Le spectateur en dialogue, Bel
« Le spectateur en scène » pourrait résumer le projet de Cour d’Honneur du Palais des Papes, la nouvelle création de Jérome Bel, donnée pendant 2H00, au sein de la cour d’Honneur du Palais des papes, pour cette 67ème édition du festival d’Avignon. Arnaque ? Théâtre dans le théâtre ? Coup magistral ? Spectacle populiste ou populaire ?… Difficile d’échapper à ce questionnement quand l’ennui gagne alors que majoritairement les spectateurs (ceux de la Cour) applaudissent à chaque changement de « personnages » qui prend la parole.
Faire théâtre de tout ?
Mot d’ordre couru et asséné par Antoine Vitez à une autre époque où le théâtre texto-centré « interdisait » d’autres formes ou les maintenait à la marge, c’est en définitive ce leit-motiv qui pourrait servir à définir la proposition de Jérome Bel. Cour d’Honneur du Palais des papes se construit ainsi sur des paroles et autres sensations de quatorze spectateurs qui, convoqués à l’endroit de la Cour, exposent en quelques minutes le rapport qu’ils entretiennent, ont entretenu, et entretiendront avec les créations de la Cour d’Honneur, de Vilar à Castellucci, du Papperlapap de Marthaler, à un Molière, Claudel, Brecht… À l’évocation de ses souvenirs qui se fondent sur une expérience, Bel ajoute alors quelques extraits des pièces qui ont rendu « chèvre » les spectateurs. Le format est vidéo, audio quand on entend la voix de Gérard Philipe dans Le Prince de Hombourg, Net quand Huppert, d’Australie, récite Médée, etc. Parfois imitation d’une scène (le varrapeur d’Inferno), ou rappel d’un comédien des créations évoquées (Caroline et Casimir), Cour d’Honneur du Palais des Papes va ainsi, en déclinant quelques-unes des créations qui ont marqué l’histoire du festival.
Le spectacle pourrait tenir là en son entier, si Bel n’y avait ajouté, au commencement, une figure warlikovskienne, sortie tout droit des voûtes de la Cour (et des Bienveillantes), qui interpelle rageusement, en russe, le public. Dans sa voix brisée, clope au bec, cette figure évoque la guerre « pas finie »… et se livre au comptage des morts de la Seconde Guerre Mondiale, et notamment ceux victimes de la « Solution finale ». Un calcul savant où l’ on arrive au chiffre de 4,6 morts par seconde tout le temps que les nazis ont pu exterminer une population. L’effet de ce décompte pourrait être saisissant auprès du public tenu au silence. Mais dans le propos rapporté de cette figure, on aura entendu à nouveau : « qu’il n’y a de différence entre un enfant juif gazé et un enfant allemand victime d’un bombardement ». Et cette phrase (pardon de la rapporter dans une syntaxe approximative, mais c’est l’idée) aurait dû m’inviter à me lever, encore. Pas de différence, dites-vous et partagez-vous Jérome Bel, pour la reprendre ?
Je peux imaginer que vous pensez aux victimes de la guerre, mais un point de vue (le vôtre) aurait dû vous conduire à contrarier la provocation en rappelant la différence entre bourreaux d’un côté et de l’autre hommes enrolés dans la guerre pour sauver le monde de la guerre.
Pas de différence donc, partagez-vous, mais j’imagine mal que le hasard qui règle un bombardement soit commun à l’entreprise d’industrialisation d’extermination où les rafles, puis l’organisation de la déportation, puis le tri, puis l’exécution programmée… soient de même nature. Je me souviens avoir lu Holocauste de Charles Reznikoff et la différence était justement ce qui constitue cet épisode de l’humanité comme insoutenable. J’aurais donc aimé, comme spectateur, que vous dérogiez à la réplique, au même, ou du moins que votre point de vue esthétique puisse contrarier ces provocations idéologiques.
Vous en aviez le temps, non, depuis 2009, alors que dans le programme vous écrivez que ce travail avait pour objet la « mémoire » ? « Mémoire d’un lieu » dites-vous, « mémoire d’un théâtre » précisez-vous. De « témoignages » écrivez-vous aussi. Témoignage dont on sait qu’il n’est jamais confondable avec l’objet qu’il prétend nommer, puisque le propre du témoignage, c’est de demeurer étranger à l’objet dont il témoigne. Vous aviez donc le choix d’être approximatif, un rien distancié, peut-être même tout simplement « oublieux ».
Et cela étant, n’y voyez aucune forme de procès, et pas davantage l’argument majeur d’une critique qui ne vous sera pas favorable. La critique est ailleurs.
Le tout à l’ego monologué
Faire du théâtre…. En soi, ça mériterait que l’on s’inquiète des raisons qui conduisent à en faire. Pour dire quoi ? Pour faire l’expérience de quoi ? Pour apprendre ou sentir quoi ? Pour regarder et entendre quoi ? Et s’adresser à qui ? Et d’une certaine manière, posant le « pourquoi » ou le « quoi », vient dans la foulée le « comment ». Comment en faire ? Ou en faire comment ?
Faire du théâtre le lieu d’une différence, l’espace d’une expérience que l’on a jamais faite, le territoire d’un monde agencé autrement. Faire du théâtre, dis-je, c’est peut-être imaginer que c’est une manière de penser aussi loin que possible. Aussi loin que possible, c’est-à-dire et précisons-le, aussi loin de moi que possible. Comprenons bien, peut-être que faire du théâtre, c’est produire une étrangeté quant à la manière de se percevoir. Non pas être étranger à soi-même, mais seulement dans un rapport d’étrangeté.
Mais Jérome Bel n’est pas à cet endroit et ces questionnements lui sont étrangers. Ce qu’il présente, c’est le spectateur. Hommage aux spectateurs ou témoignages de spectateurs aurait été un titre plus judicieux que celui qui est proposé et qui dissimule mal que le théâtre ici est dans un rapport de dépendance aux regards qui se posent sur lui. En proposant Cour d’Honneur du Palais des Papes, Bel propose donc rien moins que quelques regards, un échantillonnage, un reader-digest… une manière de travestir les œuvres en recourant à l’habillage qu’est le regard.
En soi, on ne peut lui reprocher d’avoir le souci de la réception, mais on s’inquiète des livraisons qui sont proposées et qui mélangent le biographique et l’esthétique, le narcissisme et le poétique, l’égo qui ne fait que très partiellement écho aux œuvres qu’il (l’ego) prétend convoquer à l’endroit de la scène. Bel joue donc les ego contre les échos. Et le dispositif frontal brut qu’il met en place (rapport frontal des spectateurs sur scène, assis sur des chaises, face aux spectateurs, assis sur des fauteuils, dans la salle) favorise l’effet miroir. Façon de mettre en scène les 2’000 spectateurs de la Cour qui peuvent dès lors se contempler dans les 14 figures qui prennent la parole. Façon de prêter aux uns les sentiments des autres… et ça marche plus ou moins. Ça marche au point qu’ils s’applaudissent à chaque fois, à chaque monologue.
Car la forme chorale que privilégie Bel, c’est encore très classiquement une succession de monologues qui n’ont d’autres destinataires que le spectateur de la salle. Et d’ajouter dès lors que le spectateur est en dialogue avec lui-même. Et que cette « conversation » tourne en rond autour principalement de l’empathie que suscitent ou pas les pièces évoquées. Pièces qui deviennent des alibis où le confessionnel et l’intime sont développés à tout va. Exemples : Avec mon mari, pendant des années…. Et moi je voudrais que mes cendres soient dispersées dans la Cour… Et je lui en voulais de parler comme ça des enfants… etc.
Bref, Cour d’Honneur du Palais des papes peut dès lors satisfaire la charge narcissique que chacun d’entre nous porte, mais en définitive Bel vient de reprendre à son compte le reality show et autres émissions people où la parole du public vaut pour l’avatar principal de la fiction (qui n’en a plus que le nom).
Alors que reste-t-il au spectateur de la Cour d’Honneur qui aimerait faire l’épreuve d’un autre langage, d’un autre espace, d’une autre temporalité… ?
Mes petits camarades de l’Insensé me lisent leurs critiques de Jérome Bel. L’un s’amuse à caricaturer intelligemment la pièce, l’autre fait l’épreuve d’un désarroi… Critique à mes heures depuis plus de 30 ans, je les écoute et n’ignore rien de ces sentiments. Je les accompagne, lui dans l’amusement, elle dans le dépit. Mais le soir, sortant de la Cour d’Honneur du Palais, je ne peux éprouver qu’une forme de dégout pour ce « tout à l’ego ». « Tout à l’ego » oui… et j’en veux à ce théâtre qui se brade et se vend à l’air du temps. J’en veux à Jérome Bel de ne pas figurer un théâtre de résistance à ce qui nous ronge. J’en veux à Jérome Bel d’avoir la flemme de travailler quand on lui offre un pareil outil. J’en veux à Jérome Bel de croire qu’il fait du théâtre quand il répond aux lois de l’offre et de la demande, empruntant au petit écran ce qui fait écran à la vitalité de la vie. J’en veux à Jérome Bel d’être si insidieusement l’agent d’un libéralisme où la création se fait bouffer par la consommation. Car ça consommait et les marques du contentement exprimées à chaque prise de parole en étaint le signe.
J’en veux à Jérome Bel…
Et pardon d’appartenir à une élite intellectuelle pointée du doigt sur scène. Pardon d’appartenir à ce petit clan à qui l’on reproche 68 et son non-engagement aujourd’hui. Pardon d’être cet intellectuel, si « intellectuel » c’est espérer que le théâtre me conduise à penser. À l’épreuve du travail de Jérome Bel, mon désaccord n’est pas simplement esthétique, il participe de la réaction d’un peuple mineur qui voit sa langue disparaître, sa culture s’appauvrir, ses espoirs laminés. Et je me souviens, moi aussi, que Brecht avait annoncé le risque que « le théâtre devienne un bordel pour le contement de putains ». Sortant de la cour d’Honneur du Palais des Papes, je crains qu’il n’ait raison sur ce point. Comme sur les autres.