Décris / Ravage, l’éclat d’une tâche impossible
Adeline Rosenstein présente dans le cadre des rencontres d’été de la Chartreuse une « série documentaire théâtrale » intitulée Décris / ravage, consacrée à l’histoire de la Question de Palestine.
Ce 24 juillet, seuls six spectateurs ont fait le déplacement vers la petite cave Rivoire de la Chartreuse, à Villeneuve-lès-Avignon. Les actrices installent des chaises en bord de scène, afin de transformer cette désertion en petit comité, afin que nous soyons au plus près d’elles. La situation est singulière. Nous, spectateurs, sommes assis sur des chaises du type de celles qui remplissent les salles polyvalentes, au bord du plateau à la face, et les actrices, assises sur des chaises identiques, bordent le plateau à cour.
Le spectacle commence par un double prologue d’Adeline Rosenstein qui nous présente des « amis imaginaires ». La première impression prend la forme d’un « Aïe aïe aïe… Cela serait fort impoli de se lever et de partir dans une si petite salle. » Il ne reste plus qu’à écouter, avec circonspection, l’histoire de ces deux amis imaginaires, un petit canard malade et une vidéaste nommée Brigitte. Petit à petit, contre toute attente, la présence, l’énergie et l’énonciation de l’actrice séduisent la petite assistance. Nous sommes prêts à rentrer dans son jeu. Car c’est bien son jeu, son spectacle, son propos qu’elle présente aujourd’hui, cela se remarque très bien. Derrière un pupitre noir qu’elle déplace, seul élément scénique pour l’instant, elle joue le rôle de chef d’orchestre. Dans les entretiens, elle dit se voir plutôt modératrice. C’est une question de mot.
Debout à son pupitre, suivant la trame du texte qu’elle a sous les yeux, elle s’adresse directement aux spectateurs et leur explique son intention de raconter l’histoire de la Question de la Palestine. Un acteur, assis dans la salle, rejoint rapidement la scène (feignant dans un premier temps de sortir avant la fin) et s’assoit aux côtés de trois actrices, qui font office d’assistantes : tantôt elles illustrent les propos d’Adeline Rosenstein par des gestes, tantôt elles prennent en charge l’explication d’un mot ou d’une idée, comme par exemple « l’évolution d’un événement », ou de la notion de « nation ». Ces explications accompagnées de gestes naïfs sont plutôt ludiques et donnent au tout une certaine légèreté qui vient contrebalancer le propos. Elles permettent à l’équipe de ne pas déraper vers un théâtre qui voudrait à tout prix imposer un point de vue sur une question historique.
Le problème est bien là : la question du point de vue. Adeline Rosenstein souhaiterait porter un regard libéré de toute perspective européenne, contemporaine ou d’autre nature. Une quête ardue, voire impossible : comment pourrait-on, depuis un cerveau humain, atteindre la pure objectivité ? Les actrices elles-mêmes le disent : comment raconter l’histoire de la Méditerranée orientale sans oublier les Turkmènes, en considérant que les paysans grecs du XIXè siècle ne se savaient pas grecs, en conservant le point de vue de chacun à chaque époque, sans y plaquer la perspective de « notre histoire », institutionnalisée et reconnue comme vraie ? Ainsi, assez rapidement dans le spectacle, on comprend que l’équipe s’attelle à une tâche qu’on sait d’ores et déjà impossible. Mais après tout, cela n’empêche pas d’essayer.
C’est ce que les acteurs vont faire dans les deux heures suivantes. Les différents points de vue s’ajoutent à la ribambelle de dates, à la confusion des événements et des lieux. On commence avec Bonaparte en 1798, pour finir à la veille de la première guerre mondiale. Mais si je suis capable de cette affirmation, c’est surtout grâce à la feuille de salle, car pendant le spectacle, nous avons fait des crochets en 1948, 1970, et d’autres périodes encore.
Tout au long du spectacle, je regrette la présence de proches qui, bien au courant de cette histoire-là, auraient eu un regard débarrassé du brouillard dans lequel je me trouve. Leur présence m’aurait aiguillée. Je regrette par avance des conversations de sortie du spectacle qui n’auront pas lieu.
Car cette pièce est loin d’être didactique : la multiplicité des informations et leur aspect parfois parcellaire obligent à s’agripper à des instants singuliers et à lâcher prise sur d’autres. Sans cela, impossible de suivre. Ainsi, je me focalise sur la performance, sur les instants les plus efficaces. C’est au moment où les actrices jouent des situations ou évoquent des petits détails que l’attention est à son point le plus élevé. Une sensation qui renvoie aux souvenirs de salle de classe, lorsque soudain une anecdote attire l’oreille et captive.
L’apparente confusion permet à l’équipe d’échapper aux travers d’un spectacle militant qui fabriquerait sur scène un point de vue livré de façon didactique. Car certains moments racontés de façon claire frôlent une prise de position qui, si elle était clairement affirmée, mènerait le spectacle sur un terrain tout autre, celui du débat politico-historique.
Adeline Rosenstein a pris le parti de raconter cette histoire sans utiliser aucune image. Le « power-point » qu’elle élabore consiste à projeter (littéralement) des petites boules de sopalin mouillé contre une plaque de bois blanche qui fait office d’écran. Une trouvaille qui fonctionne à merveille : ces petits projectiles plutôt dégoutants, qui rappellent – encore une fois – les plafonds des réfectoires de collège, s’avèrent aussi « parlants » que des photographies, des cartes, ou n’importe quel autre document historique. Cette proposition est une belle tentative pour résoudre, à une certaine échelle, la problématique du point de vue. Une photographie n’est rien d’autre que la trace d’une subjectivité. Ici les boules de papier trempé laissent au spectateur un espace libre pour s’imaginer de façon autonome ce que racontent les acteurs.
A aucun moment, la densité du propos et des informations données ne provoque l’ennui, et pendant ces deux heures, l’envie de regarder discrètement l’horloge ne s’est pas fait sentir. Les quatre actrices, accompagnées par Erbatur, annoncé comme urbaniste et rockstar turc (les mots « rock n’roll » tatoués sur son bras l’attestent) sont si proches du public que la relation scène /salle est différente de ce qu’elle est à l’accoutumée. Cela n’empêche pas un spectateur puis un autre de quitter la salle avant la fin, laissant à ceux qui restent la responsabilité accrue de suivre le spectacle et de soutenir les acteurs jusqu’à la fin. Ce qu’on fera sans peine.