Sujets déviants: Tentatives de fugue
Tentatives de fugue (Et la joie ?… Que faire ?), mise en scène de Malte Schwind, à La Déviation (L’Estaque, Marseille) les 22-25 février 2017 – Cie. En Devenir
De la fugue…
Tentatives de fugue fait entrer en collision « matériaux textuels », « matériaux musicaux » et ce qu’on pourrait nommer « matériaux picturaux » ‒ tableaux de foules révolutionnaires projetés par Morgane Leseur sur un grand mur en bois conçu par Camille Lemonnier. Les acteurs portent des costumes bouffons imaginés par Élise Py : ventres postiches, queues qui pendouillent entre les jambes, travestissements, couvre-chefs, fausses moustaches, perruques… Chaque séquence est prise dans un mouvement ininterrompu, tantôt ralenti tantôt accéléré, qui fait d’autant mieux percevoir la discontinuité intrinsèque des « matériaux » convoqués. Ici deux goinfres comparent leurs restaurants et plats préférés, là un savant fou décrit sa méthode pour obtenir un rat blanc et un rat noir, ailleurs une tante divague sur tous les membres restants ou fantômes de sa famille…
Deux pôles opposés, au sens électrique du terme, font circuler l’énergie au sein des sept acteurs sur le plateau : d’un côté, un pôle maniaque, burlesque, comique ; de l’autre, un pôle mélancolique, apathique, insondable. Pour le premier, Naïs Desiles est virtuose en Mme Verdurin hystérique quand ses habitués lui proposent d’écouter la sonate de Vinteuil. Pour le deuxième, Johana Giacardi énonce avec une sobriété bouleversante un texte de Hölderlin, entourée sur une chaise de ses comparses à quatre pattes comme des chiens :
« Ainsi, osez ! votre héritage, votre acquis, / Histoires, leçons de la bouche de vos pères, / Lois et coutumes, noms de Dieux anciens, / Oubliez-les hardiment pour lever les yeux, / Comme des nouveau-nés, sur la nature divine. »
C’est qu’un fil rouge est tendu d’un bout à l’autre du spectacle, fil sur lequel tangue cette association de funambules « En Devenir » : le désarroi politique. Il se résumerait par la perversion des trois idéaux révolutionnaires. Presque au début du spectacle, la Liberté guidant le peuple dévoile burlesquement ses seins postiches. Vers le milieu, le verbe « fraterniser » est l’objet de toutes les confusions. Puis c’est l’idée d’égalité qui devient glaçante dans la bouche de Saint-Just vers la fin du spectacle. La tentation est de s’adonner à la jouissance esthétique telle que Swann la décrit ad libitum dans le salon des Verdurin à propos de la fameuse sonate.
C’est alors que le groupe d’acteurs lance une corde et abat littéralement le quatrième mur de Berlin qui bouchait l’horizon du plateau. Voici une première proposition politique qui aurait pu être la fin complaisante du spectacle et aurait fait oublier à bon compte le désarroi jusque-là traversé. Mais on assiste encore à trois fins du politique, avec toute l’ambiguïté de cette expression : but et agonie.
Le groupe met une table au lieu du mur effondré. Mais la Cène pend vite des allures parodiques : Jésus s’accapare l’assiette et le verre laissés par un convive qui part inopinément. Tous boivent et mangent… de l’eau. Ils essaient d’y croire. Deuxième fin qui est aussi une faim inapaisable par quelque mystique communielle que ce soit.
L’acteur (Geoffrey Perrin) qui s’était levé de table revient sous les traits de Saint-Just : long manteau bleu marine et visage blême, il monte sur la table et harangue le public. L’idée d’égalité doit se concrétiser quitte à laisser des monceaux de cadavres guillotinés derrière elle en chemin tout comme les lois de la nature s’incarnent parfois sous forme d’inondations ou d’éruptions meurtrières. Discours intenable qui tend à naturaliser ce qui relève du politique et donc du non-naturel. Saint-Just distribue fusils et mitraillettes aux convives désemparés qui ne savent trop qu’en faire. Troisième fin ‒ qui fait froid dans le dos.
La quatrième est un poème de Pasolini magnifiquement énoncé par Anne-Sophie Derouet :
« Mais faisons fête, prenons les bouteilles / du bon vin de la Coopérative… / À de nouvelles victoires, à de nouvelles Bastilles ! »
Telles sont les dernières paroles entendues mais dites sur un ton neutre, à partir d’une position esseulée sur le plateau, tandis que des larmes coulent sur le visage de l’actrice. C’est le contraire de l’ivresse révolutionnaire que le contenu des vers cherche pourtant à susciter. Fin résolument ouverte donc : chacun peut se focaliser sur le propos ou au contraire sur la manière atone de le proférer ou sur le point d’entrecroisement d’un chiasme qui suscite une émotion d’autant plus poignante que contenue.
…à La Déviation
On aurait pu en rester là, sur ces cendres de propositions divergentes que des luttes en cours réveillent et auxquelles peut faire indirectement allusion le spectacle à certains moments (Tarnac, ZAD, émeutes…). C’est du moins ce que j’ai vu et reçu le vendredi 24 février au soir. La veille était sûrement autre chose et le lendemain aura été sûrement autre chose. Aucun sens ici à distinguer répétitions et spectacle achevé, recherches et résultat…
La véritable proposition en acte, qui ne se contente pas de faire le constat lucide d’un désarroi dans la conjoncture actuelle, se trouve en amont et en aval du spectacle. Et elle pousse également par son milieu en l’ouvrant au dehors où il s’inscrit. Naïs Desiles fait entendre un texte d’Artaud sur les rapports contrariés entre théâtre et révolution :
« Cette révolte intégrale viendra, André Breton, mais elle ne viendra pas dans un théâtre, car si sincère soit-on les planches avec le public devant font de l’homme le plus désintéressé un cabotin. / Mais elle viendra par quelque chose qui rappelle le théâtre : la vie dans ce qu’elle a de plus palpitant et enfiévré. »
Lorsque le groupe abat le mur, ce qui est découvert à notre regard n’est pas un espace fictif mais l’immense bâtiment où se joue le spectacle dont le lieu de représentation délimité par des pandrillons n’est qu’une petite partie.
La Déviation à L’Estaque fait rhizome avec le Théâtre du Soleil à Vincennes, La Fonderie au Mans ou Ramdam à Sainte-Foy-lès-Lyon. Faire d’une ancienne cimenterie un « lieu de vie et de recherche artistique » nécessite chez ces vingtenaires et trentenaires un courage politique au moins aussi radical que dans les précédentes décennies. On dort dans des caravanes rassemblées près d’un chapiteau de cirque que surplombent des falaises où se promènent au petit matin des chèvres très agiles. Ailleurs on répète, on travaille le bois, on édite, on enregistre de la musique, on stocke du matériel, on prend le petit déjeuner, on s’isole dans les bureaux. Des compagnies viennent en résidence en adoptant le principe du prix libre. Les soirs de représentation, le public est accueilli dans une « guinguette ». Le poêle près des canapés est alimenté en cas de Mistral. La Déviation est un foyer d’une rare hospitalité et au rayonnement qui définit autrement marge et centralité. Le totem de ce havre d’inquiétude, outre les chèvres alpines, est un duo de chats qui hante les plateaux et côtoie les « chiens romantiques » (Roberto Bolaño). L’écart entre déroute du désarroi et déviation active est ainsi infime mais décisif.