FC Bergman en pays Nod, ou l’illusoire abri du monde
de FC Bergman,
Parc des Expositions – Avignon 2016
Collectif du monumental, le FC Bergman conçoit des spectacles où les rapports d’échelle sont l’allégorie du monde et des individus souvent écrasés sous lui. S’il a, par le passé, recréé un village entier (300 el w 50 el x 30 el), c’est ici l’immense salle du
Les musées ont cela d’aimable qu’ils sont comme les corps ou les machines : soumis au temps et à la destruction. Quand le Musée des Beaux Arts annonce en 2015 qu’il fermera pour rénovation pendant dix ans, c’est tout un espace intime et collectif qui se soustrait à la vue. Pour beaucoup d’habitants d’Anvers, et pour le collectif FC Bergman qui vit dans cette ville et entretient une relation privilégiée avec ce musée, l’émotion est profonde. Lors d’une visite dans les salles dévastées par le chantier, le collectif forme le projet autant que le désir de travailler sur ce lieu, dans ce lieu. Pour des raisons évidentes de sécurité, ils ne pourront réaliser le spectacle ici, alors c’est en reconstituant à l’identique la salle des œuvres de Rubens qu’ils voudront interroger leur émotion. C’est dans ce déplacement que l’allégorie prend toute sa dimension.
Quand on pénètre dans la salle du Palais des expositions d’Avignon, la voûte cathédrale paraît d’autant plus gigantesque que tout est vide – et rend la reconstitution du Musée au centre du Palais presque minuscule : elle est pourtant immense. C’est tout ce rapport d’échelle que travaille le FC Bergman, où le petit et le grand se toisent pour raconter la mélancolie métaphysique d’une situation : la place des hommes dans ce qui les entourent les remet à leur place, littéralement, infime et dérisoire. Mais c’est sans cynisme aucun que le collectif œuvre à cette mise en situation : au contraire.
Le contraire tient précisément dans les jeux de mise en regard disposés à travers la scénographie qui tient lieu de spectacle. Et ce contraire du cynisme relève du sacré – voire du religieux – qui soutient cet édifice plastique et intellectuel. Car lorsque nous pénétrons dans cette salle aux murs nus, à l’os, fragiles, corps de mourant, une toile reste encore à ôter : cette toile, « le coup de lance » (un christ en croix qu’on achève — à tout le moins provisoirement) est trop grande pour passer les murs du musée. C’est la première allégorie. Son sens est transparent. L’art est ce qui dure et résiste au temps ; le corps du Musée est celui d’un Christ appelé à ressusciter ; la lance qu’on plonge dans son ventre ne l’atteint qu’en apparence. Et l’impossibilité de faire sortir la toile du musée fait signe vers une autre allégorie : c’est le monde qui est bâti autour de l’œuvre, et non l’œuvre qui est levée dans le monde : les ruines qui l’entourent ne la concernent pas.
Durant tout le spectacle, le conservateur du Musée en fera une affaire personnelle : il s’échinera comme un diable pour faire sortir cette toile, jusqu’à la folie. Sous les yeux du Christ qui sans doute mâchonnera sa phrase impeccable (à laquelle semble répondre le spectacle : pardonne-nous, on ne sait pas ce qu’on fait), des types passeront tous plus ahuris les uns que les autres dessinant en chair et en os une galerie de portraits réjouissante. Il y a l’homme qui se déshabillera et contemplera nu le chef d’œuvre ; la jeune fille qui pissera d’émotions devant la toile ; celui qui est chargé d’en mesurer les dimensions et restera suspendu par la manche au cadre ; deux touristes asiatiques qui se prendront en photo devant l’œuvre sans un regard pour elle ; trois visiteurs droit sortis de la scène magistrale de Bande à part qui visiteront le musée en courant ;
et les gardiens de musée, désœuvrés devant leur tâche – qu’est-ce que garder des œuvres qui ne sont plus là ? –, mais qui, comme tous dignes fonctionnaires, fonctionneront.
On pourrait bien sûr regarder cela comme un spectacle qui amuserait la galerie (nous). On rit d’ailleurs beaucoup. L’efficacité est précise, mécanique plaquée sur du vivant, savoir-faire d’une intelligence d’ingénieur. Et puis, le spectacle, qui prétend ne pas raconter, refusant le dramatique autant que l’épique pour un comique cousu main, finit cependant par rejoindre un tragique de moins en moins secret, qui laisse perplexe.
Car ce que raconte la succession d’images déployées avec brio – par exemple, l’envahissement de serviettes de plages où deux individus mimeront gracieusement, dans une impeccable simultanéité, des mouvements de nage –, c’est la menace toujours plus précise et agressive du monde. Comme si le monde était de trop. Alors cette salle de Musée, dans sa clôture parfaite, se laisse voir bien autrement que comme un espace ludique, et devient l’allégorie des allégories, celle d’un certain rapport au monde qui finit par glacer. Ainsi ce dedans qui trouve sens et grâce dans son absolue imperméabilité est menacé par un dehors peuplé d’humains forcément irrespectueux et un peu vulgaires, toujours intrus, irrémédiablement pas à la hauteur du lieu, de ses dimensions comme de sa puissance. Les hommes, ces salauds – semble nous dire le spectacle –, finissent par ravager ce qui était censé demeuré pur et sacré : comme si elle n’était pas issue de la main d’hommes aussi, cette beauté de toiles. Devant le respect du collectif face à cette culture entre quatre murs qu’il faut à tout prix laisser intacte – au risque de l’enterrer entre quatre planches, bien lové dans son odeur renfermée –, on songe à Genet et Ce qui est resté d’un Rembrandt déchiré en petits carrés bien réguliers, et foutu aux chiottes – et on tremble, un peu.
Alors, on se penche sur le titre du spectacle, et on comprend davantage nos tremblements : Het Land Nod, c’est dans la belle langue d’Anvers Le Pays de Nod. On ouvre la Bible, Genèse 4. 16 :
Puis, Caïn s’éloigna de la face de l’Éternel, et habita dans la terre de Nod, à l’est d’Éden.
L’Est d’Eden [[Titre du film biblique d’Elia Kazan, où James Dean – Cal –, jouait le rôle d’un Caïn du Far West…]], c’est ce pays où est exilé Caïn après le meurtre de son frère, Abel. Pays de la culpabilité et de la faute, de la condamnation et de la violence – de l’errance et du désœuvrement – : ce pays est le nôtre, dit le spectacle, et le Musée est son contraire, espace de l’œuvre, préservé des fatras du monde, pur et innocent, mais entouré par le Pays de Nod et menacé par lui. C’est toute une conception de l’Art qui se dresse : un dedans arraché au temps et à l’Histoire, un abri, un refuge où se consoler des laideurs du monde, un territoire où l’Esprit se trouve pour les siècles des siècles sous les formes de la beauté – image de Dieu. Dans la déchirure du sacré et du profane – littéralement, ce qui se trouve en dehors du temple –, le monde est toujours ce qui risque de faire effraction et de tout détruire. C’est d’ailleurs ce qui se produit ici. En voulant faire sortir la toile, le conservateur finit par dynamiter la porte trop petite, mais la charge était trop forte (rapport d’échelle, encore, que l’homme mesure si mal…) et c’est tout l’édifice ou presque qui s’écroule. Reste la toile sur laquelle vient se poser une douce lumière du dehors, rayon de l’Esprit sans doute ?
Au cœur de cette déchirure, cette conception de l’art défendue par le FC Bergman a ses partisans : ils la perçoivent comme refuge loin du monde et ses menaces (on entend à intervalles réguliers des bruits de bombardements, souvenir des années de guerre où le Musée d’Anvers fut éventré par les bombes alliées). La mélancolie du spectacle réside en ce qu’il prend le risque de ce qui le menace. Mais il conserve jusqu’au bout cette foi dans la nécessaire préservation de l’œuvre contre le monde. C’est un scrupule qui peut avoir sa noblesse, partagé par les gardiens de zoos ou les collectionneurs de timbres. Mais il faut bien l’admettre : entre nous et l’injonction de la préservation, il y aura toujours la Police.
On est en droit d’incliner vers d’autres manières, plus fécondes, d’éprouver la beauté, qui passent aussi par la dégradation ou le saccage, les férocités, la dynamite et les chiottes.
Me revient les phrases qui ouvrent Le Théâtre et son double, puissant contrepoison à cette pensée de l’art pourrissant dans la tombe qui le préservera intact de nous : pages où Artaud déplore un temps où l’on a séparé l’Art et la Vie, pour fabriquer (de) la Culture qui ne sert qu’à contrôler et régenter la vie [[Ces phrases, je les retrouve en rentrant : les voici : « Jamais, quand c’est la vie elle-même qui s’en va, on n’a autant parlé de civilisation et de culture. Et il y a un étrange parallélisme entre cet effondrement généralisé de la vie qui est à la base de la démoralisation actuelle et le souci d’une culture qui n’a jamais coïncidé avec la vie, et qui est faite pour régenter la vie. Avant d’en revenir à la culture, je considère que le monde a faim, et qu’il ne se soucie pas de la culture ; et que c’est artificiellement que l’on veut ramener vers la culture des pensées qui ne sont tournées que vers la faim. Le plus urgent ne me paraît pas tant de défendre une culture dont l’existence n’a jamais sauvé un homme du souci de mieux vivre et d’avoir faim, que d’extraire de ce que l’on appelle la culture, des idées dont la force vivante est identique à celle de la faim. »]]. Un temps qui se pense suprêmement supérieur parce qu’il produit de la conservation. À cet égard, il suffit de voir les lettres de cadrage de nos ministres de la culture (et de la communication) chargés le plus souvent du patrimoine. Quand on pense le monde comme « des sanctuaires à l’abri des tourments du monde » [[Propos du FC Bergman recueilli dans le livret du spectacle — à quoi il est ajouté que cette pensée est une fiction, mais une fiction « à laquelle nous sommes attachés ».]], il est juste et heureux que parfois le monde revienne comme un appel de flamme et fasse son œuvre : reprenne son dû. « On peut brûler la bibliothèque d’Alexandrie, rêvait Artaud. Au-dessus et en dehors des papyrus, il y a des forces. On nous enlèvera pour quelque temps, la faculté de retrouver ces forces, on ne supprimera pas leur énergie ».
Bien sûr, on pense avec terreur et dépit aux désastres de Palmyre, aux pyramides égyptiennes englouties sous les barrages, aux statues ancestrales près du site d’Angkor, dont les têtes en pierre manquent parce qu’elles ont été décapitées aux sabres par les soldats Khmers Rouges [[Je pense souvent à cette révérence ridicule et digne des soldats qui ont accordé aux statues sacrées le privilège d’une mise à mort royale]], bien sûr, et on sait combien précieuses sont ces salles de musée où résident les forces, mais précisément parce qu’elles ne sont pas indifférentes au sort du monde, et qu’elles désignent les appels où dehors nous pourrons transformer le monde[[Souvenir du spectral Rêves d’Automne de Jon Fosse monté par Chéreau dans les salles du Musée du Louvre – dialectique puissante du dehors et du dedans, du cimetière dans lequel on lit les noms gravés sur les tombes : et qui sont les peintres des tableaux.]]. Bataille définissait le silence comme cette « expression voulant qu’à la fin la littérature fasse du langage cette façade échevelée par le vent et trouée, qui a l’autorité des ruines ». Devant les ruines finales et silencieuses du spectacle du FC Bergman, et alors qu’on s’apprête à rejoindre en bus non climatisé le pays de Nod et ses Caïn, nos frères en humanité, il faudrait être compatissants pour les ruines ? Que Dieu me pardonne, nous ne voulons ni de son pardon, ni de la beauté de ses œuvres : seulement des forces qui rendront ce dehors habitable et possible au présent.