Dimensions cosmiques et pourtant
Standing in time, dans le cadre du 71e festival d’Avignon au Cour du Lycée Saint-Joseph, est une sorte de cérémonie symboliste, un ralenti, une sorte d’apnée de 1h30 conçu par Lemi Ponifasio. Neuf femmes y traversent quelque chose qui s’apparente à un sacrifice, une violence, une injustice, une réconciliation… pour « rétablir » « la dignité et l’harmonie humaine ».
Elles bougent lentement, les genoux légèrement pliés, le regard au lointain ou à l’intérieur, habillées en noir. Elles dressent des lignes lentes. Elles chantent. D’abord sept jeunes femmes sur une côté, à l’opposé une femme plus âgée. Elles chantent et se répondent pour évoquer quelque chose. Une jeune femme en gris et avec une sorte de bâton apparaît du fond noir. Au début, on peut douter de la réalité de ce corps. N’est-ce pas qu’un fantôme ? Nous reconnaissons Justicia (à moins que ce ne serait Hine-Nui-Te-Po), avec dans les yeux une colère face à l’injustice du monde. Pour la première fois, le regard se pose directement sur les spectateurs. Des gestes aussi. Une sorte de cri chanté qui annonce un malheur. Une annonciation avec le regard comme si nous en étions responsable, ou du moins, coupable par notre passivité, par notre conscience de la chose à venir et notre passivité malgré tout. Des gestes rapides, secs, une incessante oscillation de la main gauche que nous reconnaissons chez d’autres plus tard, comme les vibrations des ailes d’un insecte nocturne. Une puissance rare émane de ces neuf femmes aux longues chevelures noires, à défaut de ne pas penser au film The Ring.
Les hasards, peut-être, font sortir une du lot, comme la sacrifiée du printemps. Mais la cause, dirait-on, est presque triviale. C’est la seule qui n’a pas laissé tombé la pierre. Serait-ce parce qu’elle seule n’avait pas de chaussures à ses pieds ? Probablement pas. Quelques raisons « cosmiques » auront l’ordonné, à part si on ne serait porté à penser que le malheur est purement accidentel et que c’est justement dans le fortuit de la chose que réside tout l’injustice.
Une sorte de sarcophage noir arrive, ou un autel, qui devient rapidement un podium pour exposer le corps nu de cette femme qui fait penser à une statue grecque. Le sang lui coule dessus.
Auparavant des frontières se sont dessinées. Un tas de gravats comme le reste d’un météorite chuté – ou plus tard ruines, décombres – sont mis en ligne qui sépare le plateau en deux. Comme s’il fallait structurer quelque chose avec les gravats de la destruction, d’un bombardement. Comme s’il fallait que ce soit une frontière pour instaurer une dualité dans cet espace qui, dès lors, permet un rapport avec un au-delà, un espace sacré. Traverser cette ligne ne semble pas évident et, sans incantation, impossible. L’usage commun, s’il a existé un jour, en a été destitué.
Dans leur rapport sacré à la chose, les femmes font preuve d’une réelle virtuosité dans le rituel. Des sortes de balles blanches accrochées sur une corde sont balancées de droite à gauche, derrière le dos et devant, en créant un rythme d’une synchronicité parfaite et hallucinante. Ces balles blanches bougent devant elles, alors qu’elles restent immobiles et l’expressivité de leurs visages, s’il y en a une, est celle d’une douleur ancestrale.
Avant que le sang coule, pendant que le corps est hissé sur le podium et que la robe noire tombe lentement, les bruits du monde augmente. Une foule dans la rue. Manifestation, révolte,… Et on a pour un instant l’impression que peut-être cette femme est morte pour une cause humaine. Mais les cris des foules disparaissent rapidement et laissent la place au bourdonnement du début. Là où la mort aurait presque compté pour la vie humaine sur terre, elle est arrachée du terrestre et amenée au « cosmique » et avec lui, toute révolte d’ici bas. La solidarité des femmes se résume à affronter cet espace opposé et offrir au corps ses derniers honneurs. Ce corps se rappelle encore une dernière fois de la violence subie en nous rappelant « l’origine du monde », mais c’est une sorte d’appel d’un fantôme, un post-scriptum qui a déjà dit adieu au monde.
Les autres femmes chantent alors en cercle une chanson, une sorte de consolation de l’injustice et de la violence. Des chansons qui ont la force des millénaires avec eux. Et pourtant…
Et pourtant, on ne peut pas s’empêcher de penser que, encore une fois, le « cosmique », le surnaturel, le mystique et autres spiritualités sont au service de la réaction en nous consolant de l’injustice du monde parce que relativisée dans l’immensité du temps. Et on peut alors comprendre que Standing in Time prend parfaitement place dans la programmation de cette 71e édition où ce qui éloigne l’être humain de sa capacité d’émancipation semble être célébré de manière de moins en moins dissimulée. La violence, la misère et l’injuste subie par ces femmes dont Lemi Ponifasio semble nous vouloir témoigner et qu’il revendique de changer dans le travail en leur « donnant un visage et une présence face à leur entourage, en leur attribuant un rôle de dirigeantes en matière de langue, de santé, de logement et de tous les autres aspects de leur vie quotidienne » tend à échapper, sur le plateau, à toute action humaine. Là, c’est dans un rapport mystique au cosmos que Lemi Ponifasio semble vouloir « rétablir » « la dignité et l’harmonie humaine ». Nous pouvons imaginer de quel « re » il parle. Nous pouvons imaginer de quelle « beauté et vérité » il parle. Nous pouvons essayer de croire que cette « harmonie » serait possible, voire souhaitable… Ou pas, en restant terrien.