By myself
Je m’appellerais Jérôme Bel, je serais chorégraphe et j’aurais l’idée d’un spectacle pendant une tournée aux Etats-Unis. À Los Angeles, pour être précis, je me souviendrais m’être dit : « faire un spectacle sur la mémoire d’un lieu avec des gens, des spectateurs qui raconteraient leurs souvenirs de spectateur dans ce lieu précis ».
Pour cela, je me serais dit qu’il fallait Le Théâtre, celui au centre du paysage mondial, celui qui attire le plus de spectateurs. Celui qui rayonne dans le monde entier. Évidemment la Cour d’Honneur. J’en aurais parlé à un ami qui devait être l’artiste associé pour une édition du festival, mais cette année là et la suivante, la Cour d’Honneur aurait été occupée déjà. Alors j’aurais fait la queue pour pouvoir mettre en place ce projet là. J’aurais rencontré des spectateurs, beaucoup, qui m’auraient raconté leurs souvenirs de Cour d’Honneur. Puis j’aurais sélectionné une petite quinzaine de spectateurs pour qu’ils racontent à leur façon quelques souvenirs. Treize témoignages aurait été le chiffre idéal, un clin d’œil à la Cène, retraçant ainsi l’histoire de l’occident de l’an zéro à aujourd’hui. J’aurais choisi empiriquement les personnes et j’aurais été étonné que ce choix regroupe un nombre important de personne liées à l’Éducation Nationale. Je n’aurais choisi qu’une enfant par hasard qui aurait un souvenir de spectacle lié aux enfants. J’aurais aussi voulu avoir le témoignage de quelqu’un qui ne serait jamais allé dans la Cour d’Honneur. Le hasard aurait voulu que ce soit la seule métisse du groupe. J’aurais eu la volonté de les laisser libres mais j’aurais aimé que cette performance fasse écho à l’histoire du lieu, Vilar, Vitez, Molière, Claudel, Brecht et à des acteurs mythiques comme Gérard Philippe. Un écho à l’histoire bien sûr mais mon souhait aurait été de donner à entendre l’internationalité de ce festival. Les témoins choisis auraient alors évoqué des souvenirs plus récents pour démontrer la vivacité de la création contemporaine. Marthaller ou Castellucci figureraient nécessairement dans les souvenirs que j’aurais triés. La danse aurait été aussi un point d’orgue dans la sélection des souvenirs que j’aurais faite. Pina, Anna, Jan, Alain et celui de mes amis dont j’ai parlé plus haut. L’idée aurait été de permettre à cette quinzaine d’anonymes d’avoir comme le prophétisait Andy Warhol « son quart d’heure de célébrité mondiale ». J’aurais remarqué que mon concept de spectacle : de mettre en lumière des anonymes, aurait germé aux Etats-Unis bien entendu. Le génie de cette idée aurait été de pouvoir donner à voir aux spectateurs les témoignages en direct de ces quatorze anonymes mais aussi et surtout d’illustrer leurs souvenirs par des extraits de ces pièces. On aurait vu en live, un acteur de Castelucci, un danseur de Platel, une actrice en costume pour réciter Molière par exemple où une scène de Médée dite en direct par Isabelle Huppert. J’aurais pallié les difficultés de planning par les moyens techniques. J’aurais pu imaginer Isabelle en gros plan sur le mur de La Cour d’Honneur, disant son texte par Skype. J’aurais vu ça : une Isabelle et quatorze anonymes. J’aurais eu rapidement l’idée qu’évoquer les souvenirs de La Cour d’Honneur sans mentionner au moins un scandale aurait été une faute, alors j’aurais trouvé un souvenir d’un spectacle hué ou arrêté en pleine représentation. J’aurais eu l’idée de tout ça avant de penser que j’utilisais la sincérité des témoignages, que je récupérais les ficelles du médiatique. Espace où foisonnent les épanchements des anonymes, miroir de ceux qui les regardent. Miroir déformant d’une catégorie, d’une pathologie, d’une tare. Enfin m’étant renseigné, Karelle Ménine m’aurait appris l’existence du projet d’Olga De Soto (http://www.festival-automne.com/olga-de-soto-spectacle1563.html). J’aurais alors mesuré que mon idée n’était pas assez développée pour passer la rampe. Aussi cette idée serait restée dans mon carnet comme tant d’autres.