La mise en question d’un « théâtre pour le jeune public » chez Tristesse
Il s’agit d’un travail d’équipe très sensible, créatif, bien articulé… Une belle proposition qui vient remplir ce « trou noir » appelée « théâtre pour le jeune public » (toujours à la frontière entre le thêatre pour les enfants et le théâtre pour les adultes)…
La pièce tourne autour de Girafe, une petite fille de 9 ans qui vient de perdre sa mère. En plus, du fait que son père est un artiste au chômage, leur situation financière devient plus compliquée. Accompagnée de son ours en peluche appelé Judy Garland, Girafe décide de parcourir les rues de Lisbonne à la recherche d’un moyen de prendre en charge l’abonnement de la télévision câblée. Logique ! Dans un monde de plus en plus « carré » où quotidiennement on est devant nos écrans de smartphones, d’ordinateurs, de télévisions, de publicités visuelles… les chaînes comme Discovery Channel peuvent parfois représenter pour un enfant le seul moyen de fuir du manque de quelque chose qui est vital…
Leur « petit voyage », les conduit à faire des rencontres d’adultes bizarres, à arpenter des rues qui bougent sans cesse, à connaître des situations d’aventure… Bref, ils font l’expérience de la vie urbaine qui leur est parfois hostile. Girafe et son compagnon d’aventures tracent ainsi la cartographie d’une grande ville qui ressemble à toutes les grandes villes du monde, et qui ont en commun la relation à l’argent qui est de plus en plus dominant. Ville où l’on trouve toujours des magasins, des agences bancaires, une place publique, des rues pour la circulation du capital, des lieux destinés aux affaires politiques, etc. Cela étant, cette cartographie met en scène également une histoire intime, puisqu’à travers l’expérience de la ville, il s’agit aussi de vivre le passage de l’enfance vers la jeunesse « ce petit adulte »… C’est « ce passage » tantôt subtil, lent et douloureux (lequel marque le changement de regard sur le monde chez l’enfant) qui est l’enjeu principal de Tristesse. Girafe n’est plus une petite enfant, mais elle n’est pas non plus une adolescente. Girafe est plutôt quelqu’un qui vit un moment où grandissent les contradictions intimes. Période où Girafe se rend compte que « grandir » n’est pas du tout un processus facile, car c’est un temps plein de paradoxes qui semblent parfois incompréhensibles du point de vue d’un enfant… Dès lors, alors que la protagoniste se montre naïve, enfermée dans son monde imaginaire qui lui est propre, elle est aussi très attentive, petit à petit, aux situations qui exigent d’être rusé quand les circonstances sont critiques. Girafe fait ainsi un apprentissage, parfois contre elle, vivant des contradictions, comme tous les enfants qui passent par « la violence » : la violence de grandir. Contradiction qui lui fait prendre connaissance de gros mots, er par exemple du mot « pédophile » (même si elle ignore sa signification exacte).
Ainsi, elle prend conscience que l’abonnement de la télévision câblée exige de l’argent. Mais aussi, apprentissage de chose intime lorsqu’elle réalise qu’elle ne reverra plus sa mère… Et toutes ces expériences se font aussi dans son imaginaire, en dialogue avec son ours en peluche (une sorte d’alter-ego pittoresque qui, lui, parle l’argot) et désigne le monde, le plus souvent, en recourant à des métaphores et en utilisant aussi l’absence de logique.
Alors de quoi parle-t-on précisément quand on parle de « théâtre destiné au jeune public » ? Quel est le langage qu’on peut employer pour parler avec eux ou s’adresser à eux ? Souvent, les propositions scéniques pour le jeune public sont très didactiques puisqu’on les prend pour des petits enfants. « On ne peut pas leur dire des gros mots », « il faut toujours avoir une histoire avec une leçon de morale », ou « si vous faite comme ça ils ne vont pas vous comprendre »… On a toujours tendance à mettre en doute leur capacité de raisonnement, comme s’ils n’étaient pas attentifs à la réalité, à la violence de notre quotidien. Et cela a un effet, évident, c’est que cela forme une frontière et un grand trou noir entre le thêatre pour les enfants et le théâtre pour les adultes.
Tristesse n’a rien à voir avec cette description. Tristesse est une belle proposition qui vient remplir ce trou, en touchant de la même manière le public adulte. Ses dispositifs de scène (notamment la scénographie, la dramaturgie, le jeu d’acteur) mettent en évidence le caractère épique de la pièce, et ne méprisent pas du tout l’intelligence des uns et des autres.
La combinaison entre la dramaturgie intelligente et sensible de Tiago Rodrigues, la mise en scène encore plus sensible, bien articulée, créative de Thomas Quillardet, ainsi que le travail impeccable de toute l’équipe (les comédiens Marc Berman, Jean-Toussaint Bernard, Maloue Fourdrinier et Christophe Garcia, l’assistente de mise en scène Claire Guièze, la scénographie de Lisa Navarro, la lumière de Sylvie Melis, les costumes de Frédéric Gigout) font de Tristesse et joie dans la vie des girafes un beau travail collectif où on voit se dessiner le parcours entre la tristesse de la solitude d’une petite fille, et la joie qu’il y a à se découvrir soi-même.