Dans la Solitude des camps aux roses
Jusqu’au 19 octobre, au Théâtre Liberté de Toulon, Charles Berling présente Dreck (ordure en allemand). Un texte qui fait violence, écrit par Robert Schneider, où Alain Fromager campe le personnage de Sad : un clandestin. Une “reprise” (la création a eu lieu en 1997, au TNS de Strasbourg) que le metteur en scène Charles Berling a réactualisée. Un long soliloque d’un peu plus d’une heure qui donne la parole à un vendeur de roses… Une pièce rude, justement interprétée, à la mise en scène humble.
“Ce dont on ne peut pas parler, il faut le taire” dira Sad alors qu’il décline son amour de l’Allemagne : sa langue, sa littérature, sa philosophie. Et, empruntant cette phrase à l’un des philosophes du langage Ludwig Wittgenstein, c’est peut-être à cet endroit – qui vient à mi-parcours de Dreck – qu’est le drame entier de Sad. Drame construit sur une équation impossible à résoudre où, de toutes les manières, entre Parler et Taire, il n’y aurait a priori aucune différence à compter du moment où il n’y a personne pour Entendre. “Parler”, “Taire”, “faire entendre” alors qu’on vit seul et que l’usage de la parole chez un SDF, sans destinataire – sans adresse donc – rend la parole orpheline. Orpheline oui, et pour autant pas inutile, ou pas sans pertinence, puisqu’ici la parole de Sad, en définitive et c’est le propre du théâtre, est adressée au parterre muet (la salle) qui bientôt devient un témoin.
Paroles de Sad (plaignant et pas geignant) qui se changent bientôt en “déposition” ou un témoignage à charge qui dit, exprime, gueule, confie… un état, une condition. Paroles vives d’un type écorché, et embarrassé, qui en même temps qu’il “dépose” s’expose devant le spectateur comme devant un tribunal ou un peuple de jurés. Ou quand le théâtre, comme Brecht l’a pensé, devient le lieu d’un exposé didactique, puis d’un jugement éthique et d’une délibération politique, avant de devenir ou de se révéler être un acte d’accusation…. qui ne concerne plus, in fine, qu’un drame humain.
Aussi, alors que Sad se met à parler, prisonnier d’une solitude qui l’enveloppe depuis des années d’errance, c’est pour se libérer en même temps qu’il énumère les conditions de son enfermement que lui vaut son identité de clandestin, d’exilé, de refugié, de vagabond, d’exclu, d’irakien en transfert… Seules identités connues qui ne lui valent que la suspicion, le dégout, l’affront, le mépris, le rejet… Identités de pestiférés en quelque sorte, où le musulman qu’il est, le Saddam de Bassora qu’il demeure, le vendeur de roses à la sauvette… ne peut vivre qu’à l’ombre de murs souterrains, à la marge, à l’image d’un contagieux pour les sociétés organisées.
Et d’ajouter que lorsque Sad prend la parole, c’est alors aussi pour faire entendre un plaidoyer. Une sorte de chant de désespéré, d’hymne à la solitude, d’ode à l’affront, car ce que raconte Sad participe avant tout d’un ressenti éprouvé et vécu. C’est le verbe d’un excédé, impuissant à corriger le regard qu’on lui porte. C’est la confession d’un être mis au pilori qui n’a rien fait. C’est l’aveu d’une misère qui ne gène personne et ne figure dans aucune statistique. C’est ce qui est appelé un laissé pour compte, moins qu’un prolétariat, plus bas encore qu’un lumpenprolétariat… Sad, c’est juste un type qui n’est plus rien. Un type qui s’inquiète alors qu’il n’est plus rien, de se voir endosser toutes les responsabilités du désordre qui croît, ici et là, dans un monde rongé par la lèpre libérale.
Dans la pénombre de la petite salle du Théâtre Liberté, Alain Fromager se tient en front de scène, assis sur une chaise qu’il éclaire d’un ensemble de chandelles plantées dans le goulot de bouteilles disposées en cercle. Sorte de lustre du pauvre qui attend que la cire veuille bien rouler sur le verre pour l’habiller esthétiquement. Signe aussi de rupture avec le monde éclairé à l’électricité. La lumière, ici, est abandonnée aux fournisseurs, et n’a plus grand chose à voir avec le siècle prometteur qui portait son nom.
Dans cette obscurité imposée qui n’a plus rien de commun avec une “ambiance décidée”, le lieu qu’occupe Sad est à peine identifiable. Ça pourrait être un fond de couloir, un hall obscur, une cave nauséabonde, le cul d’un entrepôt, quelques remises minables d’arrière-boutique, une canalisation sous un pont… peu importe, en fait. C’est juste un lieu oublié, à peine un espace, pas un local avec une adresse, non, juste une retraite de misère… un squatt qui permet de disparaître à la vue, afin de ne pas gèner les autres et leurs vies. Et dans cet habitat de “fortune”, Sad-Fromager a pour compagnon (Jean-Louis Boissé) Nabil l’égyptien un semblable endormi à l’essence, couché sur un matelat et des palettes en guise de sommier. Et l’un et l’autre pourraient être, dans la filiation de Hamm et Clov, des parents lointains des figures de Beckett rompues à l’isolement.
Et dans cet espace à peine éclairé, à la manière de Goya, la silhouette de Sad-Fromager s’impose mi humaine mi monstrueuse. On lui distingue une monture de lunettes épaisse, un blouson d’apparence cuir qui n’est pas assorti au pantalon de jogging… le cheveu gras… Sad noyant son amertume dans l’alcool pas cher, à deux pas d’un bac de roses rouges destinées à la vente qui, finalement, se regardent comme celles qui fleurissent les lieux d’outretombe… les cimetières. Au vrai, il ne se passera rien au-delà de cet espace périphérique et Sad-Fromager tourne ici en rond. Mi fauve en cage, mi pensionnaire d’un no man’s land asilaire, au monde sans visibilité, Fromager joue tour à tour un pénitent, un exaspéré, tantôt la voix s’emballant, tantôt le filet de la voix disparaissant. Fromager prête ainsi à Sad, une palette de sensations vives données dans l’arythmie de la voix et de son timbre, relayées par quelques gestes brusques, ou retenus. Contraint au silence, invité aux hurlements, pris dans les phrases de politesse : “je ne suis jamais allé jusque là… si on peut s’exprimer ainsi” répète-t-il, libre aussi de ferrailler avec la pensée… le métier de Fromager, l’acteur, fera le reste. Son jeu alterne l’emballement comme le ralentissement, s’inquiète d’un geste simple et authentique quand il pèle un oignon, quand il montre une photo qui lui rappelle un album de famille mutileé, quand il se souvient du premier mot allemand “Leica” qu’il a entendu, quand il jette à terre un dictionnaire de langue allemand/arabe souvenir d’un espoir, quand il force le pas azimuté lorsqu’il doit manifester le labyrinthe dans lequel l’inscrit le tourbillon de ses pensées.
La mise en scène de Charles Berling va, ainsi, au rythme de son acteur. Et pour l’accompagner, on imagine Berling lui confiant qu’il ne devra pas jouer la simplicité, mais plutôt explorer le dénuement. Le dénuement, dis-je. C’est-à-dire un état en mouvement où les petits bruits de ruisselement de l’eau dans cet espace partiellement vide, où le rouge des roses promis à la vente ou au pourrissement, où l’hymne allemand en fond sonore qui retentira distinctement au terme de cette parenthèse… doivent faire sentir l’abandon. L’abandon et la détresse, et simultanément la violence dont on ne sait si elle est dirigée contre celui qui parle ou si elle est destinée à celui qui écoute.
Et de voir alors dans la mise en scène de Charles Berling qui prive le spectateur de tout ornement et de tout décor distrayant, un geste radical, un regard brutal sur notre urbanité qui a remplacé notre humanité. Une manière de donner à voir une critique rationnelle d’une société au développement irrationnel. Critique que Berling observe à travers le détail d’un capharnaüm où le texte dit une chose et son contraire, où un geste trouve un revers, etc. et où les roses amoureuses distribuées au soir dans les restaurants finissent à terre et se regardent comme des traces de sang : une hémorragie en quelque sorte qui touche Saddam qui n’est d’aucun camp. Pendant que l’hymne allemand s’installe dans le silence de cette cave
Einigkeit und Recht und Freiheit ?für das deutsche Vaterland! ?Danach lasst uns alle streben ?brüderlich mit Herz und Hand! ?Einigkeit und Recht und Freiheit ?sind des Glückes Unterpfand; ?blühe im Glanze dieses Glückes, ?blühe, deutsches Vaterland
(Union et Droit et Liberté ?pour la Patrie Allemande. ?Tendons tous vers cela, ?fraternellement, avec le coeur et la main. ?Unité et Droit et Liberté ?sont les fondements du bonheur. ?Fleuri dans l’éclat de ce bonheur, ?Fleuri, Patrie Allemande! (bis))
Moment musical et final dont on devine que Berling a voulu qu’il se donne dans une langue étrangère… à la majorité du parterre. Comme si, aux mots qui ne refusent aucune pensée, Charles Berling avait choisi de faire entendre une langue qui, étrangère, nous en éloignait. Instant où l’isolement linguistique de Sad pouvait dès lors devenir aussi le nôtre… et nous rapprochait, peut-être, de Saddam ou un frère perdu de vue.