Forbidden di sporgersi, une danse de matières
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Mise en scène Marguerite Bordat & Pierre Meunier
Avignon 2015, Chartreuse de Villeneuve lez Avignon
Dans cette 69e édition du Festival d’Avignon, Pierre Meunier et Marguerite Bordat présentent à partir de ce 15 juillet à la Chartreuse Forbidden di sporgersi. Une écriture du plateau à partir du texte Algorithme éponyme de Babouillec autiste sans paroles. Une musique qui fait danser la matière inanimée avec le vivant, le fer avec les mots, le plastique avec la chair.
C’est l’entrée du public, une certaine fuite de la canicule dans les salles plus fraîches de l’ancienne abbaye, et à travers les grandes plaques de polycarbonate et de plexiglas qui s’érigent vers le gril du théâtre, nous pouvons déjà apercevoir une lueur crépusculaire. Lumière qui indique le bout d’un tunnel, mais dont tout début est d’abord une « promesse de grandes aventures ». Qu’on se le dise dans ces temps de recherche de bien-être !
Chut. Quatre humains en blouse gris de travail, ingénieurs et très vite clowns, ou presque clowns, débarquent d’on-ne-sait-où dans un espace qu’on-ne-sait-lequel. Il y a là ces grandes plaques de polycarbonate comme des simulacres de monolithes en plastique.
De toute manière, éphémère, que le moindre coup de vent fait tomber. Des plaques de métal accrochées. Une guitare électrique au fond. Ils débarquent donc, catapultés du passé vers un futur inconnu ou du futur vers un espace inconnu du présent (seuls les matériaux nous font penser au grande fiertés nationales des lieux culturelles)
Polycarbonate, polycarbonate, vive le polycarbonate ! En effet, l’effet de la lumière, l’effet de l’image déformée derrière ces polycarbonates est joli… D’autres transparences. Une bâche en plastique qui cache une installation de ventilateurs cachée par du papier bulle. Musique concrète. Apparaît alors un chœur de ventilateurs, en plastique d’ailleurs, qui tournent et se touchent, laissant échapper des bruits. Musique concrète encore. Vague tentative de diriger du vent sur le public. Des prises de contacts comme ça, par d’autres voies que la voix. Chœur de ventilateurs qu’un des clown-ingénieur-explorateur tente de faire chanter sans trop de succès. Hormis le plastique, il y a du métal. Des barres de fer. Une sorte d’hélice, de mèche pour percer le sol, creuser, trouver de l’or noir, de plusieurs mètres de longue. Des tuyaux en métal qui prendront l’allure d’une orgue sectionnée après avoir été des mikados géants flottant dans le vide sur lesquels se balancent Satchie Noro, une des quatre bonhommes. Ainsi, on passe d’une installation à une autre. Et elles-mêmes ont les devenirs les plus étonnants. Un fil de fer comme la matérialisation de quelques forces magiques volant dans l’espace et qui tient encore une fois la danseuse/acrobate arienne, image saisissant du fait de l’annulation de la loi de la pesanteur, de l’absence de la pesanteur, ce dessin matériel en lignes d’une force inconnue, un gribouillis plastique gigantesque tombe, tombe sur elle, et cette force, cette légèreté, cette joie, cette liberté se transforme en un fil de fer barbelé, le corps, UN corps, au milieu, pris, griffé, tué… enfin, des projections tout ça. Mais la beauté des images qu’ils créent sur le plateau consiste peut-être autant dans la composition spatiale et matérielle que dans le fait qu’ils ne cachent pas leurs fabrications. Nous avons le plaisir de voir le théâtre se faire. On n’essaie pas de nous leurrer. Nous avons le plaisir de voir toute la machinerie théâtrale. Les guindes et les poulies. Et l’équipage de Meunier a alors raison de rire, se moquer de cette technique qu’aujourd’hui plus personne ne peut s’en passer. Le micro ne marche pas pour dire le texte. C’est vrai, comment dire un texte sans micro ? Eh bien, il marche pas. Eh bien, l’armoire électrique de 6 m³ qu’on ramène parce que le tout a fait sauter toute l’électricité du théâtre, cet armoire ressemble plutôt à un Karl d’Odyssée dans l’Espace qu’à un armoire électrique. D’ailleurs, il fini par avaler un des ingénieurs avant d’avoir pousser quelques nuages de fumée noire et des bruits incongrus. Et cette équipage avec ses drôles de gueules ne nous leurre pas sur l’illusion théâtrale, autant qu’elle ne cachent pas la fabrication dramaturgique. Je veux dire que quelque part nous savons toujours que c’est du théâtre et que c’est écrit ; et c’est là une honnêteté et un partage de l’acte théâtrale qui met en joie. D’autant plus que, paradoxalement, les choses semblent advenir par hasard. Nous voyons ainsi un hasard écrit et parfois l’écriture du hasard qui n’y enlève rien, au contraire. Ainsi, nous passons, nous glissons d’installation à installation, de « dispositif de jeu » à « dispositif de jeu », de gag à un autre gag, accompagné par une composition sonore et musicale qui fait chanter la matière. C’est un jam qu’on pourrait qualifier de free-jazz-hard-rock qui débarque. Une guitare électrique qui, tapée contre les tuyaux de fer, fait exploser les tympans. Des projections de voix mystérieuses. Le foret, la mèche (c’est quoi le nom de ce machin?) de plusieurs mètres de long émet des sons, et nous parle enfin par quelques manipulations de l’objet, mystérieuse, mais logique. C’est-à-dire, ce n’est pas le savoir ici qui guide la solution des problèmes, mais l’expérience, un apprentissage en acte, une expérimentation. Et c’est peut-être là une des plus pure conception du jeu : L’enfant qui se demande : « qu’est-ce que ça fait si… » Et donc, ça parle. Ou ça crie. Ou ça émet des sons bizarres. En tout cas, ça réagit. Et ce tout est intercalé par des fragments du texte de « Babouillec autiste sans parole ». Texte qui est pris ici comme les matériaux, comme les fils de fer, les plaques de plexi et de polycarbonate, que les quatre clowns découvrent, manipulent, changent de places, couchent et l’érige après, les font envoler… Texte qui est pris comme une matière aussi à découvrir, à explorer. Ça parle aussi, quelque part. Et on a l’impression qu’il est parfois jeté dans l’espace juste pour voir ce que ça fait. Texte écrit par une jeune femme diagnostiquée autiste et déficiente à 80 %. Jeune femme qui n’a jamais appris à lire, ni à écrire, qui ne parle pas, mais qui écrit des poèmes à l’aide de lettres imprimées qu’elle organise pour parler de son expérience du dedans, du noir.
De mémoire : « Serons-nous ces êtres lumineux débarrassés de la matière corporelle ? »
À regarder Forbidden di Sporgersi on dirait que non, tellement la matière est au centre. Mais elle n’alourdit rien, elle rend tout léger au contraire. Ce ne serait pas l’être débarrassé de la matière, mais la matière élevé à la pensée, au mouvement, au vivant. C’est ainsi que la finale se termine dans une matière en joie. La rubalise tournique, les ventilateurs se réjouissent d’être, les polycarbonates tournent sur eux-même telles des systèmes planétaires… nous regardons et pourrions croire que l’être humain et son bavardage sont ici superflus.