Baby Babel
Avec Babel 7.16, Cherkaoui et Jalet occupent la Cour d’Honneur. Comprenons qu’ils la divertissent, à moins qu’ils ne prennent en otage une partie du public qui se demande, après avoir entendu chez Lupa que le théâtre peut être parfois digestif, s’ils ne vont pas quitter leur siège…
Proposer à un artiste la Cour d’Honneur… c’est l’inviter à se saisir, dans un seul mouvement, d’un lieu patrimonial, d’une histoire du théâtre et de la mise en scène, d’un volume (hauteur par largeur par longueur) à scénographier, accessoirement de 2000 spectateurs… et proposer une expérience dramaturgique, plastique, poétique… via des interprètes.
Et sans doute peut-on imaginer que pour celui (metteur en scène) qui s’y installe, c’est espérer « être à la hauteur ». Entendons par-là, « ne pas se rater », « ne pas faire un four, un bide… » ou, disons-le autrement, espérer que le geste, le mouvement, le son qui ont été proposés soient reconnus en leur singularité, en leur maîtrise, en leur pertinence. C’est à cet endroit, en définitive, dans la rencontre entre ce qu’il conviendra d’appeler une œuvre, et le regard du public, que naîtra ou pas une histoire qui, c’est selon, prolongera l’œuvre ou pas, à travers les paroles des uns et des autres. C’est à cet endroit qu’il y aura un effet mémoire. Le Babel de Cherkaoui, présenté dans la cour d’Honneur ne gagnera vraisemblablement pas cette région mémorielle.
Babel de Cherkaoui
Dans la mythologie, Babel fait le récit d’une entreprise humaine qui parlait d’une seule voix, la même langue, et qui curieuse des cieux où figuraient Dieu, décida de s’élever jusqu’à lui. Le peuple des hommes unis entreprit donc de construire une tour si haute qu’elle viendrait titiller les chevilles du divin lequel, en prenant ombrage, inventa les langues afin de ralentir la construction des hommes. Dieu arriva ainsi à ses fins et les hommes ne se comprenant plus, la construction resta inachevée.
La petite morale de cette histoire est souvent commentée pour inviter l’auditeur à penser la diversité, l’hétérogénéité… en rappelant que celles-ci a un socle commun. Manière et matière philosophiques qui nourrissent toute réflexion sur l’altérité : reconnaissance de l’autre ou altercation avec cet autre.
En fait, une autre lecture existe. Celle qui veut que les hommes asservis aient connu une première histoire (sous le joug du divin). Une histoire qui, pour autant qu’elle était la leur, les mettait néanmoins dans la position d’êtres déterminés.
Babel marquerait alors une histoire proprement humaine, où l’homme, rejeté par Dieu, découvrait à travers l’apprentissage des langues la politique. Nouvelle histoire de l’homme en quelque sorte… où le Verbe (celui qui commande à toute chose) était mis en balance, voire concurrencé, par le discours humain, l’ordre du discours (si ce n’est pas trop d’emprunter un titre à Foucault).
Bribes de Babel
Percussions asiatiques, chants et vocalises médiévaux et arabisants… le travail scénique sera tout d’abord un atelier sonore où le syncrétisme de Cherkaoui (visibles dans les développements dramatugiques sur le plateau) aura son foyer, également, dans la phoné. Peur du silence et de sa puissance ? Mise en place d’un « esperanto » que serait la musique pour rapprocher les peuples séparés par la barrière de la langue ? La mise en scène se veut volontairement et intentionnellement sonore, saturant la cour d’un océan de sons qui, à la manière d’un flux-reflux, fait entendre, à travers parfois des effets de cacophonies, l’harmonie qui guette systématiquement. Quant au mouvement de la vingtaine d’interprètes, en prise avec des modules tubulaires qu’ils déplacent sur scène, ils forment une communauté qui s’affronte ou, au contraire, qui se soutient. Ainsi, sur un mode manichéen, les voit-on s’entraider, se défier, faire corps-solidaire ou le contraire.
C’est que Cherkaoui a décidé, via ce travail, de dessiner une fresque (à prendre au pied de la lettre sur les nombreux passages où les corps relèvent véritablement du pictural) de l’humanité.
Et comme cela pouvait être prévisible, c’est une ode chorégraphique et plastique à l’humanité, au goût du commun, au goût de l’autre qui est mis en avant. Beaux sentiments et belles histoires… on croirait un happy end hollywoodien agrémenté de quelques touches, éventuellement burlesque aura-t-il pensé (épisode de l’évaluation du prix du Palais des Papes : 7,16 milliards d’euros. La vague flamande et la séquence de l’homme des cavernes. La femme robot tri et sélection des passagers pour le bus…).
Regarder Babel, c’est comme s’étonner que la cour puisse accueillir un travail vide, sans perspective politique, sinon deux trois bricolettes et références à l’actualité. C’est effectivement mesurer que le discours ici ne sert à rien. Que le narcissisme a tout balayé… Bref, et rappelons-le à tous, le spectateur n’attend rien des artistes. Rien, sinon que leur geste permette de croire que le mot qui les désigne ne relève pas de l’usurpation. Ce n’est pas que c’est inintéressant, c’est juste que ce Babel est superficiel, insipide, prévisible dans le propos, convenu dans la corporéité…