Cabaret Varsovie, l’art de vivre
Dans une 67ème édition du festival d’Avignon qui met à la peine quelques-uns des spectateurs (j’en suis), il y a parfois un moment de répit où, à la marge des Lazares, des Gosselins de tous poils (qui vous le hérissent) et leurs frères d’ennuis… un court instant on se retrouve avec une création qui n’en usurpe pas le nom. Cabaret Varsovie de Krzysztof Warlikowski fait partie de ces formes qui sont trop rares en ce festival…
D’un spectacle (entendons-le au sens péjoratif) à parfois une création théâtrale (disons une forme qui a fait l’objet d’une recherche), il y a toute la différence entre un take away au plat en série et une gargotte où la cuisine est d’abord liée à un geste amoureux.
Recourir à une métaphore « culinaire » n’est pas nouveau quand on parle de l’art théâtral. Le faisant, nous nous inscrivons donc dans une tradition, mais à la différence de ceux qui nous ont précédé (lesquels y recouraient afin d’avancer un jugement de goût), nous le faisons nous en songeant à une manière de faire du théâtre. Nous y pensons en essayant peut-être de rappeler que le théâtre n’échappe pas à des modes de production toujours tiraillés entre mode industriel et mode artisanal, entre grande consommation et pic-nique, entre d’un côté une certaine idée du théâtre populaire, et pour d’autres une idée du théâtre. Et abordant ce dernier point (le « populaire ») qui devient un enjeu dans les propos des festivaliers, il nous semble juste de rappeler un article de Jean-Michel Palmier « De Vilar au TEP : entretien avec Guy Rétoré ». Je cite : « Je me méfie beaucoup de l’épithète « populaire » accolé aux arts… Populaire est souvent synonyme de médiocrité… C’est un produit de consommation. Il ne s’agit pas de faire du théâtre populaire mais de rendre le théâtre populaire. Le théâtre de masses est toujours une opération de marché, de publicité. À mon avis, il faut pour y réussir, englober à la fois la politique culturelle et l’éducation. Pour les enfants, dès l’école, le football est populaire. On leur en apprend les règles. Que savent-ils du théâtre ? Pratiquement rien. ».
À suivre le festival cette année, encore, on pourrait juste dire que la réflexion de Rétoré frappe au bon endroit. Et que si majoritairement le consommateur a toujours raison, alors le théâtre d’épiciers a de beaux jours devant lui.
Et si ce théâtre d’épiciers est identifié comme populaire, si c’est ce théâtre qui est encouragé par les politiques culturelles qui auront le soutien des diffuseurs et autres entremetteurs de salles, sans parler des politiques mous, alors il faut espérer pour le théâtre qu’il arrive à occuper ou fabriquer une marge. Un espace et un territoire qui échapperont, tant à la volonté de plaire que dénonçait Jean Vilar, qu’aux lois d’un marché qui, et chacun le mesure en ces temps de crise, est pure folie et n’annonce aucune Histoire à venir.
Et pardon de venir troubler les applaudissements et les rires qui sont au rendez-vous de ce cirque que je n’arrive pas à voir autrement que comme un cimétière. Et d’ajouter que je me souviens, entre autres, de Didier-Georges Gabily qui s’inquiétait de tout cela dans « Cadavre si l’on veut ». Article que l’on retrouve, à côté d’autres, dans un petit fascicule voulu par Jean-Pierre Thibaudat, publié chez Sens et Tonka, sous le titre de Où va le théâtre ?
Dans ces ténèbres, à la FabricA, le Cabaret Varsovie de Krzysztof Warlikowski, après le Faust 1 et 2 de Nicolas Stemann, ressemblent aux lucioles de Pasolini. Un presque rien de lumière dans la nuit…d’Avignon.
Au pied d’un canapé oblongue entouré de deux murs de faïence blanche, d’une cloison de leds, et de deux cabines en front de scène (un wc et un aquarium), quelques silhouettes sorties du bout de la nuit finissent leur soirée. Artistes rattrapés par l’ivresse, imbibés ou paumés, ils parlent, s’affrontent, se cherchent, se provoquent. C’est une communauté, à part entière, oubliée ou fichue, un groupuscule ou un clan… vivant à côté de l’Histoire ou déjà prise dans ses filets qui se donnent sous le signe d’images scéniques empruntant aux copies de l’histoire. Il y a là, Hitler le nain, et quelques croix gammée portées au revers de la manche, la chanteuse vieillie de cabaret en bout de course, son amant insolite, le travesti, un groupe de musique pop hébraïsant, etc. Il y a, sur le plateau ouvert aux sons rocks et classiques, un maelstrom de signes violents qui viennent dans la nuit tamisée, et dans la fulgurance d’une rampe lumière. Et les voix sont sobres, comme certaines du venin qui se distille dans ce territoire sans nom, mais pas sans identité. C’est que les voix à l’œuvre semblent certaines d’elles-mêmes. Presque certaines des oreilles qu’elles assaillent et qu’elles hypnotisent. Et sur les surtitrages, qui finissent par être accessoires, on devine qu’hier et aujourd’hui se mêlent, que Germania mort à Berlin est en jachère dans les dispositifs européens et financiers, que la misère est le chef de meute de toutes les pensées nauséabondes et cruelles. Que la conscience morale ne fera pas un pli devant la peur et l’intimidation, la rivalité et la jalousie. On entend que le monde qui joue une partie de dés pipés, et ou à pile ou face, en chaque temps de crise, perdra sa face humaine et révèlera encore une fois son visage de barbarie. C’est que la mort rôde et qu’elle est à pied d’œuvre, et que la violence qui s’exercera trouvera quelques corps à déchiquetter. C’est que la mort est d’abord et toujours dans le timbre et les mots. C’est d’abord un rythme sonore, une parole cadencée, une argumentation faussée. Au commencement est le verbe qui se meut en aboiement. Et de se souvenir de Karl Kraus qui décrivait cela parfaitement : cette manière qu’une meute sanguinaire et violente a de substituer à la grammaire et aux mots, à la phrase et à sa musicalité, un aboiement éructant, une haine qui se déchaîne.
Tout au long du premier tableau de Cabaret Varsovie, la mise en scène avance ainsi un ensemble de symptômes de l’ordre radical et de l’ordre animal. Et Krzysztof Warlikowski de redoubler cette sensation en projetant sur grand écran, par exemple, une course de Ussein Bolt qu’il est difficile de ne pas comparer à celle de Jesse Owens aux jeux olympiques de 1936, à Berlin. D’aucune époque, se dit-on alors, ou l’éternel retour de l’Histoire des haines radicales, Cabaret Varsovie se regarde dès lors comme un laboratoire où les comportements, les réactions, les gestes et les mots semblent scrutées et observés. Adoptant le plan en plongée, c’est une sorte de mouvement de fouilles et d’archéologie qui est mis en avant. Plan presque cinématographique quand au terme de cette première séquence qu’il faut bien appeler Thanatos, l’acteur se trouve pris dans un rayon de lumière qui se réduit sur son visage. Image qui rappelle immédiatement celle du Mephisto où l’acteur Hendrik Hofgen, interprété par Klaus Maria Brandauer, se retrouve la marionnette des nazis qu’il cotoyait.
Au retour de l’entracte, il faut alors imaginer que le « second acte » est celui de la résistance. Celui de la mutilation des ordres moraux, des politesses, des contraintes, des régimes d’obeissance, des pratiques de contrôle, des gestes carcéraux… Ce sera l’acte qui met fin aux bienséances, à l’ordre, aux uniformes, aux gestes disciplinés, aux voix baillonnées. Ce sera l’acte où Cabaret Varsovie, dans la veine de toutes les libertés, joue de la provocation, de la surenchère, de la liberté totale et insensée. Acte et actes arbitraires répondant au geste totalitaire… Ici le corps chez Krzysztof Warlikowski a repris ses droits ou, et c’est une variation, s’est affranchi de ses devoirs. C’est une surface de jeu comme les comédiens le révèlent à mesure qu’ils l’entraînent et le font sortir de ses gonds. Au premier acte linéaire et travaillant un rapport continu à la parole, le second acte est le lieu de la dispersion, l’espace de la fragmentation, le territoire de toutes les discontinuités. Territoire que ce corps, dans un rapport d’appropriation à l’instinct et à l’irrationnel, qui montre sa vitalité et préfère la danse de la pensée et ses expressions de transes, à toutes autres formes de pas mesurés.
Second acte de la démesure qui commencera par un coit amoureux dans « l’aquarium », en vis-à-vis, plus tard, d’un cerceuil de verre qu’essaieront tous les comédiens. Second acte qui fait la part belle à la liberté, tous azimuts, où le semblant de « faire n’importe quoi » répond à l’a priori du « se laisser faire ». Entre les deux, entre ces deux formes, les comédiens abusent du plateau, s’amusent et s’ébrouent. Et si d’aucun y voit une forme incohérente et délirante, en définitive, il semble plus juste d’y constater un ensemble de pulsions à l’œuvre, dans le désoeuvrement qui les guette. Une force et une énergie extraites d’un désespoir et d’un pessimisme qui, comme le pensait W. Benjamin, seraient encore constructif. Sorte de creuset de toutes les hallucinations et élugubrations, espaces de la jouissance et, en conséquence, de la désobéissance.
Quand au terme de cet acte l’adresse est lancée au public : « ça baise encore dans cette ville ? Y a encore de l’amour dans cette ville ? On regarde des pornos ? », on mesure pour finir que la forme orgiaque du second acte était tournée vers une pulsion de vie démésurée ou l’élogue du désordre, là où le premier tableau est un déni de vie.
Et tout ce temps, au rythme de Radiohead, et du « Herren und Damen », Cabaret Varsovie aura emprunté à l’épiphanie du Cabaret, à son iconoclastie. Loin des images de papier glacé de Bob Fosse (Adieu Berlin) comme à l’Ange bleu, le cabaret de Krzysztof Warlikowski aura été remué les bas fonds, les culs de basse-fosse. Ceux du quartier Schwabing, à Munich où il y avait le célèbre café Stéfanie, la pension Fürmann, le café Brennessel de papa Loibl, le café Noris, l’Osteria Bavaria, L’argonauten, le café Benz (fréquenté par le jeune Hitler et Oscar Maria Graff plus connu sous le nom de Porno-graff : auteur de livres que les nazis ne bruleront pas malgré ses demandes répétées). Et encore le Das überbrettl inspirait du Chat noir de montmartre, celui des Onze Bourreaux à Munich, le cabaret néo-pathétique de Kurt Hüller (on vient y lire des poèmes, faire du strip tease, se droguer, chanter nègre…) un lieu qui se politise à partir des années 30 sous l’influence de Valeska Gert, Claire Walldorf, Rosa Valetti et ses mélodies rouges, Kurt Tucholsky, Walter Mehring qui développe la critique sociale.
Manière encore pour Krzysztof Warlikowski de rappeler, comme Brecht l’écrivait, que « tous les arts concourent à un seul art, le plus difficile de tous, l’art de vivre ».