Game Play
La chose semble être acquise depuis quelques années maintenant : les jeux vidéo sont des œuvres d’art à part entière et s’imposent progressivement dans le champ académique en tant qu’objets légitimes de recherche. C’est ainsi qu’il y a quelques mois le musée d’art moderne de la ville de New York faisait l’acquisition d’une collection de jeux qui ont marqué l’histoire des jeux vidéo de ces trois dernières décennies. Le mouvement n’est certes pas récent mais l’acte, lui, est symbolique car il s’agissait d’une première. Nombreux pourtant sont ceux qui n’avaient pas attendu le signal de l’institution pour s’emparer de la chose et proposer de nouvelles expériences sensibles. Cependant, si ce sont les arts visuels qui, les premiers, se sont intéressés au phénomène, de plus en plus de créateurs trouvent dans ce nouveau medium un matériau intéressant pour le théâtre et pour la scène. Focus sur l’une de ces manifestations à la croisée des arts numériques et de la performance, qui se tient jusqu’au 27 juillet dans la ville de New York.
Williamsburg, quartier de Brooklyn, un soir d’été. Il fait chaud et devant l’entrée du théâtre plusieurs dizaines de personnes attendent l’ouverture des portes pour assister à la présentation du festival. Depuis plus de cinq ans déjà le Brick Theater organise le Game Play, un concentre de théâtre et de jeux vidéo. Le festival accueille chaque été des travaux à l’intersection des arts de la scène et des arts numériques qui attirent un public de plus en plus jeune et hétéroclite. En effet, à l’exception de quelques habitués du lieu, la plupart des spectateurs présents ce soir-là n’ont jamais mis les pieds au théâtre mais tous partagent la même passion, celle des jeux vidéo. Pour une quarantaine de représentations prévues ce mois-ci, la programmation du festival se veut aussi éclectique que possible avec autant de spectacles traditionnels que de formes multimédia devenues depuis longtemps familières des plateaux de théâtre, ainsi que des installations et des soirées à thème incluant musiques électroniques, stand-up, improvisations et bien sûr jeux en réseau. Le Game Play débute cette année avec un évènement hors les murs, ‘As if it were the last time (a subtlemob)’ du collectif Circumstance, qui est une balade sonore sous forme de jeu de pistes et qui nécessite d’être au moins deux, lecteurs mp3 et casques vissés aux oreilles, et de rester le plus discret possible tout en se promenant dans la ville (le mot d’ordre étant « Try to remain invisible »). Une expérience plus ou moins réussie selon que l’on s’en tient ou que l’on s’écarte des instructions données par écoute. Parmi les autres nouveautés de cette année figure aussi le ‘Social Gaming’ d’Amitesh Grover où plusieurs participants s’affrontent en temps réel sur internet à travers différentes villes du globe. Le projet n’est pas sans rappeler ‘Call cutta in a Box’ (2008) de Stefan Kaegi (Rimini Protokoll) dans lequel le spectateur faisait l’expérience d’une conversation téléphonique théâtralisée à plusieurs milliers de kilomètres de distance de son interlocuteur. L’idée du ‘Social Gaming’ est de connecter des individus de nationalités différentes et de les amener à se réapproprier l’environnement qui est le leur à partir de règles de jeu préétablies par un groupe d’artistes ou fixées par les joueurs eux-mêmes. L’interactivité, évidemment, est au centre de ce type de projets comme dans beaucoup d’autres pièces qui se nourrissent de l’univers des jeux.
Interactif, virtuel, mobile, sonore…tels sont les attributs du théâtre d’aujourd’hui. Pourtant, si l’usage des technologies soulève de nombreuses questions -sur le statut de l’acteur et du public, la notion de présence, l’éclatement du lieu théâtral, etc.-, ce sont surtout les structures du récit qui se trouvent affectées par l’hybridation des genres et il semble que ce soit là que l’influence des jeux sur le théâtre soit le plus notable. En effet, les schémas narratifs qu’instaurent les jeux vidéo transforment en profondeur la manière que l’on a de raconter les histoires; ils imposent un type de récit interactif qui se construit dans et par l’interaction du joueur avec le jeu qui, de fait, introduit un plus haut degré de subjectivité (de la solitude de l’expérience). En outre, ils offrent aux artistes la possibilité de créer de nouveaux dispositifs, d’inventer de nouvelles fables où espaces fictifs et réels se superposent, dédoublant ainsi la perception du spectateur. Des spectacles comme ‘Targeting Eyes’ (CoPuppet), ‘Final Defenders’ (Dysfunctional Theater Company), ‘The Photo Album’ (The Story Gym) ou, dans un registre moins théâtral et plus plastique, ‘Real World Instant Filtering’ (Kurt Bigenho) sont clairement basés sur ces principes. Dans leur contenu ou par leur forme, ils en épousent les contours : récits fantastiques, implication du public dans l’agencement de l’histoire, multiplication des lieux, prolongement en ligne, etc. D’autres pièces comme ‘Ligature Marks’ (Gildeon Productions) ou encore ‘No oddjob’ (David Lawson) explorent sur un mode beaucoup plus critique les questions sociales soulevées par la pratique excessive des jeux vidéo mais aussi leurs aspects positifs que l’on ne saurait énumérer ici. Enfin, last but not least, les jeux vidéo mettent en place un nouveau type de performativité qu’il serait intéressant d’interroger du point de vue des arts de la scène. C’est ce que montre le travail de l’EK Theater, une jeune compagnie venue présenter ‘Legendary, Maybe’ d’après des textes de Tite-Live, qui invente un théâtre de machinimas (1) fait de personnages numériques, de storytelling et de techniques d’animation. Eddie Kim, son concepteur, s’est spécialisé dans le détournement de jeux vidéo dont il se sert des personnages comme de véritables marionnettes. Celles-ci évoluent sur grand écran sous le regard médusé du public attentif aux variations que les membres de son équipe appliquent aux logiciels depuis leurs consoles de jeux. Sentiment confus de ne pas savoir exactement où l’on se trouve, perdu entre la salle de cinéma et la salle de jeu. Seuls le caractère circonstancié de l’évènement et le travail dramaturgique opéré sur le texte permettent de se rappeler que l’on est bien au théâtre. La performance ici correspond aussi bien à la représentation elle-même qu’a la performance des joueurs. Oui, mais de quel jeu parle-t-on alors ? Comment qualifier ces interprètes d’un nouveau genre ? Qu’est-ce qu’un lieu théâtral ? etc. La liste des questions soulevées par ces nouvelles pratiques au regard des conventions théâtrales est immense. Dans ce cas précis, l’interprétation ou l’incarnation physique des personnages, et donc de l’histoire, deviennent accessoires puisque ce qui compte avant tout c’est l’expérience que le sujet en fait – d’où la nécessaire implication du public dans le dispositif. Ainsi le paradigme de l’expérience, cher a l’art contemporain, se retrouve dans les jeux vidéo et la plupart des utilisateurs de jeux vous le diront : pour comprendre un jeu, il faut d’abord le jouer. Gageons donc que pour comprendre une œuvre il faille aussi en faire l’expérience. On comprend mieux de cette manière pourquoi le festival s’appelle « gameplay » car l’expression désigne en anglais le ressenti du joueur pendant l’utilisation du jeu. Le terme s’est depuis répandu à d’autres domaines d’activité, révélant le caractère invasif des jeux vidéo et leur part grandissante dans nos sociétés (gamification, pervasive games, life hacking, etc.). Le théâtre s’apparente ici à un jeu envahissant qui excède les limites du genre lui-même, débarrassé de toute exigence scénique (ou presque).
À la lisière de l’art et du divertissement, les jeux vidéo problématisent l’expérience esthétique des œuvres, et c’est peut-être à cet endroit, celui de l’expérience, qu’un pont peut être jeté entre les disciplines pour nous aider à comprendre les mutations à l’œuvre dans le champ artistique. Dans un article sur les dispositifs de l’art vidéo (2), Anne-Marie Duguet mettait en relief « l’expérience de l’œuvre » et ce qu’elle a de profondément théâtral depuis ses origines. C’est d’ailleurs ce que reprochait un critique d’art comme Michael Fried aux artistes de l’art minimal qui pointait dans les œuvres modernes « une sorte de présence scénique » et surtout le déplacement radical de l’attention sur l’expérience de l’œuvre qui se rapproche, comme il l’a décrit, d’une « expérience de théâtre ». Pour lui, l’œuvre d’art doit se livrer sans délai et dans sa totalité. Or, comme on le voit aujourd’hui, l’œuvre contemporaine ne se donne plus d’emblée mais se présente plutôt comme un processus fait de va-et-vient entre l’œuvre et le sujet qui impliquent nécessairement une durée. De sorte que la perception du temps s’en trouve accrue voire intensifiée. Ce qu’il y a donc d’intéressant dans les jeux vidéo et qui les assimile de plus en plus aux arts de la performance réside dans ce caractère expérimental des œuvres. Ainsi le Game Play, en tant que processus, serait moins le symptôme d’une « ludification » (3) des œuvres que l’espace-temps d’une expérimentation où le théâtre s’intensifie et s’augmente des autres arts.
1. Le mot machinima (de machine, cinéma, et animation) désigne à la fois un ensemble de techniques audiovisuelles et un genre cinématographique regroupant les œuvres réalisées au moyen desdites techniques.
2. Anne-Marie Duguet, « Dispositifs » in Vidéo, Paris, Seuil, 1988 (Communications No. 48), p. 221-242.
3. Terme inspiré de l’anglais gamification ; c’est l’appropriation des mécanismes du jeu par d’autres activités, le plus souvent liées aux nouvelles technologies.