pour fuir ainsi les hommes.
Quel espoir insensé
M’entraîne dans ces lieux déserts ?
Et puis au centre du spectacle, juste au centre, une scène burlesque, une pantomime jouée par Olivier Martin-Salvan, à la silhouette perecquienne en diable : une mère, un enfant, un repas interrompu, une fuite à la gare, un chat qu’on abandonne, des chants allemands. Une scène comme une parodie, comme un pastiche, mais suffisamment transparente pour laisser transparaitre, en filigrane, la scène cryptique qui l’a inspirée : celle que Perec justement a oubliée, et qu’il n’aura de cesse de faire remonter à la surface, à la faveur de la psychanalyse et de l’écriture : cette scène pendant laquelle sa mère, jeune veuve de guerre, confie son fils de cinq ans à un train de la Croix-Rouge pour l’évacuer en zone libre, lui sauvant ainsi la vie. Scène dont Perec livrera trois versions dans W ou le souvenir d’enfance. Scène d’adieu sans adieux avant le départ de la mère. Direction Auschwitz, et le blanc. A tout jamais. Le blanc de la disparition. Le blanc du vide. De ce vide qui occupa Perec tout sa vie. De ce vide qui fait naitre l’espace.
Après cette scène, le dispositif se met à nouveau en mouvement, mais cette fois-ci pour laisser voir son envers. Comme si, après ce passage par l’origine, le blanc du souvenir et du vide pouvait enfin s’offrir au regard. Et ce blanc nous ramène au livre : l’envers du dispositif est couvert de livres, que les acteurs lisent, dans toutes les positions possibles, (comme en écho à Perec enfant, qui dévorait les livres et écrira ensuite, dans Penser/Classer, un texte formidable sur les multiples positions pour livre). Mais ces livres ne contiennent que des pages blanches.
Et dans le dernier tableau, la page blanche s’élargit jusqu’à devenir un écran blanc sur lequel les corps des acteurs laissent des traces. Sillage après sillage, versus après versus, les comédiens passent et grâce à une petite lampe y déposent leur empreinte phosphorescente. La trace, la ligne, la page, voilà l’écriture qui réapparait. Comme une révélation photographique, qui rappelle que tout corps plongé dans un espace et soumis à une lumière laisse une trace invisible que seule l’opération de développement pourra faire apparaitre. Corps après corps, sillon après sillon, dans les lignes tracées au début s’inscrivent peu à peu des silhouettes, évoquant les trains de déportés, comme si en filigrane apparaissait sous la trame blanche de la page le souvenir de ceux que Perec n’a jamais connus, dont il a perdu le souvenir : un père, une mère, une vie avec eux, dont il parle si justement dans W :
« J’écris : j’écris parce que nous avons vécu ensemble, parce que j’ai été un parmi eux, ombre au milieu de leurs ombres, corps près de leurs corps ; j’écris parce qu’ils ont laissé en moi leur marque indélébile et que la trace en est l’écriture ; l’écriture est le souvenir de leur mort et l’affirmation de ma vie ».
Eux, ou E, c’est justement cette lettre qui vient clore le spectacle dans un dernier tableau. Retour à l’espace en deux dimensions de la page que parcourt une étrange machine à écrire phosphorescente et qui trace des lettres : des E d’abord, puis d’autres lettres, jusqu’à dessiner des mots que les amateurs de mots croisés comme Perec devinent peu à peu : ECRIRE – CRI- ERRER- REECRIT. Cette danse de la machine à écrire, sur la partition chantée par Claire Lefilliâtre, du Kaddish de Ravel, vient clore le spectacle, et rappeler que Bory voit, dans toute l’œuvre de Perec, un long Kaddish, cette prière aux morts que chantent les juifs pour accompagner les leurs. Ne reste plus alors, dans ce retour au livre, qu’à se souvenir de la magnifique définition livrée par Perec à la fin d’Espaces Espèces, dont le metteur en scène n’avait livré au début du spectacle que les derniers mots
« Écrire : essayer méticuleusement de retenir quelque chose, de faire survivre quelque chose : arracher quelques bribes au vide qui se creuse, laisser quelque part un sillon, une trace, une marque ou quelques signes. »