Les Bohringer : différents sans différend
Bien au-delà d’une complicité entre Richard Bohringer et Romane Bohringer, d’un père qui jouerait avec sa fille ou l’inverse, la pièce d’Angela Dematté J’avais un beau ballon rouge mise en scène par Michel Didym exigeait, parce que la fiction le prescrit, un père et sa fille. Sur la scène du Jeu de Paume, jusqu’au 9 février, les Bohringer, comme les Atrides, donnent corps à l’histoire tragique d’une famille Ou la variation contemporaine d’un drame intime et politique. Un peu moins de deux heures oà¹, dans la lignée d’un art militant et d’une pratique politique du théâtre, Didym engage l’art théâtral dans les voies qui peuvent être les siennes : un regard critique posé sur le champ social. Une pièce d’aujourd’hui…
Le grand soir
Du « Pourquoi » enfantin qui s’interroge sur l’agencement du monde… Du « Pourquoi » naïf de l’enfant qui s’étonne de tout et interpelle le Père parce qu’il est un pôle cardinal… Du « Pourquoi » qui est le mot valise de tous les étonnements, de toutes les inquiétudes, de toutes les curiosités… De ces « Pourquoi », Margherita Cagol a usé toute jeune à l’endroit de son Père. Elle, s’inquiétait des méchants, de ceux qui sont miséreux, de ceux qui n’ont pas le sou… Elle s’inquiétait au moment de s’endormir de l’injustice, de l’inégalité, de ce qui semblait indépassable. Lui, répondait, ou disons qu’il ne laissait pas de place au silence car, en définitive, il n’avait pas d’explication. Ainsi le Monde donné de l’un était à venir le Monde à abandonner de l’autre…
De J’avais un beau ballon rouge (écrit par Angela Dematté, dont le texte paraîtra aux Solitaires intempestifs), on dira qu’il y a là une histoire biographique qui se mêle à une fresque historique. Celle de la famille Cagol dont la fille fondera avec Renato Curcio les Brigades Rouges. Presque une pièce documentaire nourrie de communiqués, de lettres, d’extraits de journaux. Une pièce complexe où le dialogue théâtral entre un père et sa fille est innervé par une archive philosophique, journalistique, politique. Au détour d’une parole, apparaissent Marx, Lénine, Mao, Marcuse… Dans les méandres du drame, avancent une exécution, un avertissement, une arrestation… Pièce où le réel et la fiction s’entrecroisent, où la vie intime et le mouvement de l’Histoire se mêlent, où la vie de famille et la vie de la cité s’épousent.
De Trente et l’université, à Milan et ses caves clandestines, Mara (diminutif de Margherita), la petite fille de son père, sera devenue une femme militante engagée dans la lutte armée sans jamais que le lien de filiation, l’amour et ses oppressions comme le désir et ses passions ne s’éloignent.
Et dans l’intérieur sobre qui sert de décor, dans ce mobilier humble qui vient, au terme d’une vie rappelé qu’il n’y aura rien à léguer, le père et la fille vivent aux rythmes des saisons de la vie familiale : la scolarité, l’espoir de l’insertion, un jour un mariage, plus tard des « poupards », puis la maladie, et la lèpre qu’est la mort cet accident sans logique… Vie familale où le père est cet être de bon sens, cette personne raisonnable, cet homme qui s’est rangé à l’opinion générale. Où le père joue la « mère veilleuse » certitude.
Vie familiale qui n’est qu’un des modèles possibles et copiables et que Mara dépassera. Au souhait du mariage, elle épousera la révolution. Au désir de garder raison, elle observera un lien avec la raison critique. Aux demandes de « sagesse », elle opposera la hardiesse. Au futur d’une vie rangée, elle préférera une vie de danger. Ou quand tout aura commencé le soir, par le « Pourquoi » au moment du couché pour s’achever dans le « Grand soir »…
1966-1971-1975- (2013)
Je me souviens… au mur de la chambre, le poster noir et blanc d’une jeune femme de l’IRA avait pour vis-à-vis le visage d’une jeune femme inspiré d’un cliché hamiltonien. Deux modèles, l’un politique, l’autre érotique me permettaient un va et vient entre vie intime et conscience collective. Deux idéaux, un rêve, une utopie qu’encourageaient les Doors et autres Jagger, Joplin et Smith… En bas, dans la cuisine, ma mère et mon père… le repas du dimanche, les conventions, le souci de l’insertion professionnelle qui commençait par la dictée sans faute… Un beau diplôme devait nous acheminer vers une vie tranquille… vers l’institution plutôt que la révolution.
Didym n’a sans doute pas échappé à ces canevas qui, dans les sixties, se superposaient. D’un côté l’autorité parentale, de l’autre le vent de liberté qui balayait l’Europe et le monde. C’était la pensée 68 (dirait l’autre). L’ère du soupçon, les communautés naissantes, un autre monde ou un monde autrement, à la marge de la décolonisation, de l’affrontement Est-Ouest, Communiste contre Capitaliste, Mao et Situ contre bourgeoisie. Genet déclarait que la Révolution française n’était pas achevée. Sartre assumerait son communisme poststalinien. Arendt livrait l’analyse la plus juste de la nature des états totalitaires. A Buda, à Berlin, à Pragues, dans les rues de Paris un jour… Aujourd’hui en Grèce, en Espagne… On demanderait davantage qu’un passeport d’intégration sociale aux conditions du salaire minimum : la misère recevable, la pauvreté habillée.
Côté théâtre, il y aurait le festival de Nancy : une révolution théâtrale internationale… et étudiante, bordel. Et les belles heures de Brecht, les documentaires inoubliables: « Prix et Profits » d’Allégret… le souvenir de la scène ouvrière, le groupe Octobre de Prévert, le théâtre prolétarien, etc.
Didym n’ignore rien de ça, ni des revues Théâtre populaire, ni de Travail théâtral qui répond à au journal de Mara Travail Politique.
A la marge de tout ça vivait un monde asservi. Un prolétariat tenu à la reconstruction et aux trentes glorieuses. Les femmes voteraient bientôt, non sans mal. La sexualité se discutait de plus en plus… etc. On parlait « droits », « égalité », « reconnaissance »… et rien ne se fit sans la rue.
La scénographie de Jacques Gabel rend compte de tout ça, de plus ou moins loin. De l’assiette de lait et pain trempé, des livres des penseurs marxistes qui envahissent l’espace, du portrait de Jagger et de la reproduction d’une vierge et l’enfant, d’un canapé cuir et d’une table repeinte en violet, d’une AK47 qu’on voyait en pochoire sur les murs. Et des étoiles Rouges qui fleurissaient à même les murs loin des « étoiles du berger » de la voute céleste. Pas encore du street art que ces symboles là… C’est que deux mondes, nés d’un même ventre, se mesuraient. Celui du père, celui de la fille. Et jusque dans le mobilier et l’architecture l’opposition était visible. Non pas l’opposition, mais plutôt la différence qui n’ira jamais jusqu’au différend. Jusque dans la voix, paisible et ironique pour lui, enthousiaste et nerveuse pour elle. Jusque dans les gestes veillis pour lui, fougueux pour elle. Jusque dans le respect du costume pour lui, quand elle, avec son époque, s’habille désormais librement… Et le plateau rend cette dualité, ces strates qui se regardent comme une archéologie du mouvement historique et social. Didym le sait et le rappelle, tout a commencé dans les foyers. A l’endroit de la parole entre parents et enfants, dans la surdité ou l’ouverture, entre la raison et la critique. Tout a commencé le jour où l’enfant à fait savoir qu’il pensait.
Et de regarder attentivement cette petite pièce jouée de manière réaliste livrait passage à quelques images projetées d’un monde de bouleversements. De revoir avec effroi quelques enfants du vietnam courir sur une route déserte. De voir quelques rues devenir le lieu des affrontements sanglants.
Le terrorisme politique, la lutte armée, le communisme révolutionnaire, la clandestinité comme mode de résistance, les utopies de toutes sortes, et toujours, absent visuellement mais omniprésent dans la parole : la misère des peuples… Oui, Didym parle de tout ça, le montre, simplement, presque avec timidité. Et c’est sans doute cela qui fait de la pièce qu’il met en scène quelque chose de précieux. Ce qu’il montre, en définitive, c’est bien ça, mais aussi quelque chose d’un lien indépassable qui est au-delà du conflit des générations.
Car ce qui était visible et audible, plus que la mort de Mara, plus que les accents de Manifestes… c’était une autre idée. Peut-être celle que rappelait Pontalis… « Il y a un enfant mort en nous » qui regarde le monde. Et de regarder Borhinger en père être celui qui jouait ça. Celui qui était au plus proche de Mara-Romane. Ce qui se jouait, c’était un deuil en soi. Quelque chose d’une « tu meurs » en soi. Comme la tumeur que le père finit par porter dans son pyjama rayé. La tumeur, ou la métaphore de « l’enfant mort en soi »… Et d’entendre en son intérieur « Pourquoi on meurt ? » ou plus vieux, quand le temps a passé sur les rêves « de quoi on meurt ? ». C’est le propre du théâtre que de faire entendre ce qui est en jeu.
Vu d’aujourd’hui, de 2013, le texte de Dematté faisait entendre ce soir quelque chose d’ironique, et parfois drôle (dans une langue qu’il faudrait étudier). Quelque chose de l’éternel retour de l’histoire qui n’a pas fini… Vu de 2013, de ses triples A, de son CAC 40, de sa misère galopante, de l’injustice chronique… quelque chose fait de la mort de Mara et de notre enfance un temps indépassable.