Le show Werther
Le metteur en scène Nicolas Stemann recrée en allemand et en français un spectacle en allemand datant de 1997. Seul en scène, l’acteur Philipp Hochmair joue la comédie de l’égo romantique, démonte le processus d’identification du lecteur au personnage, suit la formation du mythe et suggère l’absence d’horizon politique dont il serait le symptôme.
Les Souffrances du jeune Werther (1774) est le premier roman de Goethe, qui adopte à cette occasion le genre épistolaire. Livre emblématique de la génération romantique, il aurait suscité une vague de suicides dans toute l’Europe. Mais Philipp Hochmair ‒ acteur permanent au Burgtheater (Vienne) ‒ ne campe pas ce Werther romantique. Il est un Werther en représentation, qui joue la comédie à ses correspondants, à Charlotte notamment mais aussi et surtout à lui-même : c’est un histrion, un poseur attachant dont la dernière pose serait le suicide, seule balle réelle dans la roulette après épuisement du barillet quasi vide, personne d’autre ne le forçant à ce jeu que lui-même. Faute d’avoir le premier rôle auprès de Charlotte, Werther veut laisser de lui une image, secondaire mais indélébile, un cliché, voire un mythe ‒ Werther pistolet sur la tempe qui se fait sauter la cervelle par amour infiniment enduré, fui et déçu. Ainsi, la fin du spectacle montre la projection vidéo du visage d’Hochmair, avec arrêt sur image, dans la pénombre, sur un rideau blanc tiré à l’avant-scène comme un linceul ou un suaire, dans le silence assourdissant d’une absence de dénotation. Il fixe le public en même temps qu’il se fixe.
Hochmair incarne également le processus même de l’identification du lecteur au personnage, identification qui a donc pu conduire certains au suicide et dont Madame Bovary (1857) de Flaubert sera la clôture historique. Un théâtre du décalage comique s’en fait ici le contrepoison. Sortant de derrière le rideau blanc, Hochmair réapparaît en tant que lecteur détaché du personnage, puis s’écrase un micro sur la tête, ce qui produit à retardement la détonation attendue. Il joue devant et avec le public, mélangeant improvisations selon les lieux de représentation et maîtrise de son rôle. Il fait feu de tout bois avec une poignée d’accessoires scéniques. Ainsi, Hochmair-Werther nous raconte et se raconte littéralement des salades : il se prépare une salade dans les temps heureux, puis dans le temps du délire amoureux jette furieusement les feuilles sur les spectateurs.
Tout commence par ce qui prend l’allure d’une lecture publique. La scénographie est celle des festivals, fêtes et autres foires (inter)nationales du livre où l’on invite un romancier ou un comédien célèbre à lire des passages de l’œuvre choisie. Le roman de Goethe parut d’ailleurs à l’occasion de la foire du livre de Leipzig. Goethe est lui-même l’inventeur de l’expression « littérature mondiale » (Weltliteratur).[[Voir Jérôme David, Spectres de Goethe. Les métamorphoses de la « littérature mondiale », Les Prairies ordinaires, 2012.]] Les spectateurs se trouvent donc devant un plateau nu sur lequel est posée une estrade sur laquelle est posée une table sur laquelle est posée un vase, un micro et le livre. La couverture est projetée sur le mur du lointain via un petit appareil numérique sur trépied : Die Leiden des jungen Werther. Mais dès la lecture des premiers extraits, Hochmair ‒ chaussures de ville, treillis, tee-shirt en v portant l’inscription Berliner Ensemble et veste de costume, cheveux hirsutes ‒ détraque le cérémoniel attendu, met le bazar, revêt un chapeau de cow-boy, fume la seule clope de son paquet, enlève le bouquet, jette le vase, envoie balader le livre… Il devient peu à peu Werther mais sans aller jamais jusqu’à l’identification complète. Il ne quitte pas définitivement sa position de lecteur ni même d’acteur tout en adressant parfois des extraits au public comme si c’était Werther lui-même qui les proférait directement. Au théâtre une lettre ne reste jamais morte. À l’instar du fil qui s’étend de cour à jardin, où coulissera le rideau blanc vers la fin, il se tient en équilibre entre lecteur et personnage, tanguant d’un côté et de l’autre au lieu de se déplacer sereinement sur cette limite vertigineuse. Certes, un acteur qui joue un lecteur qui devient presque le personnage de l’œuvre qu’il lit n’est pas nouveau sur une scène contemporaine. Mais s’il y a bien une œuvre où cette quasi métamorphose est justifiée, c’est bien ce premier roman contagieux de Goethe.
Le biais comique ne maltraite pas la langue. C’est un point essentiel. Les surtitres deviennent un personnage à part entière qu’Hochmair apostrophe, provoque… Il se retourne régulièrement et lit en haut du mur comme sur une page immense. Lui-même profère souvent les extraits de lettre d’abord en allemand, puis en français, en plus des surtitres. Ou alors seulement en allemand, toujours avec les surtitres. Ou bien en allemand mais sans surtitres, voire avec la mention « traduction impossible ». Ou directement en français, avec un accent allemand qui n’est heureusement pas utilisé comme une source supplémentaire de comique mais plutôt de joie à entendre un comédien osciller ainsi sur le fil des langues comme il oscille sur le fil de la fiction romanesque. Certains spectateurs qui connaissent la langue allemande peuvent rire isolément au grand dam amusé des autres isolés dans la leur. On devient ainsi attentif à la matière sonore de l’allemand et même du français. L’affect passe par des intonations qui façonnent en direct le matériau linguistique de manière à transmettre le sens par le son plutôt que par la signification des mots.
Une rengaine cisaille le premier tiers du spectacle. Werther savait que Charlotte était fiancée et que son fiancé parti en voyage allait revenir tôt ou tard. Rien n’y a fait. C’était peut-être même un aiguillon supplémentaire à la cristallisation amoureuse. L’autre revient. Et Hochmair-Werther de (se) répéter : « Albert est là, donc il faut partir. » Il devient finalement davantage obsédé par Albert que par Charlotte. Il multiplie les fausses sorties hors du bâtiment théâtral, les saluts improvisés au public. Il y a quelque chose de Thomas Bernhard qui surgit tout d’un coup en plein Goethe : une haine obsédante et obsidionale d’un nom qu’on ressasse pour le rogner petit à petit comme ferait un acide.
Mais c’est finalement un comédien à l’énergie communicative plus qu’au désespoir mimétique qu’on retient. Il y a une énergie du désespoir. Son Werther est l’enfant du siècle Facebook. Le petit ego maniaco-dépressif en manque d’Amour ne peut être que risible tout en étant plus viral que jamais. Contraint de quitter un salon quand on lui fait observer que les roturiers n’y sont pas admis, Werther revient de plus bel vers Charlotte qu’il croyait avoir fui pour de bon. L’amour impossible, puis le suicide, sont un alibi. Werther, c’est l’expérience même d’une dissociation entre l’intime et le politique.