Eschyle, Pièces de guerre d’Olivier Py, ou la contemplation des ruines
Sous les voutes en partie effondrées de l’église de la Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon, Olivier Py présente Eschyle, Pièces de guerre, titre qui nomme ce qui ressemble à un parcours long de plus de quatre heures, commencé dans le jour brûlant et achevé à la nuit tombée. Ce seront quatre tragédies d’Eschyle – Prométhée Enchaîné ; Les Suppliantes ; Les Sept contre Thèbes ; Les Perses – donné dans leur plus simple appareil : trois acteurs seulement qui se partagent tous les rôles, un podium de part et d’autre duquel le public se placera pour seule scénographie, et le texte d’Eschyle purement levé dans la traduction lyrique de Py. Ce pourrait être un contre-pied, une réponse à ceux qui lui reprochent l’inflation spectaculaire de son théâtre. « Théâtre pauvre », revendique ici Py dans la feuille de salle. Et pourtant. Pourtant, au fil de ce qui devient peu à peu une cérémonie civique offerte à la contemplation, le retrait apparent du spectaculaire est l’occasion d’une opération qui, en soustrayant le spectacle, spectacularise une langue et son emphase de surface, dont l’usage pur dépolitise la tragédie, et nous dépossède des outils pour la penser : réduit le théâtre à du patrimoine et ce tragique à une leçon qui est une lâcheté de plus, une lâcheté de trop.
Py : cap au pur
Retour à l’origine. C’est le but avoué. Voici donc les plus « anciennes pièces de théâtre de l’humanité », nous dit Py dans l’entretien distribué en entrant dans l’église. [[Évidemment, c’est réduire l’humanité à l’Europe, voire à la Grèce : sur les plaines d’Afrique de l’Ouest des milliers d’années avant Eschyle, ou autour des lacs intérieurs d’Ontorio, on n’a pas entendu les hexamètres des poètes grecs pour faire du théâtre – tout retour à l’origine est un mensonge qui masque mal ses prétentions à revendiquer un héritage à soi seul.]]. Dans ce geste déjà se dévoile une certaine lecture de l’histoire : celle d’une source où l’on puiserait le vrai, d’un fondement inaltéré que le temps va peu à peu dégrader. Revenir à cet état premier [[ici encore, c’est un leurre, un fantasme]] de l’art, c’est revenir à l’essence : essence suprême que va exhausser davantage la proposition formelle de Py – celle d’une réduction à l’os de ce théâtre.
Manière de ne laisser aucun os à ronger à ses détracteurs, qui lui ont suffisamment reproché – l’an dernier notamment – ses boursouflures scéniques. Ici, c’est une forme de retrait que propose Py. Loin de la Cour d’Honneur – où il avait présenté l’an dernier Le Roi Lear [Voir la critique de [Yannick Butel sur l’Insensé : Combien d’arbres à abattre.]] –, Py revendique une démarche décentralisante et itinérante. Loin d’Avignon, loin du spectacle : le texte, rien que le texte, et des comédiens[[Philippe Girard, Mireille Herbstmeyer, rédéric Le Sacripan (autrefois Frédéric Giroutru)]] en costume atemporel venus le délivrer, purement. Sur le podium étroit, ils traverseront ce texte avec une certaine efficacité : moins d’une heure à chaque fois pour donner la totalité des quatre chefs d’œuvres d’Eschyle [[les seuls qu’on dispose encore, avec l’Orestie, sur la centaine de pièces qu’il aurait écrites : et encore, ces œuvres ne sont souvent que la première partie de trilogie dans laquelle elles trouvaient tout leur sens, anthropologique et esthétique, au sein des concours organisés au début du 5e siècle av J.-C.]].
Théâtre décharné : le premier acteur – Frédéric Le Sacripan – s’avancera pour dire les mots d’un Prométhée torse nu, visage émacié – et les quatre heures s’achèveront sur ce même acteur, interprétant le roi vaincu Xerxès, torse nu également : façon de souligner d’un bout à l’autre la nudité de cette proposition, sa fragilité consentie à l’exposition pure du texte.
Car au mythe de l’origine s’ajoute celui de la pureté : comme toujours, la tentation de revenir aux sources s’accompagne de celle de les penser comme primordiales, frustes, concentrées – pensée de l’origine et de la réduction, qui conçoit l’histoire comme un développement dégénéré. Au commencement, au moins, tout est mieux rangé. L’homme vint ensuite, ce salaud, qui mit le désordre. On connaît le sermon. Il est d’ailleurs rappelé dans l’arc dramaturgique édifiant présenté par Py, qui ouvre la soirée sur Prométhée Enchaîné. Un Prométhée condamné pour avoir donné à l’homme la science et les arts, la médecine et l’astrologie, le feu de la connaissance et de la vie : porte ouverte aux saccages commis par l’homme. Ainsi, après cette pièce où l’homme est absent, c’est au spectacle de la guerre qu’on assiste – guerre qui menace seulement et qu’on fuit dans Les Suppliantes ; guerre aux sept portes de la ville et face à laquelle on s’organise dans Les Sept Contre Thèbes ; guerre qui a fini par déferler et a massacré dans Les Perses. Revenir à l’origine et à la pureté originelle qui serait censée être enclose dans l’œuvre d’Eschyle serait une manière de relire l’Histoire : et le panorama qui s’en dégage chante la nostalgie d’un temps premier vécu auprès des dieux, un temps gâté par la liberté de l’homme.
Emphase avec la lune : ou la grandiloquence incarnée
Mais dans cette lecture et la proposition formelle qui la rejoint – présentée comme une fidélité à la puissance, un retour salvateur aux fondamentaux –, on oublie de voir que cette pseudo-origine était fort éloignée de la pureté : qu’elle est elle-même issue d’une histoire des formes et que ce théâtre est abâtardi par tout ce qui pourrait attaquer le texte. Rêvées comme des spectacles de la totalité – emmêlés de musique, de danse, de corps hurlant, de peintures gigantesques, d’architecture grandiose, de foule –, ces tragédies sont des puissances opératiques où le texte n’est qu’un appui, qu’un levier, non une fin. Était recherché l’équilibre entre le spectacle (l’opsis) et le texte (poiesis) comme une mise en tension. On sait bien qu’Aristote – spectateur lointain, un siècle plus tard, d’un théâtre qui lui était étranger –, a occulté le spectacle pour ne conserver que le poème. On sait aussi que vouloir revenir au texte, c’est faire retour à un endroit qui n’a jamais existé : c’est véritablement perdre de vue la puissance que contiennent et délivrent ces tragédies. C’est à peu de choses près projeter silencieusement dans une salle de spectacle les manuscrits d’une partition de musique.
À cet égard, ce théâtre pauvre est un leurre. Il l’est davantage qu’on entend ce sur quoi il repose. Car Py ne renonce à son spectaculaire qu’en apparence : dans cet « à l’os », l’outrance est d’autant plus présente. Théâtre pauvre ? Ce serait le contraire. Dans le creux concédé au spectaculaire, Py s’engouffre et fraie sa propre langue qu’il exhibe, comme s’exhibe un geste – une gesticulation plutôt – tragique, où tout converge vers une démonstration du sentiment pathétique plutôt que vers sa levée. L’interprétation y est incarnation : le jeu, plutôt un mime d’une syntaxe tragique telle qu’on pourrait l’imaginer, et qui correspond à l’idée abstraite des sentiments. Comme s’il suffisait de se mettre en colère pour dire la colère, ou de contrefaire la tristesse pour montrer qu’on est triste, de sembler inquiet pour désigner l’inquiétude. Ce théâtre pauvre l’est surtout dans son épaisseur sensible. Il propose comme seule énergie l’emphase : et comme unique pulsion, celle de sa propre grandiloquence.
Oui, théâtre riche de lui-même, qui finit par crouler sous le poids de sa théâtralité. Ici, l’absence de décor ne cesse de faire signe vers le décor naturel, puissant, du lieu [[Il faut malgré tout préciser que ce n’est pas pour un tel lieu que le spectacle a été conçu, puisque le projet de Py est avant tout itinérant, et que le spectacle a été représenté dans bien des endroits, gymnases, salles de spectacles de moyennes communes…]] : cette église tombée sur elle-même. Singulière décentralisation, que de sortir des remparts d’Avignon pour investir une autre centralité : sacrée, déchirée entre les ruines et le ciel, sanctuaire abandonné et que le théâtre vient de nouveau faire vivre. Ici, au fond du trou à travers lequel on voit le ciel, on y aurait donc jeté un théâtre. Signe qui porte ici encore toute une conception de l’art de Py. Grotowski aimait citer cette phrase de Brecht : « c’est vrai, l’origine du théâtre c’est le rituel ; mais le théâtre commence là où le rituel n’existe plus » [[Peter Brook, Avec Grotowski, préface de Georges Banu, Arles, Actes-Sud, 2009, p. 119.]]. Ici, le théâtre devient le rituel, sacré et civique, d’un culte rendu à ses Anciens, ceux qui savaient encore le secret de l’être ensemble pur et de la Beauté perdue.
Déradicalisation : un sacré geste patrimonial
Car c’est le sens de ce projet : dresser à vue un monument à la Culture voué à être admiré. « Il y a dans ces pièces un élément pédagogique, une leçon de civisme ». On est là pour se faire (ré) éduquer : ou pour le dire avec les mots d’aujourd’hui : dans cet espace du consensus culturel le plus absolu, on est là pour se faire dé-radicaliser.
Eschyle est le nom inattaquable d’un héraut de la civilisation (la nôtre, paraît-il : Histoire contée comme à des enfants, où la Grèce est source de l’Europe, de la politique, et du théâtre : et où revenir à cette origine serait gage de retrouver une vérité – on a le droit de choisir d’autres histoires, d’autres origines, plus aberrantes et fécondes : de se rêver d’ailleurs pour se vouloir autre que soi-même). Dans ces tragédies, le summum de cette civilisation. La quintessence de la beauté. On se rend à ce spectacle comme à une messe : le chœur est effondré, mais le théâtre viendra justement à cet endroit de l’église pour combler le trou. « Le public sait d’emblée qu’il touche là à des textes patrimoniaux indispensables [[O. Py, feuille de salle.]] ». Expérience touristique : surtout ne pas toucher aux ruines. La bi-frontalité de la scénographie ne fera que souligner cette révérence : le public se regardera regardant le spectacle. « Ainsi, le public peut se contempler lui-même, contemplant les acteurs [[O. Py, feuille de salle]]. » Ce à quoi il assiste, littéralement, c’est au spectacle de son propre regard content de contempler l’Art Majuscule : le podium sur lequel passeront les acteurs sera légèrement surélevé pour qu’on puisse lever la tête vers l’Objet à vénérer.
Reste que durant les quatre heures, on aura le temps de regarder les murs, et de rêver à partir des inscriptions cabalistiques griffées sur les parois : signes des maçons du XVIe, payés à la tâche et qu’on appelait : les tâcherons. Sous ces signes s’agiteront les poses tragiques de seconde main, impeccables de technique et d’énonciation (les dames s’exclameront en sortant, ravies : « on entend parfaitement le texte », tandis que je saluerai avec tendresse et fraternité, un dernier regard au-dessus de l’épaule, les signes des tâcherons).
De cette cérémonie citoyenne, finit par s’imposer le sentiment d’une escroquerie politique. Car s’il faut prendre Py au mot, c’est aussi pour ne pas le prendre pour dit. Politique : ce mot, Olivier Py ne cesse de le prononcer : dans les médias, dans les feuilles de salle, dans les conférences de presse, sur le plateau… Mais quelle est cette politique qu’il lève, dans cette église et sous le ciel noir ?
Les pièces d’Eschyle – « Eschyle m’apprend à vivre, à penser, à faire du théâtre [[O. Py, feuille de salle]] » – exposent leur drame hors de tout agir : ici tout est déjà passé ou à venir ou à prévoir. On attend de voir où le sort va tomber. Règne la pensée du destin, où la conséquence se trouve immanquablement écrite dans la cause. Prométhée raconte à Io ce qui va lui arriver : destin dont on verra l’accomplissement une heure plus tard, dans Les Suppliantes… Mais dans cette couture que propose Py, le destin devient une fatalité, teintée de fatalisme. Prométhée a confié aux hommes la liberté et qu’en font-ils ? Ils s’aliènent aux prédictions ; demeurent suspendus aux décisions que d’autres prendront : ainsi du roi Pélagos dans Les Suppliantes ; ainsi de la Reine dans Les Perses, ainsi de tous ceux qui, en jetant la pièce, attendent qu’elles tombent.
Py jettent ces pièces de guerre comme autant d’images, reflets d’une sidération incapacitante : dans Les Sept contre Thèbes, on décrit à Etéocle les boucliers des assiégeants qui vont livrer bataille, et dont les armoiries portent le récit de leur combat à venir. Chez Eschyle, qui fait tenir tout le poème sur cette action dramatique – Étéocle doit choisir dans ses rangs le combattant adéquat susceptible d’affronter ces adversaires en fonction de leurs forces et faiblesses –, la langue vient ici remplir l’image pour la dynamiser, l’inscrire dans l’espace de Thèbes et le temps du combat imminent. Tout le contraire ici. Olivier Py fait installer une télévision en bout de scène : et l’acteur qui joue le messager, posé devant l’image, sera spectateur d’un monde effroyable, qu’il ne fera que désigner au Roi. Renversement : on ne serait donc plus que cela, spectateur posté de l’autre côté de l’écran de télévision qui nous sépare du monde, condamné à ne faire qu’assister aux catastrophes, gratte-ciels qui tombent, camion qui déferlent sur les foules…
Ces pièces ne sont ainsi pas sans résonance : Les Suppliantes décrivent jusqu’au vertige la situation des migrants traversant la Méditerranée pour trouver refuge et hospitalité. Les Perses chante la déploration des guerres inutiles qui ne charrient qu’horreur et désolation… Mais précisément, le politique est ici toujours réduit à un thème, un motif, une toile anhistorique qui fonctionne pour tous les temps, et donc pour aucun en particulier ; il ne saurait être une arme singulière pour notre présent. Face à ces thèmes, le théâtre ne produit aucune capacité [[Le mot est celui que dégage Olivier Neveux dans ces travaux, notamment dans Politiques du spectateur]] pour lire le monde. Il expose la pure contemplation des impuissances – que le spectateur lira sur le visage des spectateurs face à lui. Les forces de mort s’abattent sur nous : mais qu’y pouvons-nous ? Il faut accepter son sort : Prométhée lui-même, enchaîné, s’il conteste le pouvoir du roi absolu, finit par accepter son sort au nom d’une émancipation à venir, qui ne le concerne pas.
Oui, face à ce théâtre, on est comme dépossédé du monde : entre nous et le monde, la Culture se dresse, avec cette injonction : tu l’aimes ou tu nous quittes.
Théâtre politique, oui : mais une politique qui pose les yeux sur le monde et chante la peine d’être pour toujours séparé de l’origine en tâchant de la rejoindre, déplore les formes et les usages que l’Histoire lui a donnés et voudrait s’en extraire. Théâtre politique certes : mais définitivement pas la nôtre.
Le jour est tombé lentement sur tout cela au moment où s’achève Les Perses, et la nuit s’est levée dehors. Le ciel est plus lourd, lourd de tout ce festival qui se termine et de l’orage qui gronde, va éclater, ne s’abat pas encore ; j’entends certains spectateurs, les yeux vers le ciel, espérer qu’il va pleuvoir et tout nettoyer ; on serait tenté de céder à cet espoir, comme à une foi. Mais non : de l’orage aussi, il faut refuser l’espérance, comme on refuse de se confier aux forces qui ne seraient pas les nôtres. Il faut rentrer : c’est-à-dire, comme toujours, sortir de l’église, du théâtre, s’enfoncer dans la nuit et rejoindre les camarades que je devine autour de la table de la Maison de l’Insensé, écrire et en découdre : et ne pas renoncer.