Place des héros…Tableau d’une extinction
Il y a ce monde qui n’est pas le monde. Et nous en sommes les héritiers, mais aussi ceux qui le façonnent, avec la mémoire, avec l’oubli, avec la volonté… Les héritiers de Lupa répondent au mort, répondent du mort. Et les 4 h 15 de Place des héros de Thomas Bernhard, données en lituanien surtitré, ponctuées de charges musicales, harmonieuses et déconstruites de Bogumit Misala sont cruelles parce qu’elles rappellent la condition de l’héritage… une conscience.
Du The Times is out of joint… à No Future .
« Et comment que c’est vrai » écrit Thomas Bernhard dans Heldenplatz, publié en 1988 (il meurt quelques mois plus tard). Et de tous les énoncés qui s’entendent comme un énième réquisitoire contre l’Autriche « catholique et nazi », une énième condamnation d’un peuple de vassaux invertébrés qui sont le modèle européen de la collaboration muette fascinée par cette mère qu’est Germania, un énième pamphlet contre la Républik Osterreich qui est à l’engagement ce que la Suisse est à l’accueil des réfugiés, une énième charge contre ce monde qui n’est pas le monde… il y a cet énoncé, dit par Madame Zittel, gouvernante de son état, dame de compagnie à ses heures – élevée au rang de confidente, de singe-savant et de disciple du professeur Josef Schuster – porteuse de petite croix, à vue, sur sa gorge.
« Et comment que c’est vrai » dit-elle, ou un énoncé presque agrammatical, infirme en quelque sorte, qui rapporte le vrai sous sa forme mutilée et populaire. De ces vérités qui ont le goût du bon sens élevé au rang de vérité dans le monde domestique lequel ne s’embarrasse pas de philosophie.
« Et comment que c’est vrai », énoncé qui marque l’étonnement de celui qui ne comprend pas que l’on puisse douter et qui s’inquiète que cette vérité évidente ne soumette pas l’entourage. Phrase finalement superficielle, presque anecdotique au regard des multiples énoncés qui forment la pièce Place des héros. Phrase simple, presque trop simple eu égard aux différents moments où Bernhard fait mouche avec des formes réflexives plus enlevées et relevées… Phrase anonyme et accessoire, en définitive, qui ne fait pas le poids des idées devant le philosophe Robert (bien portant), frère de Josef le mathématicien-philosophe-suicidé qui lui disserte sur la finalité et le but de la vie. Le philosophe caustique, critique, cynique, pathétique aussi… dont le discours est maintes fois plus mâtiné de vernis que la petite phrase de Madame Zittel. Entre ces deux mondes qui cohabitent, ce monde d’en haut et celui d’en bas, celui des maîtres et des gens de peu, celui des héritiers/rentiers et celui des « gens de maison »/des petits personnels de service… entre le philosophe et la domestique, le discours argumenté et ciselé de l’un et la pensée brute de l’autre… c’est moins la question de la lutte des classes, qu’une différence entre ceux qui fréquentèrent les meilleures classes et n’ont rien appris et les autres, les déclassés qui, pour autant, qu’ils copient les premiers, ont aussi leur mot à dire, leur mot à eux… Entre les deux, entre le discours développé de l’un et la pensée en voie de développement de l’autre, il y aura ainsi le commun de la Place des héros qui, en 1938, les unira autour de l’Anschluss qui ne fera plus entendre qu’une seule voix.
« Et comment que c’est vrai », dit tout juste deux fois dès le premier épisode d’une pièce qui en compte trois, marque ainsi de son sceau Place des héros qui s’écoute comme une longue suite de pensées arbitrales, de remarques légiférantes et de considérations subjectives sur l’état dévasté et désœuvré du monde : celui de l’art (vivier de narcisses stériles), celui de la politique (réserve de pourris illettrés), celui des journaux (fosse de gratte-papiers imbéciles), celui du religieux (stock d’idées viles), celui de l’État (espace vide)…, et à une échelle moindre, mais finalement déterminante pour les appareils structurants nommés ci-dessus, celui de l’humain dont Bernhard, lors de sentences accablantes, souligne le peu de goût pour le travail de l’esprit. L’humain dont on comprend – à écouter Bernhard – que le droit de penser qu’il revendique individuellement n’est finalement que l’antichambre funèbre de la pensée abandonnée. Pensée parquée, toujours prise au piège de la délégation, qui loin de délivrer, se trouve livrer l’humain à ses terres maudites que sont les territoires du cynisme, de l’abandon, du repliement… Là, en définitive, où le droit de penser finit par ne plus figurer, par facilité, par lâcheté, par trahison, par indifférence… qu’une forme de droit, pour n’être plus incarné que dans le Droit.
Et Bernhard de faire le procès de ce glissement ou de cette déchirure-séparation entre « Droit » et « Penser » où si le second des deux termes induit un mouvement continu, une incertitude et une instabilité, une aventure et, in fine, une peur… le premier, en revanche, n’est que borne, limite, frontière, arrêt… rassurant. Manière chez Bernhard de faire la critique du délibératif, du législatif, du notarié, du légal, du légitime… qui sont les mortiers de tous les conservatismes. Manière d’organiser, de planifier ou d’aplanir et de lisser… les différences en appliquant une égalité juridique fondée sur la reconnaissance de toute chose… au point de faire de l’art de repasser (« l’art du repassage est l’un des arts le plus haut », paroles de Josef le suicidé reprises par Madame Zittel) l’égal d’un poème de Goethe, de Descartes, de Kleist, l’égal de Faust, de Mademoiselle Julie, de La Mort de Danton (exemples pris au texte)… Ou quand l’indistinct devient la règle, « l’indistinct » qui est l’autre mot de « l’uniforme »…
Écrivant Place des Héros, Bernhard n’a pas écrit sur l’Autriche, il a écrit sur le nid, le poumon, le ventre fécond où gîte la bête ; la matrice ovulaire couveuse et pondeuse qu’est l’Autriche qui n’est que l’un des organes reproducteurs d’un corps plus complexe en attente d’être fécondé.
Alors qui ?
Au compte des géniteurs Bernhard répond : Dieu, l’américanisme, le socialisme ou le National Socialisme, le désengagement, l’entre-soi… Zittel, Schuster le suicidé, Robert le philosophe, Liebig, la veuve, Olga, Anna, Lukas,… Peut-être la jeune Herta à la crinière de Rosa la rouge… les uns et les autres, les familles unies et leurs contraires, les familles opposées aussi… et de distinguer dans ce monde le peuple uni contre le peuple élu… puisque, et Bernhard n’a de cesse de le rappeler, c’est là qu’est le bouc-émissaire ad vitam aeternam.
« Times is out of joint » faisait dire Shakespeare à Hamlet… et l’élisabéthain de croire qu’il y aurait un horizon, un monde à redresser… Et Bernhard de lui répondre, l’histoire de l’infamie vécue, d’Oxford, de Cambridge, Neuhaus et d’ailleurs (basta toutes les Utopia), en plantant en front de scène un magnifique bouquet de fleurs, façon Sex Pistol « nous sommes les fleurs de la benne à ordure »… oh, Will, there is No Future.
« Et comment que c’est vrai… », deux fois dit, à peine entendu peut-être. Ou un énoncé qui ne fait pas mentir Foucault sur la rareté de l’énoncé, la rareté qui est sa condition de vérité.
La maison des petits cochons…
Qu’est-ce qu’un décor de théâtre ? Pourquoi un ornement ? Comment choisir la forme et la matière d’une pensée immatérielle ? Comment épaissir une idée, et lui trouver une visibilité dans un objet ?… Et qu’est-ce qu’une scénographie ? Comprenons un parcours sur le plateau, hors du plateau, un mouvement, un état ?
Dans quel relief tombe l’œil et comment mettre en mouvement le regard ?
Ce qui ressemble à un appartement bourgeois au plafond démesurément haut, ce qui se donne comme un appartement aux fenêtres incroyablement grandes, ce qui fait croire à un intérieur étonnamment évidé… finit par imposer qu’il y a là un autre espace. Qu’il n’y a, à l’endroit qu’offre Kristian Lupa, non plus un appartement, mais plutôt un bien immobilier. Expression juste que celle de « bien immobilier » qui dit explicitement autre chose. Expression qui induit le commerce, la vente, le départ ou l’arrivée, une histoire passée (mémoire, souvenir, vie), et peut-être un avenir encore incertain, où ceux qui ont vécu là, propriétaires ou locataires, sont désormais ailleurs.
Ce qui ressemble à un bien immobilier quand s’impriment sur les murs quelques arbres épars, quand s’imprime par effet vidéo la silhouette floue d’un château, quand, entre les quatre murs, se trouve un banc public, est plus qu’un bien immobilier. C’est peut-être un jardin public ou peut-être le parc d’une maison de maître . Expression qui désigne plus qu’une architecture et induit une généalogie, avec pignon sur rue, car la maison de maître connote toujours ceux qui regardent d’en haut, puisqu’ils sont de la « haute ». Et Kristian Lupa, à ce nouvel endroit, donne à voir le monde d’en haut, celui des hauteurs et des hautains.
Au troisième épisode, ce qui ressemble à une maison de maître et son parc quand monte un brouillard épais à l’extérieur des fenêtres qui donnent sur la Place des héros, n’est qu’une maison de paille sur laquelle le loup va souffler. Et Lupa donne à voir une porcherie bien pensante (table dressée et soupe servie), délicate et attablée à s’engraisser, gérant les dessous de table et autres transactions financières, petits spéculateurs et percepteurs de loyers… C’est la maison des petites cochonneries, propres sur eux, sales au-dedans, sous l’œil des domestiques en retrait, à leur service…
Ce qui est une porcherie, à l’image finale, est rattrapée par la nuit et la vocifération qui couvre la digestion des porcs qui habitaient la maison de maître… Le loup fera désormais la loi dans « la bergerie ». Nacht und Nebel… embrasse les campeurs du « camp de Neuhaus »… qui gardaient la fenêtre fermée afin de se protéger du bruit furieux qui grandissait et a balayé tous les clapots environnants… Plus de gazouillis, plus de petites musiques, même plus un corbeau de Villon à écouter. Ça hurle à faire voler la vitre de la fenêtre, ce verre de protection… qui abritait le ver…
Des cartons de déménagement estampillés Oxford, des chaussures cirées qui font des domestiques des cireurs de pompes, de l’évocation de Glenn Gould sans jamais l’entendre, des quelques meubles sous plastiques, des chemises blanches du mort repassées de manière pavlovienne, du spectre du professeur projeté sur le mur qui fait de l’ombre à Zittel mise au fer (à repasser), des arbres maigres qui feraient pleurer Hölderlin, des cannes qui soutiennent ce monde de morts vivants, d’une caisse marquée par la croix gammée au terme d’une phrase « les masses, le peuple est comme toutes les femmes qui veulent être violées »… tout relève de la naphtaline. Ce conservateur chimique de tissu, ici social, bientôt bouffé par la racine que sont les hérédités.
C’est dans ce décor que les comédiens de Place des héros, habillés de noir tout au long des épisodes, se donnent le change, sans jamais un écart. Naturels non. Réalistes non. Hors d’eux-mêmes au service d’un phrasé blasé, intérieurs « jusqu’à cœur » comme on dit « à point », ils ne jouent pas, ils subliment quelque chose qui leur est par nature étranger. Ils respirent. C’est juste, ça, la respiration qui fait que ce qui est dit ne se révèle pas autrement que sous le naturel. Ils respirent oui, c’est juste ça qui donne à la voix son accent, sa hauteur, son rythme… sans l’artifice de la distance qui guette toujours le rapport de l’acteur au texte. Et dans cette respiration se forme le souffle spirituel, le Geist, et le pneuma derridien, qui s’introduit dans l’oreille de celui qui, à l’écoute, n’a besoin de faire aucun effort pour être hanté par le texte. Exercice d’Hantologie que celui de la phonologie.
L’autour et l’axial…
Et de regarder la boite qu’est le plateau – hanté par des dialogues qui tous témoignent de la présence/absence du mort – comme un creux dans une matière qu’elle voile et dans laquelle elle baigne. Le creux, tout d’abord, lieu de la parole articulée, espace du déplacement, territoire d’exposition et niche d’exécution… Topographiquement, le creux est une déformation dont on ne peut prévoir s’il s’accentuera, s’ouvrira, formera une béance ou pas. C’est un entre-deux, à l’image de ceux qui y ont élu domicile qui sont eux-mêmes, par leurs paroles portées à s’en sortir, par leur inaction à y être enterrée. Le creux… le creux de la vague, le creux des propos, l’en creux du discours qui travestit, comme encore le ce qui sonne creux parce que le geste n’est pas en accord avec la pensée. La scène chez Lupa a donc à voir avec le creux qui n’est pas sans rapport avec la croix (creuz en allemand…)… Mais le creux n’est rien sans l’arrière-fond qui lui donne corps.
C’est là que repose en définitive l’esthétique de Lupa. Esthétique du frottement, de l’achoppement qui repose sur les presque ouvertures que sont les fenêtres qui sont comme le passage annoncé et interdit, l’espace intermédiaire et l’intervalle obstrué. Lieu simultanément de la transparence et de l’épaisseur redoublée. Et les fenêtres laissent passer quelques bruits, quelques clapots sonores, quelques clartés, quelques bribes de sons de la rue… Les fenêtres sont la lucarne sur l’autour. L’autour du creux. Comprenons qu’il ne s’agit plus de relayer scénographiquement une dialectique qui reposerait sur le devant et le derrière, sur le montré et sur le caché… Mais bien plutôt de mettre en perspective que la surface est la partie émergée de la profondeur et qu’il y a un lien consubstantiel entre les deux. La mise en scène de Lupa fonctionne ainsi sur des montées, des remontées, des relents, des reflux… esthétiques magmatiques que transpirent les murs quand quelques impressions laissent entendre et voir que l’entour vient à la surface du creux. Esthétique du frottement entre non pas les mondes, mais les énergies complexes, et ici exclusivement négatives, du monde.
Énergies dévorantes qui incorporent l’autre « autour » qu’était la salle soudainement projetée à la fin de l’épisode 2. Disparition, en quelque sorte du quatrième mur qui fait du spectateur non plus un témoin, mais un complice… Terrifiant non ! Et néanmoins théâtre de l’espérance, ou espérance dans le théâtre qui jette son corps dans la bataille, encore, et encore, et encore… avant l’extinction. Quand s’achève Place des héros, c’est au roman de François Chatelet que je songe, précisément au titre de son roman, Les Années de démolition… et à la première page, à l’exergue qui, sous la forme d’une notice de dictionnaire, décline le mot « classe »… et de m’inquiéter de ce qui, de manière récurrente, fait « la classe des héros »…