Mise en scène d’un corps amoureux (Off 2015) : Solitudes
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mise en scène Florine Clap et Nans Pierson
Avignon, le Off – Pandora Théâtre
19h, place de l’horloge : « Ça vous dit pas d’aller voir un spectacle sur l’amour, là ?… – Moi, j’ai entendu parler d’un truc d’après les Fragments d’un discours amoureux de Barthes… » Et nous voilà en route vers le Pandora Théâtre, désireuses de voir la conjonction de nos deux passions, le théâtre et l’amour. Mais vouloir concilier à tout prix ce qui nous touche le plus dans l’espoir d’une joie décuplée n’est pas toujours possible, ni même une bonne idée, et à part Clôture de l’amour et La Réunification des deux Corées, l’alliage atteint rarement la perfection. Peu importe, telle n’est pas notre exigence, et on peut aller jusqu’à accepter un déplacement, même double. Avec Mise en scène d’un corps amoureux, de Florine Clap et Nans Pierson, il s’agit de performance plus que de théâtre, et quant à l’amour, celui porté au texte de Barthes est en réalité impossible à reproduire autrement que par la lecture. Mais peu importe, la solitude peut s’accorder au pluriel.
C’est étrange cet instinct qui nous entraîne chaque fois à aller voir sur scène des textes qui n’y sont pas forcément destinés et dont la jouissance est telle que rien ou presque ne peut la dépasser. Pourtant, les Fragments avaient été découverts il y a des années au théâtre justement, dans un spectacle de Luchini, une de ces lectures dont il a fait sa marque de fabrique, et qui mêlait alors Valéry, Rimbaud, et Barthes. Et avec sa façon de lire et de relire, il donnait à entendre Barthes, et même à comprendre, et le théâtre invitait à la lecture, une lecture qui est de celles qui accompagnent sans relâche, à tous les instants.
En épigraphe de cet abécédaire amoureux, livré à l’arbitraire des lettres, Barthes annonce « c’est un amoureux qui parle et qui dit… » : avec cette œuvre, il ne définit pas le sujet amoureux, ne dit pas qui il est, mais écrit ce qu’il dit, ce qu’il se dit, par fragments. Barthes emploie donc un drôle de « je ». Claude Coste rappelle : « Déjà dans Roland Barthes par Roland Barthes, le fragment « Le cercle des fragments » proposait une appréhension identique de la subjectivité. Comment l’individu se perçoit-il ? Au centre du cercle, l’écrivain incapable de s’appréhender comme une plénitude ne se signale que par les fragments qu’il produit et qu’il dispose autour de lui. […] le sujet, là encore bien incapable de se définir en essence, se contente d’énumérer la liste de ses goûts et dégoûts afin de dessiner autour de lui le cercle de tous ses attributs. » [1] Le sujet amoureux parle et dit ainsi je-t-aime, mais aussi adorable, fâcheux, et demande pourquoi une fois ravi et victime de l’absence, de l’attente, de la dépendance… Ces entrées, fragments composées de fragments, sont autant de figures, moins au sens rhétorique du terme, qu’au sens gymnastique : chaque petit drame conçu, irrigué par la lecture des Souffrances du jeune Werther de Goethe dans les marges, est un geste du corps.
Alors une mise en corps, pourquoi pas, oui, cela fait sens. Mais il faut prendre le titre au pied de la lettre. Il s’agit d’une performance, d’un spectacle avant tout physique, partant de l’idée exprimée par Barthes que le corps parle, qu’il en dit plus long que le langage, qu’il est incapable de déguiser les sentiments comme le discours. Ce sont donc trois corps sur scène, l’un après l’autre, ceux de Nans Pierson, d’Anaïs Beluze et Jeanne Bonraisin. Ils choient, ils trébuchent, ils répètent les mêmes gestes frénétiques, ils s’abîment dans le mal d’amour, qu’il s’agisse du désir, de la jalousie ou de l’absence. Avec le fragment sur la déréalité placé en préambule, en voix off, ce sont les trois extraits retenus de l’œuvre, explorés et ressassés par le corps.
Mais plus encore que le texte, ces trois amoureux parlent et disent… la main qui lisse un vêtement dans l’attente de l’autre, les cheveux que l’on attache et que l’on détache, les larmes que l’on essuie depuis les yeux jusqu’aux hanches, mais aussi les murs que l’on essaie de pousser, les respirations que l’on veut étouffer, les cent pas que l’on fait. Ça commence d’abord avec une chorégraphie, répétée de plus en plus vite, jusqu’à la folie – celle contenue en chacun, que peut libérer l’amour –, jusqu’à ce que les mouvements ne soient plus que des coups infligés au corps, des violences qui font de lui une plaie béante. Puis la danse reprend du début, lentement, cette fois accompagnée du texte, articulé mais parfois débordé par le souffle. Et le corps gisant recommence une dernière fois, immobile, ne laissant cette fois place qu’à la parole, portant encore la marque de l’emballement physique.
Trois fois, c’est le minimum pour rendre compte de nos façons de dire et de redire, de raconter à chacun le même événement – et là, il m’a dit… et là, on a fait… et là, il s’est passé ça… –, de reprendre depuis le début et de recommencer, sans qu’encore aucun sens ne se dégage, sans que l’on soit encore capable de prendre le recul nécessaire pour arrêter de répéter toutes les étapes et d’offrir simplement une synthèse, celle qui dit bien que c’est fini, que ce n’est plus en nous, que c’est exorcisé. Trois fois c’est aussi le minimum pour comprendre le fonctionnement du spectacle, pour entrer dans sa logique et mettre en place les conditions de sa perception. C’est à peine suffisant – mais plus serait peut-être trop –, et il faut être rapide, s’accorder au rythme, celui emballé auquel est livré le texte qui le premier nous a fait nous asseoir dans la salle, en entendre quelques phrases qui ont l’effet de gifles et en perdre d’autres parce c’est trop vite, trop fort.
Le texte de Barthes, parce qu’il simule le discours amoureux plutôt que de le décrire, parce qu’il substitue à l’analyse l’énonciation, parce qu’il est monologue intérieur et que jamais l’amoureux ne reçoit de réponse, s’impose, trouve voix en chacun. Toute lecture en devient personnelle, et se superposent donc à celles des metteurs en scène, celles de chacun des comédiens, et in fine, celle du spectateur, qui voudrait y voir la sienne et qui doit composer avec celle des autres. « Bien souvent, c’est par le langage que l’autre s’altère ; il dit un mot différent, et j’entends bruire d’une façon menaçante tout un autre monde, qui est le monde de l’autre » (Barthes). L’extrême solitude qui servait de point de départ au projet des Fragments s’est donc déplacée, du discours amoureux à la lecture amoureuse, et toutes ces solitudes réunies se retrouvent et forment le temps du spectacle une impossible communauté, impossible mais bien réelle – comme celle formée par la réunion des trois corps sur scène à la fin.
[1] Claude Coste, « Roland Barthes, du séminaire au cours magistral », Histoire de l’éducation