Rêve et folie… de Régy, une fois de plus
Rêve et Folie de G. Trakl, mis en scène par C. Régy, avec Y. Boudaud ; Nanterre-Amandiers, 15 septembre – 21 octobre 2016 (Festival d’Automne)
Ne pas avoir écrit… immédiatement. Retarder le geste et l’écriture qui s’apparentent toujours moins au délimitant qu’au définitif. Savoir que passer à l’acte s’inscrit simultanément dans la trahison et l’érotisation. Trahison de l’œuvre, trahison de la pensée de celui qui écrit. Erotisation du regard, du regard dans l’écriture : tentative d’intimité. Tentative vouée à l’échec. Avoir repoussé l’écriture… pour que ça pousse à l’intérieur, jusqu’à ce que ça vienne affleurer dans le dehors : les mots, la phrase, la musicalité peut-être. Mesurer encore une fois l’inanité du geste.
Rêve et Folie de Trakl, de Claude Régy, présent comme toujours devant Yann Boudaud, dans la petite salle de Nanterre… Parler de l’effet de Rêve et Folie, tenter…
Peut-être que l’écrit s’élèvera à cet endroit-là de la parole qui danse plus qu’elle ne porte. On ne sait pas… ce que l’écrit saisira de l’insaisissable. Et revendiquer, pour cette fois, de ne pas écrire jusqu’au bout… de refuser la critique achevée… Revenir à cette idée première que l’écriture est en travail, qu’elle travaillera encore longtemps alors que Claude Régy donne là sa dernière création… Dernière.
Hésidé…
Au devant de l’écriture, il y a toujours un seuil que l’écrivant éprouve juste à frotter sa pensée à un inconnu. C’est là la constante de l’écriture, cette sinuosité imprévisible où l’idée n’est rien tout le temps que le geste ne la forme pas dans le tracé. C’est à l’écriture que se heurte toujours celui qui parle aux limbes, aux cieux, à l’horizon où il n’y a jamais rien et qui le renvoie à un tête-à-tête sans fin avec ce qu’il quête sans voir ce qui vient au plus loin. L’écriture va ainsi de mots pensés en sons aboyés ou murmurés… Somme des inquiétudes et des enthousiasmes, des questionnements, et des sans réponses, l’écriture ressemble au travail de l’arpenteur qui marche sans savoir ce que sera sa mesure. Et rien de la grammaire maitrisée ou du lexique antérieur à l’écriture ne peut servir celle-ci. Elle a son propre rythme insoupçonné, sa syntaxe provisoire, son lexique crayonné. L’écriture n’a d’autres fidélités que celle qu’elle entretient avec un besoin de nommer qui se retire à mesure… Ecrire n’a pas plus à voir avec l’inspiration : cette respiration exogène que l’on prête aux muses-oxygène. Ecrire n’a rien à voir avec l’inquiétante communication. Ça ne parle pas à ceux qui attendent. Pas plus à ceux qui mendient ou espèrent. Il n’y a aucun destin, ni issue… au mieux un qui serait un destin-à-terre.
Ecrire n’est jamais qu’un soubresaut de celui qui sait qu’il peut y laisser sa peau, quand écrire-vraiment tient celui qui s’y risque dans l’ombre de tous les tourments. Vouloir écrire n’est rien et nous tient en lisière de la sauvagerie de l’instant de la rencontre entre l’alphabet et la pensée. Vouloir écrire n’est pas suffisant pour écrire quelque chose. Vouloir n’est pas le verbe qui convient. Celui qui écrit le sait bien qui ne veut rien que trouver une issue à un geste suspendu. Ecrire de son vivant, dans la proximité de la mort en embuscade, est le seul territoire de l’écriture. L’écriture est ainsi un territoire étranger aux règnes des conquêtes. C’est un territoire de défaites. Nul ne peut contraindre l’écriture qui, brusquée, s’arrête. Ecrire revient à entrer humblement au creux d’une auberge où parlent les langues étranges. C’est là que l’écriture se forge, dans l’entre-langue, ce territoire intermédiaire.
C’est là que vit l’incomplétude qu’accompagne l’obsolescence… Là que l’écriture berce celui qui écoute les langues des attablés, qui trinquent, donnant au contenant du vin le son du glas… C’est là que les rejoignent les poètes quand ils suspendent leur ouvrage qui les ternit à l’éternel des visages sans fard ni autre vie que le tourment. Trakl, ce nom qui craque en le disant, livre sa déchirure poétique. Lui a fini de regarder l’alentour, le regard crevé, l’œil sur le flanc… son écriture donne en miroitement le vide qui a gagné sur la lumière. Chaque pensée est ici une histoire des larmes absentées qu’absorbe le papier. Trakl, nom qui dit le froissement, le pli et l’épaisseur de ce que le regard ne contient plus : espoir, joie, finitude, naïveté… c’est le vide qui emplit définitivement le repu de l’alentour en putréfaction, en danse funèbre. Ici, dans Rêve et folie, la vie est antérieure à l’écriture et ce qui se condense n’est autre que la dure mélancolie. Figure d’Acedia que celle de Trakl, celui qui porte un nom brisé. Poète de l’au-delà de l’attente, de l’au-delà des horizons clairs, de l’au-delà des lisières et des clartés… Trakl connaît le tourment des mots, le silence qui précède leur apparition, et la solitude sonore de la parole et de la langue qui ne s’échangent avec personne. Trakl parle de mendiants, des lépreux, des anges, des visages de pierre, des neiges, des cendres, des sentiers rocheux, de prière muette, d’oiseau noir… Tout est là, dans le désordre du poème qui est fait de glissements, d’aléatoires, d’ombres, de trous gâchés à coup de mots-sons… Trakl écrit, a écrit, tel un encyclopédiste mutilé sur l’histoire du désastre des-astré. Privée d’astres en quelque sorte ou plus simplement d’une géométrie qui renverrait l’espace poétique à un ordre sonore. Trakl est muet, en définitive. Le silence ou l’écriture sont… l’exclusif entretien, le chant couché de la « noire pourriture » abandonnée à la lecture.
Vint la lueur
C’est avant que ça ne commence et pourtant c’est le début. C’est le commencement. Et il a fallu attendre que le noir ne soit pas atteint par une déchirure sonore : un mot de trop, un bruit en plus. Il fallait attendre ça qui installe le vertige que vit l’œil qui se frotte au noir intense et profond dans le silence. Il fallait attendre que chacun prenne conscience qu’il n’avait rien à dire et que seule sa présence muette était de circonstance. Il fallait à mesure que le noir ne vienne, que chacun sache qu’il était solidaire de ce noir à venir. L’oubli de soi, de son mouvement, de sa voix, voilà ce qui était demandé afin que le noir vienne comme la somme et le résultat du silence de chacun. Alors, longtemps après être entré dans la salle, le silence obtenu, c’est le noir qui est venu. Un noir immense, profond. Un noir massif, étranger à la moindre lumière. Un désert noir au point, ressenti peut-être, que le noir lui-même s’était retiré pour laisser la place à une cécité. De celle que l’on vit, quand rien n’atteint plus la rétine, pas même ce noir. Là où la distance n’est plus qu’imaginaire, le volume rêvé, l’espace inventé…là où l’esprit amputé de ses limites s’éveille à une autre sensibilité. Là où tout est intérieur…
Et puis dans ce noir qui persistait est venue, lentement, presque terriblement, une lueur à peine perceptible qui se donna d’abord, au commencement, comme une fragile déchirure à peine visible. Une fragile lueur, dis-je, qui lentement pris la forme d’une lumière plus affirmée. Une lueur si faible qu’elle se donnait presque de manière indistincte avant qu’elle ne devienne lentement un filament incandescent. Une sorte de trainée lumineuse, frêle, mais éclatante. Soit une manière de déchirer le noir ou de le raturer jusqu’à ce que la rature se précise et que naisse d’elle Yann Boudaud. De cet anévrisme lumineux, c’est Yann Boudaud qui apparait comme poussé vers le front de scène, se séparant, à mesure qu’il paraît, de cette membrane evanescente.
Puis viendront les premiers mots comme tenus en suspension par les membres d’un corps soumis à d’autres lois que la gravitation. Corps chancelant, presque dansant, tenu à la renverse et dépris d’un équilibre certain…Yann Boudaud porteur d’une voix et danseur d’un mouvement aérien et suspensif se tient en front de scène. Le corps happé vers l’arrière par quelques forces inconnues, la langue qu’il parle semble faire contrepoids à la chute qui le menace. Elle lui offre un sursis, semble un point d’appui…une jetée.
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