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Des Arbres à abattre, de Lupa, ou le bruissement de paroles endeuillées – L'!NSENSÉ
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Des Arbres à abattre, de Lupa, ou le bruissement de paroles endeuillées

Des Arbres à abattre, mise en scène Krystian Lupa

d’après le roman de Thomas Bernhard,
mise en scène Krystian Lupa

Avignon 2015, La FabricA

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Tout ce qui précède oublier. Je ne peux pas beaucoup à la fois. Ça laisse le temps de noter. Je ne la vois pas mais je l’entends là-bas derrière. C’est dire le silence. Quand elle s’arrête je continue. Quelquefois elle refuse. Quand elle refuse je continue. Trop de silence je ne peux pas. Ou c’est ma voix trop faible par moments. Voilà pour l’art et la manière.
Samuel Beckett, Assez

« Ecrire immédiatement, sans délai, avant qu’il ne soit trop tard » : les derniers mots du roman de Thomas Bernhard, Des arbres à abattre, dont Krystian Lupa offre une adaptation sensible et magistrale au public avignonnais sonnent comme une injonction au devenir critique du spectateur. Écrire immédiatement, avant que la mémoire ne vienne travailler l’expérience d’un spectacle de plus de quatre heures où s’entremêlent la voix de Thomas Bernhard, de son narrateur, de ses protagonistes et de Lupa lui-même, qui soutient de ses borborygmes et mélodies les divagations guidées des acteurs polonais. Écrire sans délai, tant que la musique lancinante du Boléro de Ravel anime encore le corps du spectateur, hante encore sa sensibilité qui peine à sortir de cette torpeur dans laquelle Lupa nous plonge. Écrire avant qu’il ne soit trop tard, alors que l’instant est déjà passé : déjà Avignon paraît loin et n’en reste que ces notes écrites dans l’obscurité de la salle, entre les lignes du programme, et dont la vérité est à chercher dans ce qu’elles ont laissé sous silence, dans ce que la main n’a pas réussi à inscrire – impossible d’écrire ça s’exprime le compagnon de vie de Joana dont le suicide constitue l’objet indicible et tu de ce dîner artistique au centre du roman de Thomas Bernhard.
Écrire donc, depuis la position du mélancolique qui ressasse inlassablement les souvenirs, les instants d’une expérience théâtrale où l’intimité construite par les acteurs est sans cesse fracturée. Non pas tant interrompue que déplacée au fil des espaces, vidéos ou théâtraux – si tant est qu’il soit possible de les distinguer –, auxquels se confrontent les personnages de Thomas Bernhard. Aucun espoir de parvenir à retranscrire le spectacle dans sa continuité – qui, d’ailleurs, est une continuité pliée, feuilletée – et d’en proposer une mise en récit à proprement parler mais la nécessité d’un travail de deuil, dans et par l’écriture, de ce spectacle pour être à nouveau en mesure de réinvestir le reste du monde théâtral et de créer de nouveaux schémas d’attachement. Freud nomme cela l’étape de la libération du moi.
Suivons donc ce feuillettement théâtral élaboré par Krystian Lupa et ses acteurs dans cette adaptation de Thomas Bernhard dont l’œuvre lui est plus que familière puisqu’il s’agit là de son sixième travail sur l’auteur autrichien. L’intrigue se résume facilement : à l’occasion du suicide dans la petite ville de Kilb de Joana Thul, le narrateur – prenant chez Lupa la figure de Thomas Bernhard lui-même, interprété par le virtuose Piotr Skiba – se trouve invité à un dîner chez un ancien couple d’amis, Maja et Gerhard Auersberger, un rituel social et artistique confronté à la nécessité d’un rituel de deuil et qui accueille pour l’occasion un acteur du Théâtre national que toute l’intelligentsia autrichienne s’arrache. Assis dans son fauteuil à oreille, il n’en finit plus de vomir sa haine pour l’hypocrisie de ces artistes ratés et arrogants, finissant par admettre son inexplicable attachement à ceux-là même qu’il déteste.
Alors que le public entre encore dans la salle de la Fabrica, la vidéo d’une interview de Joana Thul, incarnée par Marta Zieba, est projetée sur un écran au centre du plateau. L’écran surplombe un salon bourgeois, chargé de fauteuils en cuir, d’un immense piano à queue et séparé des spectateurs par des vitres dans lesquelles ces derniers se reflètent. Au sol, à une dizaine de centimètres du premier rang, une frontière rouge prolongée de chaque côté par des flèches, rouges elles-aussi, qui se perdent en hauteur vers un ciel inaccessible. À jardin, une porte donne sur l’extérieur ; à cour, un porte-manteau et un fauteuil à oreille ; au lointain, un espace vide qui se fera surface de projection d’arbres, d’immenses fenêtres d’un entrepôt ou encore de formes circulaires, tel l’œil qui regarde Caïn dans sa tombe. Plutôt que de proposer ici le récit exhaustif du spectacle – entreprise tant impossible qu’inutile – nous voudrions nous laisser porter par le surgissement de quelques scènes qui construisent en creux le travail de deuil de chacun des protagonistes suite au suicide de Joana. Perdons-nous ainsi dans l’entremêlement des nappes sonores, des chuintements (ou bruissements, dirait Barthes) de la langue polonaise qui sous-tendent les confessions des protagonistes et font surgir, tel un punctum, l’émotion à l’endroit où on ne l’attendait pas.
Dans les interstices de ces nappes entremêlées et feuilletées se dessine notamment – et nous insistons sur ce notamment, il s’agit là d’une trame dramaturgique parmi d’autres – une dramaturgie du deuil, un fil que l’on peut suivre pour mieux se perdre. Faisons ainsi l’hypothèse que tout le premier acte est l’occasion pour chacun des protagonistes de faire l’épreuve de la réalité de la perte de Joana. Hypothèse factice et nécessaire à l’écriture qui ne doit pas pour autant donner l’illusion d’une linéarité : si la mise en récit engendrée par le mouvement d’écrire est réelle, elle se confronte toujours déjà – et échoue face – aux multiplicités de temporalités et d’états de présence qui caractérise chaque acteur/personnage.
Au cours du repas qui suit l’enterrement de Joana, son compagnon tente de faire le récit de la sortie du corps du plastique dans lequel il avait été emballé, de sorte que chaque bouchée de goulash qu’il porte vers ses lèvres semble être un geste d’anthropophagie, une tentative de fusion. On notera que l’impossibilité de cette fusion est redoublée par le choix de l’image vidéo pour cette scène qui est projetée sur l’écran suspendu au centre du plateau et que regardent, par l’envers, certains protagonistes. Accentuant l’inquiétante étrangeté de la nécrophagie par l’intermédiaire du gros plan, la vidéo participe, dans le même temps, d’une déréalisation, d’une distanciation signifiée notamment par ces quelques regards distraits des protagonistes silencieux qui semblent assister à la projection d’un souvenir auquel ils n’ont pas participé, tandis que d’autres sont absents à eux-mêmes, pris dans leurs monologues intérieurs tus.
Des tentatives de fusion déçues sont rejouées, à des intensités et selon des degrés singuliers en fonction de chaque personnage, au moment du retour fantomatique de Joana, qui apparaît alors que le salon des Auersberger s’emplit d’une fumée blanche, s’avançant vers le public sous le regard figé de tous les invités. Portant son visage dans l’écart qui sépare les vitres du salon, Joana passe ensuite de l’autre côté de celles-ci, tandis qu’un des personnages féminins tente de saisir sa main à travers la paroi vitrée – espoir d’un contact qui lui est refusé et offert au spectateur du premier rang sur l’épaule duquel Joana vient s’appuyer, paraissant vouloir se jeter dans le vide du gradin avant de retourner, tremblante, dans l’espace du jeu. Ce passage de « l’autre côté » de la frontière rouge est soutenu du regard par Albert Rehmden, alias Alfred Kubin, interprété par Andrzej Szeremeta. L’auteur du roman fantastique L’autre côté et le maître de la Cité du rêve re-créé par Lupa en 2012 se tient, silencieux, à la limite des vitres et dévisage le public sans paraître le voir. Il est tel une figure de bord arassienne, en ce sens qu’il signale un point d’entrée du regard pour le spectateur tout en lui renvoyant son image passive, il est ce qui nous regarde dans ce que nous regardons et pour autant ce qui ne nous voit pas. Car, comme souvent chez Lupa, le quatrième mur s’effondre, certes, mais il n’y a rien derrière, comme lorsque dans La cité du rêve, un personnage prend en photo le public et lui expose le cliché sur lequel n’apparaît qu’une salle vide.
Lupa sème ainsi tout au long de son spectacle des complicités à l’écart qui nécessitent, pour les saisir, que le spectateur impertinent s’arrache à ce qui se présente comme la scène principale, l’endroit où l’action au sens dramatique et classique du terme a lieu. Sortes de scènes en retrait, de scènes de bord comme ce jeu érotique de pieds et de jambes sous la table entre Joyce et Gerhard Auersberger alors que l’acteur du Théâtre national occupe l’intégralité de l’espace par son ego démesuré et bavard, ou bien ce sourire isolé de Kubin vers Joana qui signale une intimité singulière.
Joana dont tout ce premier acte travaille à construire la figure christique, ses mains portant l’espace d’un instant les stigmates sanglants lorsqu’elle franchit la limite rouge, son corps se dressant nu dans un dernier cri, les bras en croix, à la fin de la mise en acte par Thomas Bernhard et elle d’une pièce de leur passé, La princesse nue. Pièce qui est pour ce même Thomas Bernhard, ou Piotr Skiba, ou le narrateur – on ne sait plus très bien comment le désigner tant Lupa trouble les degrés de présence, de réalité et de fiction – la mise à l’épreuve de la perte de Joana. Un dernier espoir de consommation érotique figure au centre de cette pièce qu’ils rejouent mais déjà l’instant est passé, la mort de Joana est devenue réelle : le spectacle nous reste interdit, le plateau entre en mouvement au moment où ils se déshabillent et vient semer le trouble dans la temporalité et la linéarité de l’intrigue.
Le premier acte signe ainsi l’impossibilité d’une fusion recherchée par chacun selon un mode et un rythme singulier, que ce soit par l’acte sexuel manqué au travers d’une pièce de théâtre fantasmée, par la nécrophagie ou par un mouvement de transcendance qui emporte Joana et Joana seule, laissant les autres protagonistes face au vide de son absence et dans un état singulier, la rupture dans le trajet du désir de fusion n’ayant jamais lieu au même endroit. Absence que double la figure de l’acteur du Théâtre national, puisque son arrivée ne cesse d’être annoncée pendant la première partie et qui apparaît, de façon signifiante, à l’orée du deuxième acte au centre d’une (s)cène.
Si l’on poursuit notre hypothèse d’un fil dramaturgique endeuillé, cette deuxième partie tiendrait lieu de processus à la fois singuliers et collectifs de désérotisation de l’objet perdu : l’épreuve de la perte de l’objet perdu a mis les protagonistes face à son absence, reste à présent à reconstruire, peu à peu, des schémas d’attachement autres que ceux dont sa disparition est la trace, au sens derridien du terme.
Et c’est par la musique, celle du Boléro de Ravel qui se propage dans les corps des acteurs – et des spectateurs, par contagion, selon ce phénomène d’« empathie kinesthésique » dont parle Hubert Godard au sujet du mouvement dansé. Après avoir dégusté à une heure indécente un sandre et ri de la sempiternelle répétition d’éloges auto attribuées par l’acteur du Théâtre national pour son rôle d’Ekdal, les participants de ce dîner artistique écoutent et se laissent emporter par le rythme répétitif et cyclique du Boléro. Façon pour Lupa également de suspendre le déroulement du temps, de repousser la fin annoncée plusieurs fois par des sorties – qui n’en sont pas – de quelques acteurs. Derniers instants de mouvements libidineux du corps de Jeannie Billroth que transportent l’ivresse et la musique ; explosion, au milieu de ce « chœur silencieux », de la colère de Kubin dont le silence manifestait en creux la difficulté de faire face au deuil, et de celle de l’acteur du Théâtre national qui, dans une révolte surprenante et magistrale, renverse le rapport de forces alors établi, s’inscrit en miroir de la figure de Thomas Bernhard, allant jusqu’à occuper son espace et surprendre les spectateurs encore éprouvés par l’écoute redoublée du Boléro.
Des libérations possibles du moi s’esquissent alors au sortir de ces quatre heures trente pendant lesquelles la temporalité n’a eu de cesse d’être éprouvée en durées – au sens bergsonien du terme – distinctes, en états de consciences concomitants mais non simultanés. Au travers des brumes de l’alcool et de la résonance silencieuse du Boléro surgissent des images d’un rêve : une Marie-Madeleine enceinte et errante au lointain, le compagnon de vie qui observe, dans l’ombre, les arbres du fond, Joana, immobile et en larmes, dans sa chambre devenue rouge, Gerhard Auersberger qui se confond avec le fauteuil dans lequel il est affalé, James (et) Joyce assis dans la pénombre ou absents à eux-mêmes au premier plan, Thomas Bernhard dans son fauteuil à oreille, à distance du salon, jouant avec un clou.
C’est bien sur le mode du symptôme en creux de l’oubli que s’éprouve ce spectacle de Lupa : dans la torpeur d’un état de passivité active où s’entremêlent scènes de bord et images à l’écart. Comme cette chaussure qu’ôte Skiba et qu’il frappe contre son crâne avant de jouer à l’équillibriste sur la ligne rouge tout en déroulant son monologue.S’ajoutent, dans le désordre, un je t’aime de Lupa (mais parle-t-il en son nom ou en celui de Thomas Bernhard, ou du narrateur ? ) adressé à Joana qui frémit ; les échos des répliques des acteurs se transformant en voyelles chantées et borborygmes dans la voix d’un Lupa qui rejoint ici la figure de Kantor, soutenant plutôt que corrigeant les acteurs dans leurs monologues en ajoutant des strates sonores ; le bruit des respirations des acteurs derrière la parole de Skiba et du compagnon de vie lorsqu’il raconte sa rencontre avec Joana. Autant de souvenirs qui ressurgissent au travers de l’écriture comme travail de deuil et y marquent les empreintes singulières et multiples d’un effacement par l’oubli.