Araujo… les joyaux comédiens
Dire ce qu’on ne pense pas dans des langues qu’on ne parle pas, spectacle de Antonio Araujo — Festival d’Avignon 2014
Bientôt minuit place de l’Horloge et alors que les instincts se révèlent à la 113ème minute – et que Götz délivre l’Allemagne en envoyant ad patres l’Argentine – va commencer, juste à côté, à l’Hôtel des Monnaies, le fantasmagorique travail du metteur en scène brésilien et paolien Antonio Araujo et du grupo Teatro da Vertigem…. Dire ce que l’on pense pas dans des langues qu’on ne parle pas. Texte narratif et lapidaire, brutal et fécond en observations cruelles du romancier Bernard Carvalho. 2H00 parmi les acteurs (engagés, organiques, physiques, tactiles et sonores) à l’endroit d’un théâtre de situations qu’ils inventent, créent, déconstruisent… On aurait nous aussi aimé les prolongations de ces joyaux que sont les comédiens…
A la vitesse où déraille le monde
Pourrait être le sous-titre du roman de Bernardo Carvahlo… une sorte de réponse à tous ceux qui cherchent le sens du monde là où il n’y a plus que le “Marché”… Car oui, le monde et son sens ( Le Sens du monde, écrit Christophe Bident) semblent parfois d’une autre époque, d’un autre temps et parfois une chimère… puisqu’aujourd’hui, pas une des petites voix des politiques chatrés, de petites mains des gros bonnets ou autres lauréats et médaillés des institutions du calcul et de la prévision de bac à sable, n’est là pour démentir qu’il lui a été substitué “le cours du marché”. Changement de paradigme idéologique, violent et sans appel qui met au ban les citoyens pour ne plus s’adresser qu’aux consommateurs. That’s the new deal my friend !
Dans la foulée, exit les espoirs de monde meilleur, la dignité pour tous, les droits et la justice, l’équité, la solidarité et la répartition des produits du travail… périmé tout ça… Hic et nunc, c’est “coca cola” disait Heiner Müller. “La croissance” reprennent en chœur les ingouvernants, “le pouvoir d’achat” dit le grand argentier ministre inculte, le droit à l’endettement spolié par les banquiers de pharaon (ça c’est Figaro, déjà), le statut des intermittents dans le colimateur des snipers médefisés… Tout un monde de clowns, de Monsieurs Loyal, sans vergogne forment une bande de prédateurs et de liquidateurs, de caïmans, de demi-sel qui profitent de l’assiette au beurre et se réfugient sur leur île quand ça tourne court, à distance des bancs de clodos, de sdf, de salariés aux revenus mineurs, de petits fonctionnaires “rgppisés”, de stagiaires à vie, d’Indignés qui n’en finissent plus de s’indigner sur les places et sur les écrans TV… “Finiront par mourir indignés” se dit l’Angelus Novus de Klee commenté par Benjamin… dans une Europe en ruines, heu, plutôt “ruinée”.
Tout un petit monde fait valser la “société” au pas cadencé de la “Corbeille”: autre nom pour nommer les affaires boursières ou plus simplement les affaires et autres trafics de flux financiers, de reflux et de nausées. Toute une clique (tête à claque arrogante ou démago) organise la gestion de la misère, sa répartition sur le globe où la paupérisation des peuples est une variable d’ajustement des dividendes des actionnaires. Les marges se calculent sur l’os des momes affamés, les marges se calculent sur les peaux flétries des patients dans les hopitaux et leur mourrants qui doivent s’affranchir du “ticket”, les marges se calculent sur les salariés, la main d’œuvre immigrée… Et L’actionnaire, grand producteur de reportages et documentaires sur la misère, touche encore des droits sur ce qu’il met à bas. Série TV, épisode grec, épisode espagnol, épisode italien, épisode mondial, épisode immigration clandestine… coffret DVD “Capitalisme et Mort” 20% à Noël, un cadeau royal.
Le Monde et, ici, l’Europe survit encore au crash et autres cracks boursiers en série… L’Europe et son cortège de cadavres économiques, de gens de peu qui n’ont plus rien, de zombis du RMI, RSA, de malades intoxiqués à l’espoir sans cesse différé, etc… de plus pauvres à chaque décénie… où la misère ne change pas de camp, et déborde maintenant les proches périphéries au point que le quart monde – petit frère du Tiers – a dépassé les ghettos et s’invite dans les rues, dans les centres villes… Gabily avait donc raison en écrivant “cadavre si l’on veut”…
Mais indignez-vous gueule Stephane de sa tombe panthéonisée. S’indignez!!! ??? Que ça ? “Que Faire ?” disait-on ailleurs.
Seulement voilà, il y a un défaut d’analyse… car les opprimés, les exclus et tous leurs frères… forment aussi un paquet hypnotisé par la publicité. Gente humaine décevante, ensemble pavlovien… Et de regarder les gueux, les pauvres, les plus malmenés, encore et aussi, malheureusement, comme des victimes mais aussi les intoxiqués des marques, les vérolés de la réflexion qui vivent la vie à travers l’écran de leur consol achetée à crédit, les lecteurs de gala que vous préférez à un poème gratuit… A ne jamais rien refuser, on finit par être un complice des petits bras de la politique et leurs bailleurs de fonds… ou rejoindre les meutes de loups en formation paramilitaire… qui chassent l’immigré ou se trouvent régulièrement un bouc-émissaire…
Le monde va mal, le marché aussi… tout ça sent le sapin, dirait les fossoyeurs. Et la révolution couve sous l’internationale socialiste qui se voit déborder par l’irrationnel nationaliste.
Et de se dire que les baisés d’hier sont les baiseurs de demain. Anus Dei !
Que les profiteurs et les jouisseurs ont de beaux jours devant eux puisqu’ils sont le modèle idéal pour une majorité… silencieuse ou pas.
Et de comprendre que la mièvrerie de ce monde est en rupture de stock et que même les entrepreneurs de la déconsruction n’avaient pas prévu une telle demande. Qu’à cela ne tienne… etc. Deleuze l’avait dit… On traverse un désert, mais on ne sait pas si on est au début ou un peu plus loins vers la fin…
Et Carvhalo l’écrit autrement, mais pour avoir parcouru l’Europe et venant du nouveau monde, c’est le seul constat qu’il puisse faire. Ça va mal. Très mal. C’est pas fait pour s’arranger. Et cette lèpre financière, politique, populiste et fascisante gagne de plus en plus le corps social et son esprit. Il y a bien la résistance… un vaccin peut-être… un espoir génétique… Introuvable, presque, le film d’Yves Allégret Prix et Profits réalisé en 1931.
Dire ce que l’on ne pense pas dans des langues…
Une seule fable, peut-être, composée d’une multitude d’histoires. Une “fable de la décomposition” comme Cioran aura écrit son Précis. Ou, et d’une autre manière de nommer cet auteur roumain, une histoire sur “l’inconvénient d’être né”. C’est-à-dire, et ne nous méprenons pas, une fable sur le temps que la vie met à nous réveler que l’esprit est faible, la pensée moribonde, la raison inutile.
Tout commence sur le toit d’une caravane où un homme fragile en espoir parle à sa femme grosse d’un enfant à venir de leur maison qu’ils paient difficilement.
Tout commence par un coup de téléphone du banquier qui exige l’augmentation des traites, ce qui n’est pas possible pour ce petit foyer fiscal. Tout commence par une discussion téléphonique où l’on ne parle plus la même langue. Où la langue de la contrainte économique s’affronte à la langue humaine. Ce qui adviendra de tout cela… ? L’homme prend en chasse tout ce qui lui semble nuire à sa vie, et tout d’abord ceux qui vivent là, mais ne parlent pas la langue de son pays. Ceux qui ne parlent plus ou pas… les étrangers. Etrangers au système, Etrangers à la langue, Etrangers à ses idées, Etrangers… à étrangler parce qu’ils l’étranglent… Tout commence à l’aéroport.
Tout commence dans un aéroport où une femme accompagnée par son vieux père est témoin de l’agression, par un homme “Gardien des frontières” d’une femme soupçonnée d’être quelque chose d’autre que ce qu’elle montre. Moment de paranoïa et de folie humaine… de PEUR de l’autre.
La fable commence là.
Une fable, dis-je, où Miss Campos (sorte de Lady de la recherche approfondie), bien de sa personne (veste de tailleur argentée, maquillage impéccable) et bien pensante, installée dans le confort social au balcon du champ social meurtri, chercheuse en économie (en faire ou la penser pour que ça aille mieux ?), ramène son père : l’exilé, dans son pays qui est devenu un cirque violent, un cul de basse-fosse de la pensée, une cour des miracles économiques qui n’ont pas eu lieu, un fief politico fasciste en devenir. Le père souffre d’un trouble de la parole, peut-être une aphasie, et se fait la belle un soir. Sa fille qui part à sa recherche dans les rues est rattrapée par une réalité que ces power point, ces petites spéculations intelligentes, ses tableaux states etc… n’avaient même pas imaginé. Commence alors une épopée dans les marécages de la vie nocturne, dans les plis galeux d’une ville claustropolis dirait Virilio, une immersion glauque dans les hors-lieu où les deals sont les négos de ces milieux… et de regarder et sentir quelque chose de koltésien, presque, dans ces solitudes urbaines qui abritent des esprits dans le brouillard où l’on s’attend à entendre auprès de ceux qui ne se parlent plus : “Alors quelle arme ?”.
La ville, la nuit et ses démons diurnes, la mettent devant une réalité funèbre et le temps de la mise en scène sera le temps d’exposition des deuils successifs qu’elle va apprendre à faire, jusqu’à la scène finale où, venue pour une conférence sur “Crise financière et identité”, la brillante chercheuse Campos, au moment d’exposer, n’arrive plus à articuler un mot, mais seulement des sons, entre vomissements et cris rentrés qui gargouillent.
Avant, entre deux, entre la scène de l’aéroport et celle de la voix perdue de la conférencière, Dire ce qu’on l’on pense pas dans des langues qu’on ne parle pas est une sorte de road movie dont la trame jouerait de variations sur la misère et la violence qui en est l’ombre. Violence physique, violence mentale, violence aux autres ou que l’on se fait à soi. Violence engendrée, cultivée, distante de ses victimes quand elle est en col blanc ou mano à mano quand elle erre dans les rues… Et de regarder la mise en scène et les deux heures qui vont s’écouler comme un monument au morts où l’on pourrait suivre le nom des scènes de la vie quotidienne et de ses balivernes…
La scène des acteurs clochardisés devant l’Hotel des monnaies, mêlés au spectateur qui font la queue avant que ça ne commence… (si on peut dire ça, puisqu’en définitive ça continue)
La scène de l’immeuble où apparaîssent des personnages et notamment un prêtre furieux, un évangéliste hagard adepte de la “christo-lobotomie” comme disait Prévert. Curieuse scénoagraphie d’un immeuble, façon couverture de la Vie Mode d’Emploi
La scène des chiffres affolés, en bleu et rouge, façon mur codé du CAC 40 et de ses énigmes…
La scène du père syndicaliste épuisé, en pyjama, revenu du marxisme, qui encourage son fils à s’engager dans les élections chez les fascistes qui “ne sont pas tous des pourris” dit-il…
La scène de la chercheuse qui commence à gouter à la lie des arguments faussés par une réalité humaine trop humaine…
La scène du musulman reconnaissable à son vêtement mais par à la clope qu’il fume et qui ramasse les clopes jetées en apât du “gardien des frontières” deux fois… Il va en mourir.
La scène du clodo dénudé dans une couverture orange qui va partager un sandwich avec son bourreau… avant qu’il ne soit étranglé et brulé.
La scène de la voisine ruinée qui écrit à son ruineur qui vit sur le balcon fleuri du dessus
La scène du voisin pragmatique, panama et lunette noire, portable vissé à l’oreille, qui baise les comédiens au chomage parce qu’ils simulent bien…
La scène du flic menaçant qui chante du Punk debout sur son bureau de pacotille
La scène des ambiguités avec un groupe neo-nazi au look bien sous tous rapports
La scène de la fille qui parle trop et que son père étrangle sans que l’on comprenne un mot de néerlandais
La scène des tentes Quecha pour exilés haineux du regard qu’on leur porte.
La scène du ramasseur d’ordures, ivre, qui spécule sur la valeur des détritus
La scène du ramasseur d’ordures qui plote la chercheuse perdue parce que parler c’est draguer à mort.
La scène des visiteurs de musée en habit du dimanche. Visite du patrimoine pendant que la vie se perd dehors
La scène des politiques réfugiés derrière des vitres blindées
La scène des militants cagoulés torse nu, voix hurlante…
La scène, particulière, où des comédiens belges, brésiliens témoignent et prennent la défense du statut des intermittents et rappellent que c’est un modèle pour la profession et dans le monde où eux sont tous précaires….
La scène du corps à corps entre le chercheur et le gardien des frontières
La scène où elle lui arrache sa langue, à main nue,
Peut-être la scène de “contamination” qui, à la scène finale, lui interdit désormais de parler, de faire son exposé, d’entretenir un système grippé…
La scène, la scène, la scène…
Dans ces déclinaisons : ces scènes, ces épisodes, ces séquences… Antonio Araujo construit un labyrinthe qui a pour file rouge le monde des carnassiers, des anthropophages, où la chercheuse y laisse son verni sage.
Un théâtre hors piste… une arène…
De l’Hotel des Monnaies, Araujo fera une tour de Babel où les langues se mêlent pour faire entendre que personne ne se comprend, et que personne ne se parle. Une tour infernale que le spectateur découvrira à mesure qu’il est conduit d’étages en étages afin de saisir et vivre la chute vers les profondeurs et les bas-fonds. Une tour des suppliciés, également, où dans des loges, et des recoins le sujet est mis à la torture, emprisonnés par ses propres idées et parfois molestés par quelques “gardiens” brutaux. Un labyrinthe des pensées… Et ce qui a commencé dans la rue, à même le macadam et la réalité d’Avignon (des comédiens sur le carreau), ce qui s’est poursuivi dans une cour intérieure où les fenêtres sur cour plaçaient le public dans la distance de ceux qui, loin de tout, ne peuvent rien faire sinon être des spectateurs… s’est ainsi poursuivi, deux heures. Rien à l’échelle du temps, mais une épreuve temporelle à celle du regard. Car c’est bien le regard que travaille Araujo et notamment celui du public qu’il soustrait au confort d’une salle, qu’il conduit comme un bétail docile et obéissant, à qui il impose une manière d’en finir avec sa condition d’extérieur. Regardant ce travail, ce qui a disparu en premier lieu, c’est la séparation scène/salle. Et de sentir les acteurs venir frôler, pousser, accompagner un public qui, soudain, découvre qu’il fait parti de cette tragédie ou de ce drame mondial. Manière pour Araujo de rompre avec l’idée qu’il s’agit d’un spectacle et de favoriser l’idée qu’émerge une forme performative. Non pas une forme renvoyant à notre postmodernité, mais plutôt un héritage des années 1950, quand fut créée la Companhia Teatro de Arena de Sao Paulo. Compagnie qui allait influencer le théâtre brésilien puisqu’il pensait la relation de la scène et de la salle, au point de lui préférer l’arène qui ouvre le champ des possibles pour le Théâtre de groupe. Le Teatro Arena était ainsi né, et avec lui un art engagé dans la lutte politique.
Forme non seulement corporelle où l’acteur est sans cesse dans l’invention d’une situation, mais également forme linguistique (ça parle trois langues sans arrêt, sans discontinuité) qui est l’espace d’un ordre syntaxique reflet de l’ordre politique.
Forme politique donc que ce travail, en définitive, qui intègre le spectateur et le met dans le mouvement d’un processus théâtral proche des pratiques de rue du théâtre qui sont le lot commun sur le territoire san paolien. Soit, encore, une manière d’aborder l’espace public en pensant le réinventer, à la manière de Deleuze et Guattari qui pensaient les espaces striés et les espaces lissés… Concepts, s’il en est, où la mise sous contrôle d’un espace (strié) se trouve dépassée par une irruption, une pratique, un faire qui vient déranger l’ordre.
Et de voir dans cet art de faire du théâtre, de le sortir de ces archaïsmes, de le réinventer et de le ré-enchanter, une manière de pousser la pratique théâtrale à l’endroit qu’elle prétend être : un art vivant, pour des êtres vivants.
Ps : sur ces aspects de pratiques et de conduites d’acteurs, se reporter à l’entretien mis en ligne sur le site