Andreas, du livre ou d’être délivré
Dans la cour des Célestins, le metteur en scène Jonathan Chatel présente Andreas dans une scénographie épurée et picturale de Gaspard Pinta. Une création née de la lecture de Le Chemin de Damas d’August Strindberg où les personnages portent des noms dans la parenté, presque, de ceux de lames de Tarot : l’Inconnu, la mère, le mendiant, la Dame, La religieuse… Dans le tumulte d’Avignon, un anachronisme plastique, esthétique, poétique qui privilégie l’intimité… porté par Pauline Acquart, Pierre Baux, Thierry Raynaud et Nathalie Richard.
La nature ou l’hostilité du grand architecte…
Au premier soir, dans la cour du cloître des Célestins, un mistral qui soufflait de plus en plus fort dans le feuillage dense des deux platanes obligeait les interprètes d’Andreas mis en scène par Jonathan Châtel, malgré un équipement Hf, à élever la voix. Dans cette bataille imprévisible contre les puissances éoliennes, l’interprète subissait la symphonie des arbres et le théâtre y perdait sa hauteur de voix, son timbre et son rythme. Alors je suis parti alors que Nathalie Richard jetait un livre à terre. Je me suis éloigné en espérant des ciels que le lendemain le mistral perdrait de sa force. Au second soir, arrivé de bonne heure afin de retrouver la même place à l’endroit du gradin, le vent s’était perdu… et Andreas me parvint tel qu’il devait être dans l’esprit des comédiens.
Le chemin de Châtel
Du théâtre, on l’imagine pour Châtel, il en va comme d’un chemin ou d’un passage qui tutoierait quelque chose d’essentiel de la vie. Du théâtre, pour Châtel, il en irait comme une manière de respirer et de questionner les suffocations et les interrogations qui accompagnent et peuplent les formes de l’existence. Faire du théâtre, pour Châtel, reviendrait non pas à investir le territoire des paliatifs, mais plutôt à trouver dans le long travail de préparation de la scène, dans l’étrange travail dramaturgique, dans l’aventure que sont les séances à la table et l’épreuve du plateau, au moment de la représentation… un temps qui permette d’éprouver les limites de la pensée quand elle a été travaillée. Ou quand faire du théâtre, loin de figurer des formes de commentaires, devient une manière et un art de vivre, non étranger au quotidien, mais bien plutôt un temps privilégié, un temps suspensif où l’être s’abandonne enfin à se penser. Manière de faire exister dans la chronophagie et les vies artificielles, une « minute supérieure » dirait Maeterlinck dans Le Théâtre quotidien.
Et de regarder la création d’Andreas – nom que Châtel donne à sa pièce et au personnage de l’Inconnu du Chemin de Damas de Strindberg – non seulement comme un titre à la lecture qu’il fait de l’œuvre du suédois, mais et aussi, en définitive, un prénom à un sujet qui vient au monde. Un nom, dis-je, à ce qui est jeté au monde sans avoir rien demandé comme pourrait l’écrire Beckett, et qui doit endurer de s’accomplir le temps d’une vie, parce qu’il doit trouver un sens à cette vie.
Cette même vie, perçue comme un monde moderne défaillant, que Strindberg a vécu douloureusement comme ses frères de veilles nocturnes et effrayés, Nietzsche, Artaud, Van Gogh… ceux que l’on pourrait appeler les Suicidés de la société ou, comme le dit dès les premiers instants Thierry Raynaud l’Inconnu qui finira par prendre le nom d’Andreas, « les âmes damnées ». L’œuvre littéraire, poétique, philosophique de ceux-là, comme celle de Strindberg, campera donc les lieux propices à faire émerger pour la vie une terre hospitalière. Des cîmes de Zarathoustra, aux ciels étoilés, des monastères aux cabanes retirées… Il est une topique poétique où le refuge est une redoute spirituelle. Un lieu qui écarte l’homo quotidianus des affres du monde et lui permet de renouer avec le monde de l’Esprit. En filigranne, sans qu’il soit possible de réduire Andrés à cette seule portée, il y a d’évidence ce souci de soi, cette connaissance de soi qui peut être espérée. Cheminer la vie peut alors ressembler à une épopée où les épreuves homériennes n’ont d’autres desseins que d’être les expériences nécessaires à la construction d’un apaisement lié à une connaissance des profondeurs intérieures. Et de voir dans l’écriture, dans la volonté de s’écrire comme le dirait Pessoa, l’un de ces refuges…
Andreas… se livre
Un son murmuré, puis accentué, présent… Au silence, dans la lumière, assis songeur sur un module de bois jaune, l’Inconnu. Et soudain, insignifiant mais déterminant, presque magique au pays des trolls et des mythes du Kalevala, le souffle léger d’une femme sortie de l’invisible sur la nuque de l’homme songeur… Le souffle, le pneuma derridien… ce que le philosophe de l’amitié appelle aussi le Geist : l’Esprit. Celui qui innerve la parole, qui lui donne son essence vertébrale… Tout d’Andreas est peut-être dans cet instant humble, humain, inattendu, précieux… qui augure d’une délicatesse où la parole soufflera, souffrira, soulagera l’Inconnu à bout de souffle. Oui, Andreas est juste un souffle qui vit douloureusement un souffle au cœur, une manière d’être épuisé, fatigué, pris dans le tourment de l’écrivain qu’il voudrait demeurer. Au commencement d’Andreas, il y a ainsi non pas un mot, encore moins une phrase, mais juste quelque chose qui serait à peine moins que le silence et la parole. Au commencement d’Andreas qui a quitté femme et enfant pour trouver dans l’écriture un mode d’être, il y a juste un silence modelé. Un silence reconduit dans un livre qu’il a écrit et qui lui sera reproché. Car l’Andreas de Chatel mêle ce souffle, ce presque silence et ce livre interdit ; il les conjugue. Tout de la pièce tournera autour de ce motif qui n’est pas littéraire, mais qui pose en définitive un mythe où L’Ecriture est un territoire des conflits. Parce que l’Ecriture, sa sanctification, cet intouchable de l’Ecriture qui renvoie à la guerre babelienne, est l’espace du conflit dès que l’homme s’est mis à écrire. Aussi voit-on Andreas l’écrivain s’affronter à l’Ecriture… Aussi regarde-t-on Andreas comme cette figure humaine qui vient concurrencer l’Ecriture, résister à l’amour qui lui vaudrait d’abandonner d’écrire, se battre contre les éditeurs mauvais payeurs et les huissiers de mèche. Ecrire, être écrivant… à défaut d’être écrivain… voilà la vie que choisit Andreas qui n’échappera pas au tourment quand, bien sûr, il finit par douter de lui, de son choix, de sa vie… puisque tout se ligue contre lui, contre ce qu’il écrit, contre son être-écrivant. Andreas se rapporterait alors, à l’ombre du Livre, à ce duel infernal (et l’on songe encore à l’Inferno de Strindberg) entre vouloir le livre et en être délivré, peut-être s’en délivrer.
Dans cette lutte intérieure, alors qu’Andreas croise l’amour, la haine, l’amitié, son double, son juge, etc… ou le tumulte de celui qui est en proie au tourment, la voie est étroite, menaçante et l’amènera à se livrer. Peut-être bien moins l’idée d’une conversion, qu’un abandon quand les coups du sort et du hasard réglés par le grand architecte sont trop rudes à encaisser. Andreas abandonne, s’abandonne…
Andreas …une encre.
En front de scène, dans une déambulation affolée et mesurée qui conduit les comédiens d’un module de bois à un autre, ou dans un immobilisme carcéral où ils sont prisonniers de leurs dialogues, les interprètes d’Andreas vont et viennent comme soumis au roulis d’une mer puissante. Formes naufragées de vies prises dans les contradictions, hantées par leurs rêves, ils n’apparaissent que par intermittence, viennent s’échouer au devant de nous ou se retirent derrière la palissade métallique qui barre toutes les arcs du cloitre. Et pour autant que leurs voix nous soumettent à quelques écarts de colères, ce que privilégie Chatel c’est une forme d’intimité de l’écoute. Une intimité magnifiée par le travail lumière de Marie-Christine Soma et la scénographie de Pinta qui font d’Andreas une encre. Et de souligner cette qualité picturale et plastique qui s’imprime sur le bandeau d’acier, en des contrastes gris si légers qu’ils forment comme le spectre de pensées noueuses… ou l’Esprit d’une indécision porté dans un équilibre et un vacillement chromatique.