Je te Sopro shshshshshaaaalinguapoética
(SMS envoyé à une amie : Je t’écris juste pour te dire que je viens de voir Sopro… C’est beau, c’est poétique, c’est simple, c’est des langues portugaises, c’est une ode à la mer, au mouvement de la vie, aux vents de Pessoa, à la musicalité du quotidien… En plus, les mouvements phonétiques comme « shshshsh » et « ãããão » m’appartiennent de telle façon que je me rends compte de la puissance produite dans mon corps quand j’entends les sons pas articulés de ma langue maternelle sur le plateau d’un festival en France. Sopro a une sorte de mélancolie mêlée à une nostalgie, à un espoir, mais celui-ci n’est pas du tout quelque chose de mensonger, romantique, aliéné… C’est plutôt un espoir éphémère qui souffle à chaque doigt de nos pieds vers la tempête…)
« Je m’irrite du bonheur de tous ces gens qui ne savent pas qu’ils sont malheureux. Leur vie humaine est remplie de faits qui constitueraient une série de tourments sans fin pour une sensibilité véritable. Mais comme leur vraie vie est purement végétative, ce qu’ils subissent passe sur leur tête sans toucher leur âme, et leur existence, en fin de compte, ne peut être comparée qu’à celle d’un homme affligé d’une rage de dents, mais héritier aussi d’une grosse fortune – cette authentique fortune de vivre sans même s’en apercevoir […]. »
Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquilité,
traduction en français de Françoise Laye
Comme certains spectacles du Festival d’Avignon 2017 comme La Princesse Maleine (voir la critique en ligne Maleine : la princesse aux cils blancs, de Yannick Butel), Sopro cherche à trouver d’autres façons de raconter une histoire apparemment simple. C’est-à-dire à travers la mise en jeu de la langue poétique, de la phonétique des mots et de la musicalité de l’expression, Tiago Rodrigues met en question les nombreuses strates, épaisses, des points de contact entre l’art et la vie… De cette façon, le spectacle n’est pas « spectaculaire » (dans le sens de grand, d’artificialité, d’esthétisation), il n’est pas non plus une « réalité hypocrite » (tel qu’on peut l’identifier pour certaines propositions plutôt documentaires où les créateurs prennent les témoignages traumatiques d’autrui pour mettre en scène une histoire qui ne leur appartient pas du tout…).
À première vue, on pourrait prendre Sopro par une histoire d’amour au théâtre ou pour un grand hommage à quelqu’un. Quelqu’un qui serait aimé inconditionnellement et dont son métier est en train de disparaître. Rodrigues pourrait avoir fait de cette idée centrale une sorte de nostalgie pauvre, il pourrait avoir mis sur scène la souffleuse Cristina Vidal debout devant le spectateur à raconter en forme de récitation des histoires de coulisses. Néanmoins, tel quel Pessoa (qui savait profiter de la puissance poétique du quotidien), le metteur en scène-dramaturge a su transformer les témoignages d’une mémoire vive de l’art théâtral dans un texte sensible et existentiel. Plus précisément, son enjeu principal relève de la construction d’un espace poétique et physique commun, partageable par tous. Comment partageons-nous tout de cet air ? c’est-à-dire « nous » en tant que créateurs, techniciens, spectateurs, gardiens, producteurs, agents de propeté, etc. ? Il ne s’agit pas d’un rapport de « politique citoyen » de viés de « communauté », mais il s’agit plutôt d’une mise en question existentielle qui part de la compréhension qu’on a tous le même but et la même importance pour faire exister un langage poétique dans un tel espace physique… Comme le souffle Cristina, cet air est plein de petites histoires de chacun de nous… Et tout cela passe par cette matière apparemment invisible, intouchable, mais qu’on peut sentir et ressentir tout de même. C’est de cette façon que Cristina pense son métier, un métier qui lui a appris à être toujours à l’ombre, cachée, discrète. Elle ne veut pas de reconnaissance. Elle ne veut pas non plus de grands hommages. Comme son métier, Cristina préfère rester dans l’ombre de la vie, apparemment invisible, mais toujours dans un état d’action et d’engagement pour faire vivre quelque chose qui dépasse sa vie.
Tiago Rodrigues nous souffle la présence de Cristina. Et c’est cet air, c’est cette matière « sopro » qui permet à sa mise en scène de devenir si fluide. Il ne nous crie rien. Il nous murmure… Ainsi ses comédiens sont tous tellement forts, complices entre eux, tous à même de s’être appropriés la proposition de Rodrigues, qu’il sont d’une sincérité rare… Et ils traversent et vont ainsi d’une situation à une autre comme des « petits plis », afin de jouer à la fois la narration des souvenirs poétiques de la souffleuse, le rôle de certains personnages de Trois Sœurs et Antigone par exemple. Et d’ajouter que c’est leur propre situation en tant que comédiens qui est joué et se joue à travers ce spectacle-là…Tout cela forme une grande masse dramaturgique qui traverse le réel et la fiction sans que cela soit revendiqué, ni nommé. Dès lors, ce n’est plus important d’essayer d’établir la différence entre ce qui est réel et ce qui est fiction… Et Cristina est toujours là, en soufflant le texte aux comédiens, lesquels nous soufflent l’enjeu du plaisir de partager le même air. Sim (oui dans ma langue), le « sopro » soufflé au Cloître des Carmes était d’une douceur intense, peut-être de celle que seule peut faire sentir la langue portugaise… à ceux qui parlent les langues portugaises ou ceux proches de Pessoa qui peuvent entendre le souffle de Lisbonne, des saudades… avoir l’oreille est ici plus important que d’avoir des yeux.