We are the town
Au prétexte du Lear de Shakespeare, Ludovic Lagarde fait jouer Lear is in town… carrière Boulbon. Pièce qui commence par un coup de semonce… Coup de feu perçu par ma voisine qui tréssaille… Quand il semble que cela puisse être aussi un déchirement du silence. Juste un déchirement qui marquerait le commencement d’un Big Bang… un nouveau Lear était ainsi à venir.
L’histoire du sel
Il existe un conte, un vieux conte belge, qui narre qu’un roi, qui avait trois filles, leur demanda un jour, au seuil de sa vie, de dire combien elles l’aimaient. La première s’éxécuta et dit qu’elle l’aimait comme la terre aime le soleil. La seconde dit « et moi je t’aime comme mes yeux aiment la lumière ». Enfin la troisième lui répondit qu’elle l’aimait « comme le sel ». Le vieux se heurta à cette réponse et chassa sa dernière fille alors qu’il l’aimait plus que les autres. « Aimer son père comme le sel » cela ne lui convenait pas. Un temps s’écoula jusqu’à ce que la fille bannie, déguisée en page, se présente au cuisine royale. Là, elle insista auprès de la cuisinière pour que tous les plats du jours soient présentés au Roi sans sel. La cuisinière qui reconnut la princesse obéit. Goutant les plats le Roi se facha contre la cuisinière qu’il fit appeler, mais c’est sa fille qui se présenta. Dans l’explication qui suivit, elle déclara : « Père, c’est de ma faute. J’ai voulu vous prouver que ma réponse n’avait été ni injuste ni impolie quand vous me demandiez combien je vous aimais. Notre vie a besoin du sel autant que la terre a besoin du soleil et nos yeux de la lumière ». Le Roi comprit qu’il avait été cruel et n’avait pas compris l’amour que lui portait sa fille. Il la prit dans ses bras, l’embrassa, tout en lui disant que c’était le plus beau jour de sa vie.
Cette anecdote rapportée par Daniel Loayza est convoquée pour le Roi Lear de Shakespeare. L’une des grandes pièces du poète élisabéthain où le motif du courroux du père, identique à celui du conte du sel, conduit au bannissement de Cordélia, la plus jeune fille du Roi. Histoire tragique s’il en est, comme d’autres écrites ou pas par Shakespeare. Mais peut-être plus qu’une histoire, c’est encore une parabole sur la solitude de la raison, quand au terme d’une vie d’incertitude, au moment de s’absenter définitivement, on cherche un point stable, une pensée preuve. Dans le Roi Lear, peut-être doit-on se dire simplement, qu’un homme (roi de condition, père aussi, mais homme avant tout) cherche à s’assurer ou se rassurer et cherche à s’écarter des apparences pour gagner le royaume d’une certitude. Et le drame, ou le tragique de cette fable, c’est qu’il n’est d’autre medium pour y accéder que la parole qui est le lieu, aussi et toujours, du mensonge, de l’artifice, de la rhétorique… dont il faut se méfier. Lear, alors, n’est peut-être qu’une énième pièce de Shakespeare sur le thème de « croire dans la parole, faire confiance aux mots, aux énoncés et à ceux qui les articulent ». Rien moins qu’une pièce, encore une, sur le langage, donc et le dilemme qu’il induit. Et parce que l’œuvre shakespearienne est un ensemble de variations sur le pouvoir de la langue et la langue du pouvoir, alors à l’endroit de Lear, la folie soutient l’approche philosophique du langage. Ou, et disons-le autrement, la folie met en crise le langage. Moment où, comme Derrida le rappelait dans l’Ecriture et la différence à propos d’Artaud, et de son langage, « il existe des crises de folies étrangement proches des crises de raison ».
Couper le cordon…
Couper, charcuter, enlever, découdre… précisément en découdre… C’est sans doute ce geste qui a guidé à la création de ce Lear is in town, qu’on écoute un rien surpris, et qu’on regarde interloqué. « En découdre » qui signifie, au pied de la lettre, se battre avec, ne pas se laisser intimider, ne pas se trouver prisonnier. En découdre, au sens de « ne pas s’en laisser conter » et réduire par un texte monstrueux et anthropophage. Et de fait, la mise en scène de Ludovic Lagarde, comme la traduction de Frédéric Boyer et Olivier Cadiot, prennent toutes les libertés avec le chef d’œuvre. Et c’est presque un geste müllerien qui confine à l’attentat. S’agit de faire exploser cette grammaire, ce lexique, cette distribution hollywoodienne, cette révérence infinie… S’agit de faire voler en éclat l’ŒUVRE et, parce qu’il y a une idée dans ce geste terroriste, de regarder les éclats, de s’en saisir, de les orienter et de les faire miroiter. Et espérer, oui, il faut espérer que dans l’explosion (reste plus grand chose des personnages, des actes, des intrigues secondaires, etc) se loge un nouveau souffle. C’est ça, dans le souffle de l’explosion de l’œuvre (qui induit la métaphore du coffre-fort ou de la banque. C’est-à-dire de la spéculation et la thésaurisation du plaisir sur le chef d’œuvre, valeur sûre et productrice de dividendes auprès des organisateurs de spectacle) devrait y avoir de nouvelles retombées.
Ça serait ça Lear is in Town. Ça aurait à voir avec ce principe-là. Qu’est-ce qui retombe ou souffle (Marion Stoufflet à la dramaturgie) du chef d’œuvre quand on l’a, a priori, défiguré ?
C’est là que le lecteur de Shakespeare doit encore apprendre à devenir spectateur.
Ben oui, ce n’est pas le même siège. Je veux dire que ce n’est pas le même siège occupé par la raison. Le lecteur, ah, celui-là, peut-être qu’il talmudise… et le spectateur ? Ah, oui, celui-là, on ne peut plus lui faire confiance depuis longtemps ( Merci Bel). Frères ou ennemis… peut-être frères-ennemis ces deux-là qui forment une famille à part. Combien de fois, regardant un machin scénique, un truc théâtral… le lecteur s’est heurté au spectateur, et vice et versa…
Et si, imaginons-le un instant, ça ne se posait pas en ces termes. Oui, plus de lecteur, pas plus de spectateur… On distingue là une porte de sortie, disons une issue. Peut-être ? Mais de quelle nature… Pas facile de quitter le confort des identités héritées et des rôles prédestinés. Bon, admettons, inventons donc un mot…heu… disons « le témoin ». Celui qui est là, sans être trop proche ou concerné. Celui qui parlera sans que ça compte vraiment. Enfin une perspective intéressante : être presque rien. Ce qui nous ressemble, non ?
Carrière Boulbon, il y avait donc une foule de « presque rien ». Et parmi elle, un Témoin (moi) de Lear is in Town. C’est pas mal déjà. Et Témoigner, c’est essayer de préciser, dans l’instant du différé, l’expérience que l’on fait de quelque chose à laquelle on est étranger.
Livraison de témoin (geste critique en cours…)
Ça ne pouvait pas être ailleurs que là : dans la carrière Boulbon. Parce qu’à bien y regarder, le demi-cercle qui s’offre, rugueux et pierreux, forme comme un crâne ouvert. Une sorte de logement du cerveau donc que la carrière Boulbon. Et scénographiquement, tout est posé là. Ou presque, car au milieu du terre-plein, y a un rectangle noir, assez haut (3m sur 6m, grosso et c’est tout ) qui ressemble peut-être à un monolithe sorti tout droit de l’Odyssée de l’espace, à moins que ce ne soit un Soulage… Mais que je regarde comme une tumeur. Au milieu de la boîte cranienne de Boulbon, il y a une tumeur cérébrale. Et de mon point de vue, assis rang B, place 65, j’ai l’impression d’être Salpétrière, encore, ou devant un Rembrandt (l’écorché), qui regarde comment ça se développe un cancer. Et je regarde les trois interprètes comme des métastases à l’œuvre, dans l’œuvre. Métastase 1 : Clotilde Hesme joue Tom et Cornelia. Métastase 2 : Johan Leysen joue le roi qu’a disjoncté avec une question à la con (pourquoi tu m’aimes est une variatioin de la question à la con qu’il pose ). Métastase 3 : Laurent Poitrenaux : le fou dont la jugeote pourrait le perdre définitivement.
Et ces trois-là sont les neurones malades de Lear is in town. Neurones en bout de course qui se connectent, se déconnectent, cherchent les connexions…Et ça se sent dans la langue parlée où les uns et les autres hachent des phrases, répétent des mots, passent d’une idée à une autre. Le verbe est malade. La réalité aperçue est impossible à nommer. Le verbe est malade et aucun mot ne sait la circonscrire sinon par des balbutiements, des bégaiements, des dératés dans la phrase… Soit une langue symptomatique de la folie qui a gagné tout ou partie des dialogues et autres constructions lissées de la parole. Soit une figure de cancer de la parole qui n’arrive plus à se fixer et joue d’une parole en perdition.
Et à bien regarder et écouter ce champ de bataille où la langue est dévastée, on entend encore qu’ils ne sont pas trois, mais plusieurs. Et on voit aussi à travers eux des figures androgynes, des êtres mêlées, des discours enchevètrés pris dans le tissu d’une fable qui ne se raconte plus, mais qui se livre dans des pantomimes hagards, des gestes convulsifs, des chants intempestifs. Lear is in town… c’est un défilé de chevaliers à la triste figure qui boitent, qui tombent, qui manquent à chaque mot de ne plus jamais se relever. Et l’on regarde les casques anti-bruit ou les écouteurs qu’ils portent tous les trois comme des protections. C’est que Lear is in town est un chantier aussi. Et ce qui est en chantier, c’est cette aventureuse expérience dans le cerveau, à même une maladie du cérébral qui, au commencement et sans autre forme de pathologie, se nomme « raison ».
Qu’est-ce qui pousse les gens à croire dans la raison ? Et comment la raison peut nous faire faire autant de bêtises ? Brecht s’en inquiétait qui doutait de la raison parce que, disait-il en relevant la contradiction : « il faut croire dans la raison ».
Eux, dans la carrière Boulbon, cette tête scalpée, ne croient plus en rien. A la dérive, ils sont indistinctement tous rattrapés par la folie : une douleur en soi.
Et on les écoute, et on les regarde trottiner…en borderline ou en lisière d’une folie que la construction du texte semble avoir empruntée, dans sa structuration, à la manière dont Ophélie joue la folie. Et l’on sait depuis le début que ce n’est pas le Roi Lear, mais bien Lear is in town. Comprenons que le Roi Lear a été joué et que la situation qui est présentée est post-posé au chef d’œuvre. Que ce qui est montré et entendu, c’est la minute d’après… le désoeuvrement qui vient après.
« Bannishment is here » pouvait-on lire en surplomb de l’air de jeu, en lettres hollywoodiennes. « L’exil est ici »… traduit-on dans le programme. Et de regarder ces immenses lettres dans le ciel noir comme une banderole publicitaire, l’été, au bord des plages… Publicité immobile, sans tracteur ou moteur puisque l’Histoire n’a pas de sens. Publicité qui aurait oublié d’entretenir le rapport au mensonge qu’elle a avec le langage… Et de connaître l’exil, donc. C’est-à-dire, et comme Lear is in town le suggère, l’errance quand on a plus de lieu où se raccrocher…Ces trois-là, différents mais ne formant qu’Un, parlaient entre eux comme des clodos solitaires, des patients isolés, des mourants en attente…Un lear is in town aussi mélancolique et léger que le début d’un poème d’Auden… The Two or The witnesses : « we are the town… »