Intérieur… une Encre.
Intérieur, de Maurice Maeterlinck, mis en scène par Claude Régy — Festival d’Avignon 2014
Crée en juin 2013 à la demande de Stoshi Miyagi, au World Festival Shizuoka under mt Fuji, Intérieur dans la mise en scène de Claude Régy est interprété par des acteurs japonais. Œuvre que l’on découvre à travers eux et le texte surtitré en français. Mise en scène et jeu fascinants, dans une scénographie picturale de Sallahdyn Khatir, et un travail lumière de Remi Godfroy. Intérieur, ou la mort d’un enfant… comme point d’appui…
Intérieur… le tragique quotidien
Rien n’existe plus parfois et rien ne se voit plus aux yeux de celui dont la pensée est le territoire d’une pensée extrême. Rien n’existe plus pour celui dont la pensée s’arrête, sinon la pensée elle-même. C’est ainsi, et c’est une loi qu’impose la raison mise en sommeil dès lors qu’elle rencontre et que s’impose ce qu’elle ne peut arraisonner. La pensée est alors comme un feu-follet, prisonnière d’une clarté qui ne la guide plus. La pensée éclairée, trop éclairée, est paralysée, immobilisée, et gagne un monde souterrain aux galeries infinies, aux ombres indépassables. Devant une douleur, devant une peur, devant l’extrême, devant ce qu’il convient de nommer « le redouté » et malgré les fortifications de la parole apaisante qui s’entend au loin, la pensée disparaît aux mots qui lui deviennent étrangers. Contaminée par cette inertie, et sa parente l’entropie, le « redouté » obscurcit les canaux de vie et affecte le corps d’une force intérieure. L’attente, ou le battement lent des tempes, lui est alors et dorénavant le seul mouvement connu. Et pour autant que cet instant ouvre sur une durée inconnue, pour autant que cet effacement dévaste les lieux connus et les sentiments familiers, qu’il y a à cet endroit un abandon et que ce temps livre passage à l’ère du soupçon, ce temps laisse venir le visage du monde tel qu’il est. Ainsi l’effacement est-il, peut-il être, l’instant du face à face avec soi. Instant ou brèche, ou minute supérieure écrit Maerterlinck, qui laisse rayonner la pensée sensible, celle qui n’est soumise à aucune autre énergie que la sensation vive.
Dans cet abandon, où « les verrous n’arrêtent rien » dit l’Etranger d’Intérieur, vient alors « la vue de la vie » comme on l’entend encore dans ce drame de Maeterlinck. Et rien de tout cela n’a à voir avec une « révélation » pas plus qu’avec une profondeur ignorée. L’être n’ignore rien des régions de la conscience et de l’âme qui lui sont interdites. Son imagination lui a appris à inventer les peuples de ces régions lointaines, et il connaît les mouvements qui hantent ces territoires et forment leurs histoires. Il connait chacune des silhouettes qui marchent vers lui et devant lesquelles il ne peut se dérober. Il méconnaît leur langue, mais en saisit l’intensité du phrasé et la ligne mélodique lui enseigne quelle en est la visée. Ce n’est pas de l’ordre de la révélation, vraiment, mais c’est bien plus une Expérience qui s’impose. Avec l’absence de la raison – cette gardienne des portes de l’esprit – c’est l’être affranchi et naïf, libéré et mis au monde, qui s’ouvre aux élans chaotiques et sismiques de la soudaineté de l’Expérience. Avec elle, il connait un corps à corps avec les nouvelles idées. A l’être manque ainsi, et c’est ce qu’offre la vie, l’Expérience renouvelée de ce qu’il a pu imaginer. Et il n’y a rien, encore une fois, de magique, de fantastique, d’incroyable, d’extra-ordinaire… L’Expérience du quotidien et de ses grands mystères suffisent à le coloniser par cette grande misère qu’est le rédouté. Dans Intérieur, celui qui a déjà livré l’Intruse, La Mort de Tintagiles, Les Aveugles… écrit à nouveau sur la mort. Mais l’Expérience qui concerne Intérieur, c’est simplement « annoncer celle-ci ». « Venir dire à un Tiers que la mort lui a pris un être cher », et figurer le messager, l’Hermes, de ce qui va fatalement transformer la vie des vivants soudainement, et radicalement, endeuillés.
Le temps dramatique d’Intérieur est ainsi celui – proche de l’hésitation – de la délibération, de la prévention, de la retenue… qui précède un aveu impératif, incontournable, indépassable. C’est entre ces deux mouvements (celui du temps que l’on essaie de gagner et celui de l’instant que l’on ne peut éviter) que se forme une parenthèse humaine où le vieillard et l’étranger pèsent le poids des mots qui serviront, non à faire disparaître la douleur prévisible, mais à l’accompagner. Intérieur est ainsi une pièce sur l’accompagnement qui dit le souci de l’autre.
La disparition… apparition
La disparition aura été le centre des attentions de Claude Régy pour cette nouvelle mise en scène qui suit de quelques mois seulement La Barque le soir, repris au 104. Disparition des didascalies abondantes de Materlinck qui servaient à créer un climat. La mise en scène ne s’y substitue pas, mais invente ce que les mots ne pouvaient figurer que conceptuellement. Ont disparus la forêt de saule, la maison, la table, la lampe, les fenêtres, la porte… auxquels Claude Régy a préféré un plateau de sable éclairé différemment. Plateau de sable ou désert marqué par les empreintes fantomatiques d’interprètes spectrales qui observent un ralenti qui s’applique au mouvement, à la parole, au contact… Désert, dis-je, ou une métaphore encore de l’immensité. Là où la distance n’est plus appréhendable qu’à travers la démesure d’une lenteur qui l’augmente infiniment. Manière, encore, de faire sentir non pas l’éloignement, mais l’épreuve que peut-être le rapprochement. Désert abstrait éclairé par une lumière tenue à la limite d’un état crépusculaire où se forment les frontières du dedans, du dehors et celle d’un seuil. Frontières qui reprennent les trois états d’une situation composée par un espace muet (la maison), un espace parlant ( l’extérieur) et un espace intermédiaire (le seuil ou la limite d’une parole à venir) où un tryptique qui architecture l’espace dialectique saisi dans ses variations qui forment une partition. Partition muette pour le premier où le clan observe un silence ou plutôt une communication rentrée, autour d’un enfant qui dort et qu’il veille. C’est l’espace d’une pantomime et d’une choralité spirituelle. Partition murmurée pour le second, légèrement en front de scène, dans la proximité des spectateurs, où la parole syllabique est gouvernée par la conscience de la langue et de ses limites. C’est l’espace des « voyeurs », précisément des « témoins », aux regards tournés vers l’intérieur, s’inquiétant de leur devoir. De la proximité de l’un et de l’autre de ces mondes silencieux et à peine sonores naîtra un espace intermédiaire : le seuil. Davantage une ligne épaissie ou diminuée au regard du pas que le vieillard accompli vers sa tâche. C’est l’espace qui marque le point de non-retour de la parole qui serait articulée. C’est le territoire de la tension d’un signifiant que l’on cherche, qui fait défaut, et qui trouvera dans le geste de la résignation, le silence de l’abattement retenu, le signifié que le son ne pouvait acheminer.
Intérieur se regarde ainsi comme le territoire d’un déplacement qui touche non seulement les corps qui vivent intensément et ralentis – en souffrance de dire– mais aussi le déplacement de la signification qui, attachée a priori à la parole et au son, glisse vers un mouvement, un geste, une vibration du corps…
De la parole au geste, c’est ainsi tout un tissu de concentration, de condensation qui voit le jour sur la scène de Monfavet.
Scène où le sable figure encore (et pourquoi pas ?), celui d’un sablier qui a perdu son usage et où les découpes lumières, bien que matérialisant des espaces distincts, unissent ce monde d’ombres en une même action. Là où les veilleurs sont regardés par les guêteurs. Scène de vigies insoupçonnées où le surtitrage, en français, apparaît et disparaît au rythme d’une parole désarticulée, d’une pulsation lente et à peine éclairée qui fait de l’écriture un battement intermittent, une sorte de jeu scripturaire funèbre. Un écho à la parole sonore du plateau.
Jamais, de mémoire de spectateur, pareil soin ne fut apporté à un surtitrage qui, bien plus qu’une simple traduction, relevait ici d’un geste poétique où, comme l’écrivait Henri Meschonnic « le traduit aide à traduire ce qui n’est pas traduit ». Ecriture ciselée donnant à entendre l’intimité des langues françaises et japonaises.
Intérieur… comme une Encre.
Visuellement, le travail de Claude Régy se regarde comme une Encre, de celle que l’on peut contempler chez Gao Xingjian où la silhouette humaine se ramène à un trait qui se regarde comme une entaille sur fond blanc. Silhouettes qui peuvent ressembler à des signes graphiques énigmatiques, à des lignes plastiques prises dans l’isolement de la toile. Encre, dis-je, où l’isolement des composants ne les diminue pas mais les rend visible et sensible. La solitude, le silence, le murmuré du trait… forment alors le propre de l’Encre qui est de souligner « quelque chose » tout en taisant le secret. Et d’ajouter que l’acteur y est visible dans un travail qui relève tout à la fois de l’interprétation et de l’éxecution. Acteur que l’on regarde ainsi travailler un point d’appui où la rencontre avec les éléments de la scènographie est l’objet d’une attention de tous les instants. C’est en définitive un temps rare qui est donné à voir, et à sentir. Temps hypnotique et spirituel où rien de ce qui vient à passer ne s’écarte d’une exigence esthétique rare.
Dans ce silence éternel où s’entend le murmure des questions atemporelles, soudainement, comme pris dans un coup de vent, une partie des comédiens qui formait le clan de la maison, disparaîtra en courant…
Et de regarder ce qui a disparu, avec la lumière faiblissante, comme ce qui était nécessaire à l’apparition d’une sensation… vive, chaude, proche de l’énergie des forces supérieures qui hantaient la scène comme le texte entendu. Magistral.