Fugue, le contentement ou le souvenir d’une comédienne
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Avignon, Cloître des Célestins
Samuel Achache montre Fugue dans le cadre du 69e Festival d’Avignon. Sur l’un des plus beaux plateaux d’Avignon, le Cloître des Célestins, ce travail musical s’inscrit dans l’intervalle du Klamauk et de la poésie, entre désaccord et collaboration, entre la possibilité d’une vie autre et la possibilité d’une vie de petit bourgeois. Mais le contentement en sortant de cet une heure vingt de spectacle enlève toute possibilité d’une expérience radicale, nouvelle et vraie, peut-être seule raison d’aller au théâtre…
Comment est-ce que les comédiens de Fugue ne crèvent pas de chaud alors que nous dégoulinons en étant assis devant le bureau ? Certes, ils suent en dessous de leur manteau d’hiver de pôle Sud. Certes, ils faillent de perdre la voix à des moments, mais ils chantent des fugues de Bach aussitôt ou tiennent des monologues ravageurs comme cette Anne-Lise Heimburger qui développe une force et une singularité qui étonne, qui sort de la masse avignonnaise et qui éclate joyeusement au milieu de ses cinq compagnons masculins…
La situation : Un groupe de trentenaires, abusés de manière quelconque de cette vie bourgeoise imposée, se retrouve au pôle Sud. Il y a cette chercheuse pour rechercher sur un lac enfoui de neige et de glace, consciente de son acte de détruire son objet de recherche en l’accomplissant.
Il nous faut la première partie du spectacle pour dépasser les gags qui s’enfilent. Gags qui font rire autant que les plus pauvres one-man-show ou le théâtre de boulevard. La langue collée au walkie-talkie glaciale, la bite à l’air et on le cache avec du gaf noir de tapis de danse. Un jeu quelconque cabotin. On rigole bien avec le public… Un rapport au public, comment ?, généreux ! Un rapport qu’on semble reconnaître des Chiens de Navarre et d’autres aventures du théâtre français contemporain qui cherchent un peu autre chose que le léché. Il faut passer cette première partie du spectacle, dont on a presque l’impression qu’elle servait à mettre le public… idiot (pardon…) dans la poche pour qu’autre chose advienne. Et autre chose advient avec cette Anne-Lise Heimburger. Tout d’un coup, une étreinte. Une étreinte qui arrête ces bêtises des trentenaires désabusés. Équilibre fragile entre moment poétique et rechute vers le Klamauk (qui, soit dit au passant, n’est pas un grotesque, mais une grossièreté. Traduction internet : grosse comédie), ou la scène boulevard qui risque de s’entre-glisser toujours. L’amant dans le placard. Des histoires d’amours ou de cul. Ça flirte avec. Mais après ces mitraillettes de gags où l’on dirait que la musique baroque qui y est déjà, n’aura que cette fonction stérile de contentement de putains qu’on voudrait lui prêter dans ces temps de désespoir, « Sei nun wieder zufrieden » (Soit à nouveau content) (BWV 21) adressé plus ou moins directement au public, vient alors comme une provocation d’imbécile qui dirait : « Arrête, ce n’est pas si grave que ça. Souris. »… après ces mitraillettes de gags, nous entrons dans une composition dramaturgique de plus en plus contrapuntique où les espaces de fictions se croisent, où l’espace de fiction du plateau devient pour un moment un espace de narration pure, où l’espace des morts et des vivants se glisse l’un dans l’autre, où l’espace de la réalité théâtrale, c’est-à-dire celle de la représentation co-habite avec l’espace de fiction ; où des scènes différentes du récit se jouent parallèlement et existent l’un à côté de l’autre ou l’un pendant l’autre. Je dirais que le contrepoint dramaturgique se base ici principalement sur la superposition d’espaces hétérogènes. Ainsi l’une peut parler à l’autre qui traduit ce qu’elle dit directement au public. Écoute-moi ! Et ces espaces restent séparés par la force du jeu et l’imagination des comédiens. La musique et ses instruments suivent le même principe dramaturgique. Même si on n’est jamais très loin d’un comique de situation (v. sitcom), autre chose prévaut dans cette deuxième partie. La baignoire qui devient tout à coup bateau. Un corps allongé sous une serviette devient un morse. L’intraduisible Sehnsucht ! Le suicide de tout désir et devenir dans un moment de rage : aller habiter en Suisse avec un petit chien suisse et faire des carrés, un, deux, trois, quatre, chaque matin, avec son petit chien suisse dans la propreté suisse. C’est ça. Y’en a marre de l’antarctique ! Y’en a marre…
Alors que Werner Herzog, dans son travail – son film Encounters at the end of the world a été le socle du travail de Samuel Achache et de son équipe (v. programme) – alors que Werner Herzog, dirais-je, éprouve la nature, la conjure, l’affronte ; là où sa démesure, son cri face à l’éternité, là où son regard capte ce cri éternel, sa déchirure, là où il cadre le pathos des montagnes, là où la nature reflète et déchire nos petits devenirs humains, c’est-à-dire là où, au final, la nature de Herzog devient politique par sa possibilité d’une trajectoire passionnelle absolu (il faut regarder à nouveau Fitzgeraldo et Aguirre, relire ses deux journaux : Conquête de l’inutile et Sur le chemin des glaces ou se souvenir de ce pingouin courant vers sa mort certaine), sa transposition au théâtre risque de devenir le caprice de quelques bobos parisiens à la recherche d’exotisme ou d’aventure (même si le renversement de la froideur antarctique en la chaleur avignonnaise réellement insupportable sous leurs manteaux de fourrure n’était pas une mauvaise idée). Caprice né dans l’ennui d’une vie réglée et non par folie et nécessité. Au pire : récupération d’un geste radical, geste à la Herzog, pour le contentement de… Même en citant Lacan.
En sortant, l’injonction d’être content a fonctionné. On l’est. Mais rien n’a été ravagé.
Restera le souvenir d’une comédienne.