Une brèche
Don Giovanni. Letzte Party, de Antú Romero Nunes — Festival d’Avignon 2014
Antú Romero Nunes présente du 8 au 11 juillet à l’Opéra Grand Avignon, Don Giovanni. Letzte Party, une comédie bâtarde. Cette première en France saura transformer tout ce blabla de la volonté de faire bouger le spectateur, en actes. Une comédie bruyante de profanations et dans laquelle des tabous encore existants se font bousiller. Nunes réussit avec sa maîtrise étonnante des manipulations scéniques et émotionnels à mener le public à des actes qui le surprennent lui-même… et qui risquent de foutre le bordel le soir à la maison.
blaBlaBLaBLABLaBlabla… on vocalise. Et maintenant, toute la salle. Et on monte une demi-note. blaBlaBLaBLABLaBlabla. BleubleubleubleuBleu. Pas blu. BLEU. Blaiblaiblai….. ppppppffffffffffffffff… Toussez. Toussez. Aaaah ! (à droite) Ohhh ! (à gauche) Aaah ! Ohh ! Aah ! Oh ! Ah ! Oh ! AOAOAO…
Mirco Kreibich alias Leporello est entré au fond de la scène vide, a longé le mur et est venu face public, après que la projection Non Merci a reçu les applaudissements de la salle. Il traîne ses pieds, regarde par terre par ennui éternel de sa condition de vassalité. Il tente et réussie alors à divertir et à faire vocaliser, puis chanter la salle de l’opéra d’Avignon avec nonchalance, et dans sa robe de chambre entre courtepointe et XVIIIe, perruque, poudré, je me dis une seconde : c’est Mozart lui-même. Arrive alors un groupe punk-pop-gothik-big band de funky girls, qui n’ont rien à envier dans leurs habits de robes noires, une plus éclectique et foufou que l’autre. Tous les costumes (à part la morte) sont des formes de robes aristocratiques (?) de l’époque de Mozart, tels qu’on se les imagine bien. Mais c’est un curieux mélange entre ces formes de robes Marie Antoinette, ou comment ça s’appelle, et des couleurs, des motifs et des matériaux pop du XXIe siècle. Un kitsch affreux, entre techno et nappes plastiques. Les cheveux dressés sur la tête comme un Eraserhead efféminé, si je peux dire, ou un mélange entre The fifth Element et Barry Lyndon… bref, du pop disjoncté, XVIIIth-Style.
La musique est une réécriture libre de l’opéra de Mozart par Johannes Hofmann me faisant par moment penser au Liberation Music Orchestra et ses adaptations des chants révolutionnaires. Par moment plus jazzy, par moment plus rock-folk-poppy… ou encore aux instrumentalisations de Tom Waits… Percussion, saxophone baryton, voix, trompette clavier et d’autres trucs…
DON GIOVANNI. Et un lustre gigantesque, trois cercles en grille de théâtre, remplissant toute la salle, descend du plafond sur la scène qui restera nue. Une centaine de projecteurs sont à vu, et ces trois cercles flottant dans l’air feront des formations géométriques différentes, bougeront d’une main invisible. On dirait par moment du StarWars. Bref, du centre de ce cercle – et on envoie beaucoup de fumée – DON GIOVANNIIIIIIIIIIIII apparaît et est accueilli par les nanas avec des baiser voluptueux. Figure un peu mielleuse où je me demande avec aigreur : un mec comme ça séduit toutes les femmes ? (Et oui… On verra au final qui sera le vrai séducteur…) Bref, ce Don Giovanni est chaud, et ondule comme une endive … non, ça ondule pas,… comme une anguille et traverse le plateau comme un héron dans l’étonnement de sa permanente jouissance. Un espèce de Héliogabale, habillé en or, mais qui aurait perdu tout de son antique grandeur. « Ta gueule, j’essaie à présent d’avoir un air sexy. » Ohhh femmes… Ah oui, avertissement : Ce papier révèle d’importants secrets de la mise en scène. Ceux qui voudront voir ce spectacle et avoir la surprise, ne lisez pas.
Où en étais-je ? Peu importe.
La fable avance plus ou moins dans l’ordre du livret de Mozart, mais en gros, Antú Romero Nunes donne un bon coup de pied dans son cul. Le blablabla du début n’est pas sans rappeler Müller et sa destruction systématique des chefs d’œuvre de notre culture bourgeoise. Là où le ridicule prend encore le dessus et où on se demande où il veut en venir en criant au public, embrassez-vous, faites l’amour, soyez libres, démolissez ces forteresses individuelles, mort à l’idiotie romantique, je ne crois pas à l’amour !…. etc. etc., une espèce de rêve de hippie, une partie de la salle rira moins quelques minutes plus tard. Mais j’y reviens.
Le jeu est pris dans cette liberté qu’on connaît bien du théâtre allemand. La réalité scène/salle est sans cesse pris en jeu. Réalité et fiction se répondent sans cesse. Le sur-titrage est corrigé quand il y a erreur, et lu pour dire un mot en français, les réactions du public sont un appui de jeu, nullement ignorées. Des tirades, par exemple de Leporello, « je n’en peux plus » mélange fiction et réalité du théâtre. « Je n’en peux plus de marcher dans des images, de faire semblant que j’aime jouer, etc. etc » Cette espèce de vacillement entre fiction et réalité amène une mise en alerte où tout devient possible. Un trou d’acteur n’a plus rien de dramatique, mais peut être entièrement absorbé par ce fonctionnement. Ça joue et déjoue les codes théâtraux où la question de « C’est pour de faux ou pour de vrai ? » est omniprésente. Cette liberté des acteurs, qui ne se base pas sur une fidélité sacrée au texte par exemple, est répondu par une liberté des spectateurs qui ne sont plus obligés de rester assis dans leurs fauteuils comme à l’église. Là où on aurait pu avoir peur que la chose se tourne en un simple animation de party, le clou arrive.
Sur « Viva la liberta » toutes les femmes de la salle sont invitées à venir sur le plateau. Sur les mots de Don Giovanni : « Ne vous inquiétez pas, messieurs, je prendrai soin de vos femmes », le rideau se ferme, un mec de sécurité vient devant, et le rideau de fer tombe laissant la salle sans femmes (à part les vraies bourgeoises qui auront dû être visées) et avec les hommes ahuris. Entracte pour nous. Les mecs tirent bien la gueule. On entend la musique de party derrière le rideau de fer, des cris hystériques de femmes… putain, c’est pas la même ambiance que de ce côté-ci. Et même si je ne suis pas venu accompagné, même si quelqu’un était le plus grand libertin, la manipulation scénique installait l’essence, si j’ose dire, de la jalousie. On était témoin, sans voir. On ne pouvait que soupçonner ce qui se passait derrière le rideau, livré à nos projections les plus désastreuses venu de notre exclusion et la frustration qui en résultait. La frustration de pas en être, de ne pas savoir, de ne jamais pouvoir réellement savoir, pendant que l’autre moitié de la salle aura fait cette expérience, l’autre moitié de la salle qui ne se distinguait jusque-là en rien de moi… Après ce long entracte pour les mecs, je me suis dit : il ne va quand même pas nous laisser dans cette frustration. Don Giovanni et son valet entrent, bourrés, avec une culotte rouge dans la main. Et quand le rideau se lève, toutes les nanas dansent et fêtent comme des déchaînées, dos au public. Quelqu’un, je ne sais plus qui, donne réponse à l’espoir profond des mecs et crie vengeance, mais ce sera évacué rapidement. Leporello regarde alors à travers les yeux de Don Giovanni. C’est d’un côté des disputes de couples, interminables, pathétiques, de jalousie et de mesquineries que tous les couples connaissent quelque part, de l’autre côté, les centaines de nanas qui font la fête. Elles réagissent comme si elles avaient répétés pendant longtemps, mais la musique est là pour bouger leurs corps. Leporello aura compris et sur un silence il traverse la foule des spectatrices et embrassera un tas, roulera des pelles à vieilles et jeunes… Même les femmes hésitantes, voire fuyantes, succomberont à son charme, à tous ces premiers baiser. Ivresse du plateau, ivresse de la fête, mélange de réalité et fiction. L’air était électrisé. La réalité du nouveau Don Giovanni.
Ce soir, dans les bonnes et moins bonnes maisons, les disputes seront fortes : « Qu’est-ce que t’as fait derrière le rideau ? Et après, t’as roulé une pelle à l’acteur ! » « Mais chéri, c’était du théâtre ! » « Mon cul, oui ! » « Ah, mais que t’es mesquin. » etc. etc.
Antú Romero Nunes aura chargé violemment cette construction de l’amour et aura réussi encore à briser, dans la salle de l’opéra, des tabous. Une profanation incessante des codes théâtraux, de la scène, de l’amour et de la fidélité. Une brèche.
On quittera avec étonnement (« c’est pas possible ! ») et questionnement. L’amour a pris cher. Et les tabous n’existent que dans la tête de ceux qui regardent, me souffle mon camarade Y.B. C’est compliqué… c’est compliqué… aliénation, sacrifice, habitude, ennui, mort ou habitude, camaraderie, compagnon de vie, expérience du deux… face à laquelle Don Giovanni répond : non, je restera un, entier, et où, seule la mort pourra arrêter cette vitalité explosive, cet état amoureux permanent, ce danger du morcellement, mais cet écartement au maximum de son moi. Cette folie. Cette liberté. Rien à perdre.
Et… à quoi, ça tient l’amour ? La fidélité ? La jalousie ?
Une pure morale bourgeoise ? La peur de faire mal ? Un sentiment de sécurité d’être aimé ? Le besoin de l’autre ? L’impression d’avoir vaincu la solitude ? Trouver un contenant ? Et : La peur d’être trahi ? L’envie de trahir ? La peur de l’abandon… la lâcheté… l’habitude… c’est plus simple… on est bien… pour attendre que la mort advienne… ? … « Das Leben ist doch zum Lachen ! »