Haine du théâtre
Le Temps et la Chambre de Botho Strauss mis en scène par Alain Françon au TNP de Villeurbanne les 22-26 novembre 2016.
Françon réduit Le Temps et la Chambre (1988) de Botho Strauss à un drame bourgeois et à un enchaînement quasi boulevardier de saynètes. Le « décor » de Jacques Gabel verse dans le naturalisme et le monumental. Il a dû engloutir une grande partie du budget, se dit-on d’emblée. Il reconstitue le salon d’un grand appartement donnant sur rue : tout le mur côté cour est lambrissé de boiseries, la colonne prévue dans le texte est imposante et tapissée de pourpre, une armoire blanche au fond renferme vaisselle et liqueurs à profusion, les deux fauteuils sont en cuir, le plafond ajouré par des verrières est très haut, tout près des cintres…
La distribution clinquante et hétéroclite a dû absorber l’autre partie du budget, se dit-on au fur et à mesure des entrées. C’est un casting : Antoine Mathieu (L’Homme en manteau d’hiver, Rudolf, Troisième Homme, Un Client), Charlie Nelson (Franck Arnold, Premier Homme), Gilles Privat (Olaf), Aurélie Reinhorn (La Femme Sommeil, La Chef de service), Georgia Scalliet de la Comédie-Française (Marie Steuber), Renaud Triffault (Le Parfait Inconnu, Deuxième Homme, Le Graphiste), Dominique Valadié (L’Impatiente, La Collègue), Jacques Weber (Julius), Wladimir Yordanoff (L’Homme sans montre, Ansgar) et la voix de Anouk Grinberg (la colonne parlante).
Leur jeu consiste principalement à jouir de leurs beaux costumes, autre partie conséquente du budget, se dit-on : vestons parfaitement coupés, chemises blanches, cravates élégantes, écharpes blanches, robe de dentelle noire, trench beiges ou bleus, bijoux… « Maladies du costume de théâtre », diagnostiquait Roland Barthes (Théâtre populaire, 1955, ne pas confondre avec le TNP). Dans le langage des notaires, on parle de jouissance d’un bien ou d’un capital. Jouir, ici, c’est posséder un beau costume.
Chacun.e cabotine et s’enferme dans le stéréotype de son emploi habituel. Le fringant Jacques Weber, l’éternel don juan du théâtre privé, a évidemment sur ses genoux une jeune et jolie actrice, auparavant endormie et presque nue dans son fauteuil. Sa gestuelle se résume à remettre en place la mèche de son inénarrable crinière blanche. La comédienne du Français conjoint quant à elle hystérie, narcissisme et minauderies. Elle était plus inspirée dans Après la répétition (créé au Théâtre Garonne à Toulouse en 2013, vu au Théâtre Kantor à Lyon le 21 novembre 2016). Elle gagnait au change en se confrontant à Frank Vercruyssen des tg STAN, aux antipodes du Français (une belle « maison »).
Dans le programme, Françon se réfère exclusivement à Bondy, qui avait créé Le Temps et la Chambre à la Schaubühne en 1989. Il n’évoque pas Chéreau, qui l’a mis en scène en 1991 à l’Odéon, comme une réponse amicale mais ferme à Bondy. Plus largement, il ne cite pas Régy qui a fait reconnaître le dramaturge allemand en France via La Trilogie du revoir, Grand et Petit et Le Parc dès 1981. Françon se méfie du mot ‟déconstruction”, qui sonne trop à ses oreilles avec « destruction ». Les décalages métaphysiques, l’inquiétante étrangeté des apparitions et la dramaturgie fragmentaire de Strauss ainsi évacués, ne reste plus qu’une pièce, une valeur immobilière. La parole des acteurs retentit dans un grand vide. La bourgeoisie (alsacienne, parisienne ou lyonnaise) s’y complaît avec un enthousiasme poli, bien comme il faut.
De Régy à Françon se dessine alors une trajectoire, heureusement pas la seule possible, qui va de l’exception d’une recherche sans compromis à une médiocrité satisfaite qui amène le boulevard dans le théâtre public. Il est temps d’affirmer notre haine du théâtre dont Françon et d’autres sont le nom. Il s’agit de transmuer cette haine en force de refus.