Partita 2 : par Beyer, Keersmaecker et Charmatz
Dans la cour d’Honneur, et jusqu’au 26 juillet, Boris Charmatz, Anne Teresa de Keersmaecker et Amandine Beyer interprètent Partita 2. Une séquence qui invite au recueillement et à l’écoute.
Regarder une fois, rien qu’une fois
Danser… Prendre le risque de se déporter du mouvement qui règle le quotidien et s’aventurer dans le monde des gestes qui font comme une entorse à l’inertie et l’attraction qui coordonnent le corps au jour le jour. Prendre la liberté de donner à un membre du corps, un élan, un rythme, une courbure, un pli… Prétendre autre chose pour le corps et lui demander d’explorer un régime de sensations qu’il contient et qu’il peut aussi découvrir. S’enhardir à faire du corps, non plus un espace soumis aux règles, aux contraintes… d’un geste socialisé, mais tout au contraire l’inviter à se démarquer. Danser… trouver ses marques dans l’espace mental et physique, cérébral et topographique de la pensée liée à la matière que sont la chair, la peau, les nerfs, les muscles. Danser… Faire en sorte que le corps soit une matrice, une caverne, un utérin entier qui arpente les terrains du mouvement, les mettant au monde et leurs permettant de devenir visible. Oublier le corps utile, le corps poli, le corps muet, le geste mutilé, le geste uniformisé… Oublier et se souvenir que le corps est un corps vivant, un corps en mouvement, un corps sensible, réactif à l’environnement, et influençant l’extérieur. Danser… suer, transpirer, sauter, tourner, marcher, courir, s’élever, s’allonger, souffrir aussi au point parfois de se blesser… Danser est un mot générique qui ne nomme pas les états du corps, mais les convoque à mesure que le travail chorégraphique prend forme. A mesure que corps et penser, dans un mouvement de contagions, d’unions et de mutations, donnent vie à des formes sculptées minimales pour certaines, invisibles parfois, acrobatiques et gymniques à d’autres endroits.
Danser toute une vie…ou faire que le corps soit pris dans les respirations haletantes, dans les souffles courts et coupés… permettre aux corps d’être explosifs ou solennels, l’imaginer autrement, sans cesse. Lui trouver des prolongements à travers la musique, lui trouver des échos dans les corps environnant, lui permettre d’être au-delà de soi en le rendant présent.
Regardant Partita 2 donnée dans la cour d’Honneur, c’est un peu ces remarques qui venaient à l’esprit en contemplant deux interprètes (Boris Charmatz et Anne Teresa de Keersmaecker), accompagnés ou guidés par Amandine Beyer au violon, dont la musique structura le mouvement dansé, à moins que ce ne soit la danse qui permit de visualiser la structure de la partition.
Peut-être parce que Keersmaecker, qui répond à Charmatz, explique qu’au bout de trente ans de son art, elle s’interroge : « Quelle est ma danse, ma manière de danser aujourd’hui ? ». Peut-être parce que le temps de ce travail, en écho à la Chaconne de Bach, elle dit encore que : « C’était une sorte d’atelier qui comportait des questions que nous avons ensuite reprises, comme « my walking is my dancing » : ma marche est ma danse ».
Trois fois
Trois fois un mouvement, le même et pas tout à fait l’identique. Trois fois quelque chose de semblable mais différent à chaque fois. Trois fois nécessaires comme s’il s’agissait de peler, de fouiller ou d’épeler quelque chose qui est à sentir et n’est pas encore visible. Trois fois, pour arriver peut-être à rendre sensible ce qui est là, dans la partition de Bach Partitas n°2. Premier temps de ce mouvement : le musical. Second temps de ce mouvement : le chorégraphique. Troisième temps de ce mouvement : conjugaison du premier et du second, chorégraphique et musical, donc. Soit une étude sur le mouvement, celui de la musique et celui de la danse. Non pas un spectacle, mais une esquisse qui se donne dans sa construction fragile, dans sa chronologie agglutinée, dans son agencement. Mouvements sonores à chaque fois où aux notes du violon viennent se substituer les sons sourdres des pas et des souffles jusqu’à ce qu’au troisième et dernier mouvement notes et pas s’assemblent et se complétent ou s’augmentent.
Et de ces trois états, il faut retenir l’agencement choisi par Keersmaecker.
Dans la cour d’Honneur, dans le noir de la nuit, Amandine Beyer interprète Partita n°2. Une pièce pour violon qui retentit pendant plusieurs minutes et où, le rêve-t-on, on entend une inquiétude, un désarroi, une perte… Bach, ayant peut-être composé cette œuvre pour sa femme morte. Pendant plusieurs minutes alors, sous le noir comme couvert par un catafalque, on écoute seulement la musique. Et on entend quelque chose de l’ordre d’une virtuosité qui se donne dans l’anonymat. On entend et on devine les doigts appliqués sur les cordes. On sent, peut-être, la vigueur et la retenue qui sont imprimés à l’archer. Et dans le noir, au ciel enténébré, on adresse des pensées confuses à celle qui fut aimée. Et c’est mouvement sonore et musical, plein d’une foudre contenue qui se fait entendre.
Puis, au second mouvement, alors qu’une fenêtre lumineuse crue, fait croire à une ouverture sur le fond de la cour, Charmatz et Keersmaecker apparaissent et se mettent à danser. Une forme informe et un mouvement répétitif les lient. Et à les regarder on croit deviner qu’ils dansent ou miment quelque chose d’une séparation. C’est à peine sensible, mais alors qu’ils courent ensemble, qu’ils observent une symétrie dans leurs gestes, parfois, il y a un décalage. Et ce décalage n’est autre que l’instant de la disparition de l’autre, à l’autre. C’est à cet endroit, ce que nous nommons la « rupture ». Et plus loin, dans un pas où Charmatz et Keersmaecker semblent être l’ombre de l’un et de l’autre, on croit voir cette ombre charnelle. Cette manière que leurs corps auraient d’évoquer ce qui est le motif de la Chaconne de Bach. Et tout ce temps de ce mouvement, qui n’est pas musical, mais pas non plus silencieux, on écoute le bruit de leurs pas, de leurs souffles, et parfois le chantonnement qui semble venir du plateau.
Au troisième mouvement, musique et chorégraphie se rejoignent. Et l’on a déjà tout vu, et tout entendu. En chacune des parties, on reconnaît ce qui vient d’arriver et ce qui arrivera. Et ce n’est pas cela qui est sensible, mais plus simplement, l’idée que Partita 2 est une pièce en construction. Et de comprendre alors que Charmatz et Keersmaecker, le temps de cette pièce en formation, ont ouvert leur atelier intérieur au regard. Ce qu’ils déploient, ainsi, n’est donc rien moins qu’un travail en construction qui fait œuvre en soi.
Et alors que le public se divise sur la manière de recevoir cette offrande et ce geste qui avoue sa fragilité ; alors que les huées concurrencent les applaudissements ; alors que Partita 2 s’aventurait à l’endroit d’une création qui se donnerait sous la forme de la recherche avouée et revendiquée… Charmatz, Keersmaecker et Beyer, en front de scène, ajoutent une pantomime des mains. Le public en partance ou s’asseyant à nouveau pouvait y voir là une provocation… mais c’était peut-être tout simplement un rappel. « Nous sommes au travail et c’est sans fin, nous qui dansons nos vies devant vous ». C’est du moins comme cela que je le regardais.