La Fille de Mars, ou les désaccords de Matignon
Les choix dramaturgiques de Matignon sont audacieux, vraiment audacieux, insistons-y, mais gâchés malheureusement par une mise en scène naïvement figurative et une direction d’acteurs dépassée par la langue indomptable de Kleist.
Devant l’incurie d’une grande partie du public qui s’en va bruyamment par troupeaux en pleine représentation le jour même de la première, passons vite sur les défauts évidents du spectacle : animaux empaillés dont on ne fait rien, costumes qui hésitent entre le tee-shirt et le péplum, musique parasitaire pendant les récits de bataille, projections vidéo illustratives, diction déclamatoire, gestuelle redondante…
Mais il existe des spectacles partiellement ratés où il se passe au moins quelque chose de plus sensible que certaines productions du Festival aussi parfaites que vaines. J’aimerais revenir sur les partis pris courageux de Matignon. Ils contenaient en puissance une magnifique proposition.
Épouser radicalement le point de vue des Amazones en est un. Les Amazones sont ces femmes guerrières au sein brûlé, vouées au culte de Diane et qui chaque année prennent en chasse des hommes pour assurer le renouvellement de leur peuple. La distribution du spectacle – Johanna Bonnet, Sophie Mangin, Julie Palmier, Pauline Parigot, Thomas Rousselot et Sophie Vaude – est ainsi presque entièrement féminine, mêlant plusieurs générations d’actrices. Toutes les scènes de Penthésilée qui se situent dans le camp grec ont été supprimées. Mais le point de vue n’est pas simple ni unique, il est singulièrement clivé. Julie Palmier et Sophie Vaude se partagent le rôle de Penthésilée : d’un côté elle est une revenante qui hante les vestiges de son propre mythe, de l’autre elle est de nouveau la jeune guerrière (ou « guérillère » comme écrivait Monique Wittig [1]) qui va croiser Achille pendant la guerre de Troie pour tout oublier.
Du camp grec, Matignon ne retient que le héros légendaire tout en minorant sciemment son apparition tant attendue. Thomas Rousselot n’intervient qu’au moment crucial de la fable, lorsque Le Pélide gagne son premier duel avec la Reine. C’est qu’Achille est avant tout le fantasme de Penthésilée. Son incarnation – forcément décevante – n’a lieu qu’entre son façonnement par la parole et sa pure dévoration érotique.
Le dénouement est parfaitement rendu par Matignon. Le corps d’Achille – ensanglanté, dépecé, déchiqueté par les dents de l’Amazone dans un accès de rage – n’apparaît pas sur scène. Grâce au dédoublement du rôle, la Reine (Sophie Vaude) qui se retourne pour apercevoir le corps d’Achille, avant de prendre conscience de ce qu’elle a fait, se retourne sur elle-même (Julie Palmier – hébétée, échevelée, d’une maigreur cadavérique, entièrement nue et recouverte de sang). La fusion amoureuse avec Achille est ainsi littéralement consommée. La Reine guerrière a cannibalisé son amant au point qu’il n’est plus dissociable d’elle. Il ne lui reste qu’à sombrer dans une mélancolie irrémédiable.
Kleist entrechoque deux théâtres opposés : un théâtre de la cruauté guerrière et amoureuse avec un théâtre de l’euphémisme face au réel inacceptable. Les Amazones manigancent ainsi à deux reprises une scène pour éviter que leur Reine sorte abruptement de sa torpeur et se rende compte, au milieu de la pièce, que c’est elle qui a perdu son duel, qui est prisonnière, qui devra suivre Achille dans sa cité, puis, vers le dénouement, que c’est elle qui a comme une chienne déchiqueté Achille venu sans défenses se livrer amoureusement à elle. Le public est complice de ces scènes de déni organisées à l’insu de la Reine égarée. Ce sont des paroxysmes d’ironie tragique.
Parfois Matignon fait entendre sensiblement le texte de Kleist dans la traduction puissante de Julien Gracq (l’auteur du Rivage des Syrtes, d’Un Balcon en forêt…). Ainsi, au tout début du spectacle, parmi des décombres en clair-obscur, un corps se relève lentement, celui de Penthésilée (Sophie Vaude). Dans un silence lourd des luttes passées, elle relate d’une voix d’outre-tombe la fondation du royaume des Amazones. Cette ouverture – qui correspond à la scène XV de la pièce de Kleist – permet de s’acclimater doucement aux fulgurances mythiques du romantique allemand.
Kleist déploie une écriture de l’excès. Chaque réplique est une lame bien trempée, chaque tirade un morceau de lave en fusion. Voici par exemple les imprécations que la Reine lance à ses Amazones en pleins préparatifs de noces alors qu’Achille vient de lui échapper in extremis :
« Que tout votre printemps pourrisse ! Que l’étoile où je respire se dessèche comme chacune de ces roses sur sa tige ! Que la guirlande des mondes se brise sous mes doigts comme ces chaînes de fleurs ! […] Qu’il [Achille] vienne ! qu’il m’écrase la nuque de son talon de fer, je le veux. Pourquoi deux joues en fleur comme les miennes se sépareraient-elles plus longtemps de la boue qui les a formées ? Qu’il me traîne jusque dans son pays – qu’il m’attache par les cheveux à la queue de son cheval ! Ce corps tout plein de vie fraîche, ah ! qu’il le jette dans le fossé ! – que le reniflent les chiens et qu’y fouissent les becs ignobles ! Poussière – oui – que je sois poussière ! – plutôt qu’une femme qui n’a pas séduit. » [2]
La charge érotique de ce qui est ici proféré passe par un malaxage sonore de la langue et un orage de métaphores bestiales. Une telle écriture de la dépense verbale et de la dépense érotique appelle un répondant scénique exactement inverse, d’une sobriété rigoureuse, un arasement de toute tentation mimétique. Cette parole éructée ravage le réel et démolit les incarnations qui prétendraient en arrêter le cours sauvage. Matignon « [a] voulu aller à la rencontre d’une langue forte qui soit le déclencheur d’un spectacle » [3]. Sa mise en scène semble maladroitement l’en protéger.