Beyrouth, 1H20 d’arrêt.
Etudiante un temps en Histoire, Sandra Iché a consacré un travail de recherche au Liban dans les années 1990. Sa question n’était autre que celle de la réconciliation d’un peuple, d’une nation, d’un pays pris dans la balkanisation de l’orient. En toile de fond, le problème linguistique (arabe et français), et c’est presque naturellement qu’elle s’est tournée vers un média francophone L’Orient Express, dirigé et fondé par Samir Kassir, qu’elle rencontrait et avec qui elle parlait. Son assassinat à Beyrouth, en 2005, a alors conduit Sandra Ishé à penser les raisons de la violence de ce petit bout du monde. L’incompréhension, peut-être, est à l’origine du travail de l’artiste qui, avec Wagons-libres, ne trouve aucune solution à sa peine, mais s’entretient infiniment avec un ami. Une création qui fait écho au documentaire de Thomas Ostermeïer Hamlet en Palestine.
Elle a l’allure d’une conférencière détendue, genre américaine certaine de ses résultats. Se tenant en avant de la rampe, elle semble ne pas être impressionnée par l’auditoire. Elle fait front et donne du « bonsoir » à qui la regarde. Elle a aussi l’air, encore, d’une étudiante, qui s’est préparée pour un exposé, ou d’une impétrante qui passerait un grand oral. Elle est, de toutes les façons, prête. Prête à parler et à exposer. « Exposer », infinitif, verbe du 1er groupe. Mot, hors-cadre universitaire, souvent utilisé par les plasticiens. Exposer une œuvre, c’est donc rendre manifeste et visible un agencement complexe ou pas, où le principe de sémantisation n’est pas donné immédiatement. Wagons-libres procède de cette définition et participe d’une installation simple, aux fonctionnements complexes, parfois. En fond d’espace, un écran sur lequel apparaîtront les interviews vidéos de témoins qui parlent de la situation du Liban, pris en otage entre la Syrie et Israël, et bien souvent aussi prisonniers de leurs préjugés. Entretiens humoristiques autant qu’ironie noire qui pointent des réalités historiques comme des fictions anachroniques, y compris quand ziad majed parle du Liban devenu une grande nation de Football suite à la naturalisation de plusieurs joueurs brésiliens. En front de scène, un atelier vidéo d’où Sandra Iché organise ses projections. Entendons ce mot, dans son double emploi. Tout à la fois projection d’images fixes ou mobiles, de collages et de montages… et « projection » au sens d’un sujet qui aimerait voir quelque chose qui n’est pas encore ou ne sera peut-être jamais.
Et d’ajouter que le tour de passe-passe de Sandra Iché tient à un spectacle qui situe l’action en 2030. C’est ainsi une sorte de « retour vers le futur » qu’elle propose à travers un « road-movie » qui en fait tout à la fois l’historienne et la biographe, l’héroïne et le témoin ainsi que, parce que sa conscience l’implique, une victime. Et tout se mêle confusément (volontairement et adroitement) dans cette « histoire » où Sandra Iché le dit : « c’est à la suite d’une rupture amoureuse avec Alexandre et parce qu’elle visite une exposition à l’institut du monde arabe » qu’elle ne « décollera » plus du Liban et de Beyrouth. Le temps du spectacle, elle se transforme ainsi en conteuse d’une histoire qui amalgame histoire vraie, histoire à venir et imaginée, histoire privée et histoire d’amour… Comme si, chez Sandra Iché, le paysage de la réalité et du réel était ce que l’on en fait. Comme si l’écriture de l’HIstoire, et Georges Devreux lui donnerait raison, comporte toujours une part de l’observateur dans la chose observée.
A son atelier vidéo, assise sur une chaise ou s’en éloignant, attentive dans ses manipulations, comme si elle était un rat de bibliothèque, elle a la physionomie du chercheur qui consulte des micro-fiches. Elle a ce geste de tâtonnement et d’incertitude qui la conduit parfois à esquisser un pas de danse pour se dégourdir la pensée. En arpenteur de l’histoire, celle du Liban et la sienne qui s’épousent, elle est l’enquêteur, ou celle qui quête un sens à une guerre fratricide. A son bureau, elle organise sa recherche et fait l’expérience des documents qu’elle projette.
Et c’est parfois en arabe qu’elle dit une poésie, parfois en français qu’elle cite René Char. Et c’est parfois juste en montrant une carte IGN qu’elle dévide ses souvenirs. Et parfois en composant une archive ou en la restituant. Comme si, à partir d’un langage qu’elle invente, elle donnait langue au Liban. Elle donnait UNE langue au Liban. C’est-à-dire l’un des moyens d’avoir une Histoire, une Identité, une mémoire…
Ainsi va Wagons-libres, au gré de l’humeur ludique et enjouée de Sandra Iché qui, tout en légèreté et gravité, invite à un voyage dans le futur sans omettre de penser le passé d’aujourd’hui. Un voyage où la recherche la guide dans la construction d’une œuvre en recourant au geste du chercheur. Manière à elle de rappeler que l’Histoire s’écrit en consultant (chercher une référence, s’entretenir avec un tiers, tâtonner dans des documents…)… voire en chanson quand elle convoque la chanson des Canuts. Façon à elle, de Lyon à Beyrouth, de construire un pont et une passerelle de ce qui, chez elle, forme un tout. Manière, encore, peut-être, de nous rappeler que nous ne sommes d’aucune manière étranger à l’Histoire où qu’elle s’écrive.