Fatmeh, Vie et Désir
Du 16 au 18 juillet, Ali Chahrour nous présente Fatmeh avec Rania Al Rafei et Yumna Marwan, sur peut-être le plus beau plateau du festival, le cloître des Célestins. 55 minutes de corps sans exotisme, sans sensationnalisme, sans effets spectaculaires, sans sacralité, mais en mobilisant des forces telluriques qui bouleversent notre certitude cérébrale.
Avant de commencer Ali Chahrour prend la parole : La direction du Festival lui aurait demandé s’il ne voulait pas dire quelques mots à propos de l’attaque de Nice. (Pourquoi lui ? Ou pourquoi Sofia Jupither et Aurélien Bory et les autres n’ont rien dit ? …espérant qu’on l’ait demandé à tout le monde et pas seulement à lui parce qu’il s’appelle Ali… ) Ce qu’Ali fait est alors un geste digne. Contre ce nationalisme des morts, il rappelle que pendant les répétitions il y a eu six attentats chez lui, quelques autres pas beaucoup plus loin, avec quelques centaines de morts et il demande une minute d’applaudissement pour les victimes de Nice.
(Étrange de manière de faire, d’applaudir des morts pour celui qui est habitué au silence pour ces choses. Étrange pour ne pas dire, vulgaire ou blasphématoire… mais apparemment ces choses se font de plus en plus…)
Entre alors deux femmes. Elles se changent et mettent des longues robes noires. Ce rapport désacralisé à la scène perdura durant tout le spectacle. On s’arrête. On se change. On se maquille. La fabrication de l’objet est à vue. Et on se doute que ce n’est pas la problématique de Brecht qui est à l’œuvre ici.
Commencent alors des frappes sur la poitrine, des flagellations qui remontent à de vieux rites de lamentation. Des rougeurs y apparaissent. Les mouvements s’agrandissent jusqu’à une espèce de transe qu’on peut reconnaître de quelques mouvements orientales ou du headbanging des métaleux. Tout ici va jusqu’à l’épuisement.
C’était le prologue.
Je rate le premier et le deuxième chapitre dont leurs titres apparaissent sur un écran rond qui repose la lune sur scène alors que la pleine lune se lève au dessus du cloître. Je les rate happé par ces deux corps qui vont au bout de leurs forces pour faire venir ou pour rendre visible des forces qui les excèdent, qu’elles soient du monde ou au-delà.
Des mouvements rythmiques, des mouvements derviches, sans virtuosité (les deux danseuses ne sont pas des danseuses professionnelles. Un choix de Chahrour pour travailler avec des corps pas encore codés par la danse occidentale.) se relancent désespéramment, accompagnés à un moment par les frappes régulières des mains des spectateurs, comme la frappe saccadée et certaine qui achèvera ces corps et les amènera dans la mort. Les applaudissements du début pour les morts de Nice sont en écho de ce geste. Et elle se jette en avant et se relève, le vêtement noir vole autour d’elle. Une sorcière qui tente de convoquer des puissances que nous ignorons. Et on sent qu’une libération des cadres trop fermés ait lieu dans ces danses, mais que ce mouvement de vie ne pourra qu’être aussi leurs morts. Quand il faudra alors remettre les voiles, leurs linceuls, deux têtes de morts, de La Mort, nous regardent. Mais les mortes en dessous se réveillent et mâchent leurs voiles noirs, peut-être jusqu’à la fin des jours. Ce ne sont plus les forces de vie, mais des forces mauvaises et tristes qui restent là, à nous regarder de leurs regards sans yeux, sans nez, sans visage. Et je ne peux m’empêcher de penser que tous les pères ne pouvaient et ne peuvent toujours pas supporter cette puissance qui émanent de ces corps féminins et doivent alors les condamnés, ne leurs laisser aucun échappatoire.
Puis elles se maquillent. Des sœurs. Elles dansent avec ces lignes rondes que nous connaissons des clichés orientales, mais qui demeurent ici pudiques, sans exotisme, véritables, habités, avec la confiance dans la force de ces mouvements et non avec le savoir qu’ils plaisent aux touristes. Les lumières ouvrent le plateau, le bousculent ainsi, le sortent du rite funèbre et de la nuit, l’amènent dans la fête, et à nouveau les puissances de la vie et du désir regagnent du terrain, nous bouleversent, nous charment, nous font désirer, nous font vivre et pleurer.
Les lumières sont ici comme les danseuses. Sans virtuosité. Parfois on a l’impression que c’est mal calé, que les lumières s’allument en retard ou pas dans le rythme de la musique. Et cela participe alors à la simplicité de ce geste et en quadruple sa force. Et cela fait du bien dans ces temps du fétichisme de la technique. Il suffit de deux corps sœurs pour bouleverser un monde.
Un chant, dos à nous. Une lamentation. Une plainte portée contre la douleur de la vie, avec la douleur et la vie. Une voix, seule dans la nuit, plaine, forte, puissante. Elle accuse le monde en entier, à elle, toute seule, à nue. Le monde se met à écouter et peut-être à entendre quelque chose. Je pleure.
À la mort d’une de ces sœurs, la ligne de sorcière continue et ressort de la lamentation avec toute la puissance terrestre du désir. Les larmes coulèrent, la plainte portée contre l’injustice de ce monde a eu lieu et au-delà de la traversée de douleur une nouvelle puissance naît, les forces se retrouvent à partir d’une puissance érotique, immanente, libérée de la peur du père, ancrée, bouleversante comme si on vient de se rendre compte d’avoir traversé la chose la plus douloureuse et qu’à partir de là rien ne pourra nous arrêter dans nos devenirs. Ni morale, ni douleur, ni rien. Elles avancent le dos tourné vers les spectateurs. De plus en plus amplement leurs hanches tournent. On a traversé toute une érotique. Et à la fin elles ne montrent pas leurs visages seulement pour cause stratégique, seulement dans le savoir que leur dos suffira pour l’instant d’ensorceler. Leurs visages ne sont pas dissimulés, défigurés par un voile, mais cachés, en puissance, tournés dans la même direction que les nôtres, une arme pour une conquête terrestre. Montrer ses visages serait jouer toutes les cartes en même temps, mais la bataille sera encore longue…