Dinamo, de Tolcachir : Caravane des solitudes dérisoires
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Avignon 2015, Lycée Mistral
Ensemble, trois metteurs en scène argentins (Claudio Tolcachir, Melisa Hermida et Lautaro Perotti) ont imaginé et écrit un spectacle cocasse pour trois actrices (Marta Lubos, Danielo Pal, Paula Rosenberg) – six bonnes raisons de constater, devant ce music-hall psychanalytique, dérisoire et finalement nauséabond, que les bonnes volontés se retournent parfois contre ceux qui les portent.
Empruntons au Maréchal Foch sa glorieuse question jadis lancée à voix haute devant le champ de bataille : de quoi s’agit-il ? Une caravane est plantée au milieu du plateau. Découpé dans la longueur, ce mobile-home immobile laisse voir son ventre : obscénité d’un intérieur sagement déglingué, organisé avec rigueur pour nous montrer que tout y est désorganisé. Là, une psychotique – Marisa –, sortie de l’hôpital après plusieurs années d’internement, et bien résolue à reprendre une carrière de joueuse de tennis malgré ses vingt (soyons aimable) kilos en trop, cherche sa tante – Ada –, qui pourra la loger. Cette tante est en loque ; mi-Patti Smith, mimolette, elle vit sur les décombres de son glorieux passé : chanteuse naguère (une affiche à demi arrachée en témoigne), désormais incapable de faire autre chose que de pousser des souffles détimbrés dans un micro à la recherche vaine de son inspiration perdue. Surgit Harrima, jeune immigrée cachée dans les recoins de la caravane. Ada y saisira l’énergie pour puiser une créativité neuve, et Marisa, qui croira à un nouveau délire, trouvera consolation et force de faire son deuil : Harrima subviendra à leur besoin quotidien. Ces trois solitudes, branchées l’une à l’autre comme la dynamo d’une énergie nouvelle, finiront par former la communauté fragile qui semble évoquer l’allégorie de nos sociétés moribondes, mais tenaces, dignes dans le ridicule (ou ridicules dans leur dignité).
Ceci tracé à grands traits dit mal cependant la prétention au comique d’un spectacle qui réussit la prouesse d’être léthargique malgré la direction hystérique des actrices. La fable emprunte autant à l’antique, vénérable et si poussiéreux modèle dramatique (le récit est une ligne droite, ses rôles des personnages) qu’à l’esthétique kitsch des telenovellas sud-américaines. Le seul et unique ressort ne tient qu’au passé : dans cette forme qui lorgne aussi vers la construction hollywoodienne du récit, l’idéologie de l’Histoire est un trauma, le temps une pure nostalgie. La joueuse de tennis est devenue folle après la mort de ses parents (suicide ? ou accident ? – question pour elle insondable et insoluble), mais d’une folie de seconde main comme dans les pires scénarios de séries B on n’ose même l’écrire : la pauvre fille voit des morts (rires de la salle attendus). Quant à la chanteuse au look de rock star déchue – clocharde donc, pendue à son micro –, c’est dans le deuil de son amour qu’elle vit : avec Muriel, son duo était sa gloire ; on comprendra qu’en rejetant l’une, elle perdait l’autre. Ainsi, quand la mort – réduit à la perte égoïste de papa et de maman comme on perd un jouet –, et l’amour – le sentiment de la possession confondu avec celui de la réussite – tiennent lieu de substrat narratif et psychologique, cela en dit long sur ceux qui voudraient en faire des valeurs, autant littéraires qu’humaines.
Ce pourrait être inoffensif et doucement dérisoire : des gags s’enchaînent dans l’écoute religieuse et/ou moribonde d’une salle endormie. Quelques moments mélodramatiques voudraient faire surgir ici une émotion endeuillée (oh, comme maman/ma femme/mon fils me manque…), là une douleur dans le souvenir perdu : la caravane ne passe pas, les chiens baillent. Le spectateur parfois sensible aux accords de guitare de Joaquin Segade au bord du plateau (quatrième solitude qui semble parfois jouer pour lui seul), ne verrait ici que des emprunts aux formes les plus conventionnelles de l’intrigue et pourrait simplement pousser un soupir d’ennui.
Il y a pourtant davantage. À l’échelle de la fable, voir ces deux personnages réduits à leur vacuité – leur propre narcissisme –, qui envisagent leur vie seulement sous son aspect le plus vulgaire (la réussite sociale, sportive, ou artistique : la reconnaissance) faire face à une troisième figure, dynamique et entreprenante, la jeune immigrée Harrima, ne laisse pas d’interroger. Car Harrima ne parle pas la langue des deux autres, et, pour être plus précis – coup de force dramaturgique sans doute dans l’esprit des auteurs – elle ne parle pas une langue véritable. Les auteurs semblent très fiers, à la lecture du programme, d’avoir inventé de toutes pièces un langage qui semble tenir autant du serbo-croate que de l’arabe, un langage mis en pièces plutôt, fait d’onomatopées et de bruits de gorges, de chuintantes et de sourdes. On songe alors, sans l’oser tout à fait, à ce retournement terrible de la langue mineure en langue inaudible, sauvage, barbare, et aux soubassements politiques de ce que ce procédé révèle. Le barbare, c’était pour le citoyen grec, celui qui ne parlait pas la langue grecque, et donc qui ne parlait pas du tout, n’était doué ni de raison ni de langage (logos est le mot qui assemble la rationalité et la parole) : individu capable seulement de pousser des borborygmes, sons inarticulés, bla bla bla sans finalité qui finira par produire le mot équivalent, barbare, celui qui ne semble que pouvoir dire un son infiniment insensé : barbarbarbar.
Dès lors, il est curieux de voir, dans la montée en intensité de l’intrigue, que cette étrangère prendra le pouvoir sur la destinée des deux autres personnages en assumant les tâches nécessaires à la vie telle que les auteurs semblent la concevoir : faire les courses, payer les factures, faire le ménage (tenir la maison). À l’échelle de l’allégorie que cette fable semble dessiner, on se trouve face à la résignation d’individus narcissiques, mélancoliques et définitivement traumatisés par la perte d’une vie passée, qui laissent à un être qu’ils perçoivent dénué de langage la conduite de leur vie et la consolation de leur personne. L’immigrée, qui a laissé derrière elle un jeune enfant et toute une vie – scène interminable d’une séance Skype en langue barbare (dont on comprendra évidemment tout : l’étranger pensé par ces auteurs est un animal que le théâtre à force de gestes sait dompter et rendre compréhensible par la grâce de quelques lourdeurs scéniques) –, l’étrangère est aux yeux de l’une l’outil susceptible de suppléer le manque, aux yeux de l’autre un cadavre (c’est ce qui fait froid dans le dos : que l’immigrée est littéralement un macchabée pour celui qui l’emploie) capable de donner des nouvelles de maman : pour tous, la bonne main, la bonne pâte, l’esclave d’un humanisme qui ne pensait pas à mal.
Car c’est peut-être le pire. Derrière cet humanisme dégoulinant qui suinte la solidarité des solitudes, perce l’abjecte idéologie morale d’un fascisme du pas-fait-exprès, les relents nauséabonds sur le rôle de l’immigré (de la femme ?) comme esclave quotidien, faire valoir des mélancolies narcissiques et dérisoires des occidentaux, et du rire des spectateurs. Reste théâtralement une dramaturgie fondée sur la pseudo invention pour la figure de l’étrangère d’un langage de nourrisson ou de bête, bruits et sons, balbutiements : et qu’on ose ensuite clamer que l’esthétique ne fait pas signe vers le politique, ou que le poétique est étanche à toute éthique.
Le premier mot de la pièce, pour finir : « Il n’y a personne ? ». S’en tenir là.