Le spectre du pire: Les Bienveillantes
Pour Juliette
Guy Cassiers condense les 1390 pages du roman de Jonathan Littell[[Jonathan Littell, Les Bienveillantes, Gallimard, 2006.]] en 03h30. Max Aue, patron allemand d’une dentellerie française, relate son ascension au sein de la SS pendant la Seconde Guerre mondiale : de l’ordre reçu d’éliminer 50 000 Juifs à Kiev en 1941 à sa fuite hors de Berlin assailli par les Russes en passant par la bataille de Stalingrad où il est blessé. Cassiers se concentre sur les volets ukrainiens et berlinois. Nous n’avons du volet russe que la projection du bulletin météorologique de Stalingrad (- 31 °C le 2 février 1943) et un récit de cauchemar lié à la blessure de guerre. Un entracte tient lieu d’ellipse.
Le metteur en scène flamand résume ainsi la teneur de son adaptation : « Au théâtre, à cause de l’acteur, l’empathie du spectateur envers Max Aue, le narrateur officier SS (un intellectuel, en plus !), peut advenir. C’est un risque que j’ai pris volontairement. […] [J]’ai gommé tous les aspects biographiques qui le rendent différent (l’inceste, le meurtre éventuel de ses parents) et pourraient gêner l’identification du public au personnage. Max Aue est comme vous et moi. C’est la situation – la guerre – qui le fait changer, le pousse aux extrémités. » (Entretien paru dans Télérama, 22 mars 2016)
Hans Kesting (Max Aue) ‒ le Richard III du Kings of War d’Ivo van Hove ‒ se tient à l’avant-scène. Les lumières sont encore allumées dans la salle. Le public s’est à peine installé. Kesting s’adresse directement à nous dans un prologue qui tourne autour de cette affirmation lapidaire : « je suis comme vous ». Et de scruter la salle pour voir si l’un des spectateurs souhaiterait sortir. Les lumières s’éteignent progressivement et laissent apparaître une file de lampes qui vont de la salle vers la scène ‒ comme si ces lampes indiquaient un chemin s’enfonçant dans une mine. Le plateau s’éclaire lentement. Avant-scène et arrière-scène sont séparées par un rail, celui qu’emprunteront les trains de la mort, mais qui dans le spectacle restera inutilisé, sa seule présence muette suffisant à les évoquer. Au fond du plateau, se dresse un imposant mur de casiers rouillés surplombant des acteurs assis contre. Nous sommes à Kiev. L’ordre vient d’être donné de supprimer 50 000 Juifs ukrainiens. On oscillera désormais sans cesse entre l’équivalent d’un présent de narration au théâtre, des scènes du passé vécues au présent dans leur rémanence traumatique, et le récit où le narrateur rend sensible l’écart entre le présent de son énonciation et le passé du déroulement des faits, jusqu’à l’impossibilité de raconter et la hantise des cauchemars.
Max Aue relate chaque détail atroce d’une logistique de l’annihilation qui se cherche, s’expérimente, se raffine, jusqu’à s’autonomiser progressivement des besoins économiques du Reich et supplanter l’objectif de victoire militaire lui-même. Tout commence donc par l’ordre d’éliminer 50 000 Juifs ukrainiens. Cet ordre est vivement discuté au sein des SS. Certains choisissent d’être mutés. Max Aue reste. Faut-il tuer chaque Juif d’une balle dans la nuque ? Combien de ravins l’ensevelissement des corps nécessite-t-il ? De quelles dimensions ? Comment faire tenir physiquement et mentalement les hommes chargés d’assassiner tous ces Juifs ? Comment détruire toute trace matérielle et psychique de l’acte ? De 50 000 Juifs ukrainiens on passe insidieusement à des millions de Juifs européens. Les camions ‒ chambres à gaz mobiles ‒ ne suffisent plus. L’agonie peut durer plus d’une dizaine de minutes et provoque des vomissements à nettoyer. Puis ce sont les fours crématoires : Max Aue raconte comment en suivant au sol une file de fourmis il est arrivé jusqu’au four crématoire d’un camp où littéralement il n’a rien vu, rien à voir que le devenir rien de tout, ce qui est rendu sensible sur scène par un rectangle noir dressé et entouré de taches aveugles.
Les nazis ont voulu effacer toute trace et même la trace de l’effacement de toute trace, abstraction et rationalité folles qui dénient au réel et aux corps singuliers quelque consistance que ce soit. Eichmann incarne cette rationalité bureaucratique de la Solution finale à laquelle ont participé sans y toucher des milliers d’Eichmann. Eichmann est le seul personnage historique présent sur le plateau. Mais il est incarné par la comédienne Katelijne Damen. Celle-ci jouait Orlando dans un spectacle précédent de Cassiers, tiré du roman éponyme de Virginia Woolf…[[Sur Orlando mais aussi Marathon Musil et MCBTH, voir le bel article de Christophe Bident et Chloé Larmet, « Guy Cassiers, les images entravées », Théâtre/Public n° 212, « États de la scène actuelle : 2012-2013 », avril-juin 2014, p. 42-48.]] Eichmann est ici un obsessionnel des statistiques, du classement de dossiers dans les casiers et de la propreté de ses mains. Les Juifs sont réduits pour lui à des chiffres. Il croit ainsi garder les mains propres là où Max Aue met en œuvre l’extermination. C’est justement l’espace entre la décision bureaucratique et son exécution concrète qui est l’abîme dans lequel s’engouffre Max Aue.
Il y aura en effet toujours des traces, y compris du côté des bourreaux. Les cauchemars de Max Aue en sont la manifestation flagrante, dans l’après coup de l’exécution des 50 000 Juifs ukrainiens, de la pendaison sous la neige d’une partisane de Kiev qu’on embrasse de force, d’une grave blessure à la tête reçue ou cherchée à Stalingrad et de tous ces casiers qui sont autant de tombeaux mal refermés.
La hantise des traces s’incarne aussi dans le personnage de Jacov (Diego De Ridder). Max Aue aime l’écouter jouer du violon, comme avant l’exécution des Juifs ukrainiens. Mais ce jeune Juif est par ailleurs contraint de réparer des voitures. Max Aue demande à Eichmann de lui apporter des partitions de Rameau et de Couperin pour enrichir le répertoire de Jacov. Quand Eichmann les lui fournit, il est trop tard. Max Aue apprend incidemment que Jacov a été exécuté après s’être écrasé la main en travaillant ‒ comble de l’ironie. Mais ce personnage revient hanter régulièrement sa boîte crânienne. Il réapparaît notamment vers la fin dans une projection vidéo à échelle humaine sur un des angles du mur de casiers.
Autre trace marquante, pendant que Max Aue dialogue avec un médecin sous une lampe, des acteurs disposent derrière eux d’innombrables paires de chaussures au sol et les relient à des cordelettes qui partent des cintres. Quand les cordelettes se tendent, l’ensemble donne lieu à un forme pyramidale qui, tout comme le mur de casiers ‒ on l’a remarqué dans la presse ‒, est proche d’une installation que Christian Boltanski avait réalisée au Grand Palais en février 2010. En plus monumental.
Cassiers va au cœur de la « zone grise » où le spectateur ne peut prendre de haut ce fonctionnaire de la Shoah qui fait carrière sur des monceaux de corps. Notre assurance morale vacille dans la fracture des identifications. Certains moments du spectacle ouvrent fugacement un abîme de questionnements. Max Aue est homosexuel. Ce trait est beaucoup plus appuyé dans le roman que dans le spectacle. Ses supérieurs insistent pour qu’il perpétue la race aryenne en se mariant. Il répond en s’appuyant également sur des points de la doctrine nazie mais qui prennent alors dans sa bouche une coloration ironique, fausse, hypocrite. En outre, son homosexualité fait de lui une victime potentielle. Il ne peut pas la dissimuler tout à fait. Elle occasionne une provocation en duel avec un autre officier et sa mutation forcée à Stalingrad.
Autre moment de vacillement : de retour à Berlin suite à une grave blessure, il s’emploie à préserver un grand nombre de Juifs en vue de l’effort économique accru que demande la position fragilisée du Reich pris en étau par les États-Unis et la Russie. Ceci à l’encontre de ses supérieurs qui restent focalisés sur l’annihilation de tout Juif, fidèles jusqu’au bout à leur idéologie mortifère. Mais est-ce seulement pour sauver ce qui reste du Reich que Max Aue agit ainsi à leur encontre ?
Dans l’avant-dernière scène du spectacle, il se dispute violemment avec une civile allemande qui croyait pouvoir faire sa vie avec lui, et lui crie haut et fort que personne n’est irresponsable ni innocent dans cette entreprise de meurtres à grande échelle.
Kesting est un bloc de présence ou un trou noir qui suscite ou capte les énergies troubles émanant du plateau. Il se liquéfie dans des visions cauchemardesques et des logorrhées de merde ou de vomi dont le flot imperturbable envahit parfois toute l’image scénique. Tout au long du spectacle, les lumières instaurent un clair-obscur permanent, une moirure d’où sourdent parfois une dominante gris foncé et des éclats de blancheur clinique. Un rideau de gaze descend avant chaque récit de cauchemar qui ponctue le spectacle et entrecoupe les séquences dialoguées. Ces récits sont l’ossature du spectral.
Le rideau descend des cintres comme Max Aue tombe de sommeil. Il devient la proie de visions difformes sur l’écran blanc de son inconscient. Ce sont tous les morts anonymes, sans tombeaux, qui reviennent hanter ses nuits. En surimpression de son visage, ils creusent de grouillantes vanités à la bougie atroce de leur consumation. Max Aue ne peut définitivement plus se regarder dans une glace. Aussi, il se tient face public, écran derrière lui : son visage immense en voie de décomposition menace de le submerger, en dépit de son corps si massif par ailleurs. Sa voix s’amplifie, elle se déverse dans la salle comme dans une immense chambre d’échos, sans répondants, condamnée à sa propre monstruosité.
Cassiers brise là aussitôt que l’effet visuel et sonore virerait vers le spectaculaire. Ainsi, il ne nous laisse jamais transis par l’effet, le moment éprouvant de terreur nocturne, mais sur une rupture de l’effet, un ressaisissement en somme. Le dispositif audio-visuel est le prolongement du jeu impeccable de Kesting. L’image scénique ne fige pas ce que suscite mentalement en nous et en lui le récit de ses cauchemars. Elle restitue le magma et le bruissement sous-jacents à la matérialité des mots et de leur diction en néerlandais. Ainsi, Cassiers réussit à faire l’impossible : que le représenté soit habité par l’irreprésentable. Transposé sur le plan des polémiques qu’ont pu susciter les diverses représentations de l’extermination juive, il concilie les positions de Claude Lanzmann (Shoah, 1985) et de Georges Didi-Huberman (Images malgré tout, Minuit, 2003).
Le théâtre de Cassiers est une pensée en acte et l’acte d’une pensée. Il y a chez lui une vigilance politique et une manière de penser son utilisation de la vidéo qui est sa touche esthétique par ailleurs. Quand la vidéo n’est plus une manière sensible de penser mais le cache-misère du spectaculaire, Cassiers coupe court et n’hésite pas à ménager de longs moments où l’acteur s’expose par la seule parole. On pense ici à la fin hallucinante du spectacle. Kesting revient à la place qu’il occupait pendant le prologue. Dans une quasi-obscurité, il relate comment il s’est retrouvé dans le zoo de Berlin lors de sa fuite, au milieu de chimpanzés, de lions, d’hippopotames et d’autruches déboussolés, éventrés ou agonisants. C’est tout un bestiaire convoqué au fil du spectacle qui converge en sa fin. Les SS purs et durs n’hésitaient pas à comparer les Juifs au bacille de Koch (tuberculose). Des fourmis avaient mené Max Aue vers un four crématoire.
« Sobriété » est le mot qui revient le plus souvent dans la presse pour qualifier le spectacle. Ce mot n’est pas un simple synonyme de dépouillement. Ce mot dit bien l’endurance d’un excès contenu qui peut toujours resurgir un jour.
Hormis les bottes noires, rien ne rappelle directement l’imagerie nazie dans les costumes et la scénographie. Les SS portent des treillis militaires intemporels. On ne voit aucun insigne ni drapeau. Eichmann est joué par une femme. Cassiers précise : « Je ne fais pas de reconstitution. […] Car Les Bienveillantes est bien une fiction, et c’est grâce à cette dimension que ce texte sera toujours d’actualité… » (Entretien paru dans Télérama, le 22 mars 2016) Ce spectacle s’inscrit dans une préoccupation au long cours qui remonte au Triptyque du pouvoir (2006-2008) ainsi qu’à ses adaptations de Proust et de Musil. Il est contemporain de Place des Héros de Krystian Lupa, des Damnés d’Ivo van Hove ou de 2666 de Julien Gosselin. Si ces spectacles partagent une même inquiétude, ils sont pourtant aussi divers que possible. Celui de Cassiers n’a été joué en France qu’à Montreuil, Valenciennes et Amiens. Il s’accompagne d’un site traduit en plusieurs langues ‒ testofcivilisation.eu ‒ qui retrace en quinze étapes l’imprégnation progressive de l’antisémitisme dans l’Allemagne nazie et leurs échos aujourd’hui dans le monde, notamment avec ce qu’il est convenu d’appeler « la crise des migrants ».
La simplification idéologique de la langue, comme l’avait observé quotidiennement le philologue juif allemand Victor Klemperer (LTI, la langue du IIIe Reich), a été déterminante. Dans un moment de divagation sur les mots, Max Aue remarque combien Tod évoque « la raideur d’un cadavre déjà froid », smiert’ est « lourd et gras », « la Mort » suscite « images presque chaudes et tendres » quand Thanatos est lui « terrible ». Et de glisser vers Endlösung (« Solution finale »), « beau mot » pour désigner « l’abîme ». Toute proportion gardée, n’a-t-on pas une simplification idéologique analogue de la langue, lorsque politiques et médias parlaient en France il y a peu de « la jungle de Calais » ? Le spectacle de Cassiers pèse ses mots et c’est dans cette pesée des mots et des images qu’il nous donne à penser notre situation actuelle, là où le danger croît.