Jourdain, au prétexte d’une tête de Turc.
Avec Le Bourgeois gentilhomme mis en scène par Denis Podalydès, Le théâtre de la Criée et celui du Gymnase (associés pour l’occasion alors que l’on inaugure les festivités de Marseille capitale culturelle européenne) auront proposé un peu plus qu’un divertissement. Peut-être un instant poétique et certainement un intervalle critique o๠l’art d’hier et d’aujourd’hui exige toutes les libertés.
Quelques rappels avant les applaudissements
Passons sur les rappels de la vie, de l’œuvre et les enjeux qu’évoque le nom de Molière. Oublions un temps que le Grand Siècle, ainsi appelait-on le XVIIème, livrait trois auteurs à la postérité pour les écrits qu’il commettaient. Le trio Racine, Corneille, Molière nous fait oublier la multitude des autres qui ne sont pas moins bons. Gageons encore que personne n’ignore que parmi les pièces de Jean-Baptiste Poquelin Le Bourgeois gentilhomme est une comédie-ballet en 5 actes qui est divertissante comme l’est, en définitive, toute l’œuvre du fils du drapier, ou l’amant de la femme Béjart puis de sa fille, ou le célèbre mort « presque » sur scène… Molière n’est rien moins aujourd’hui qu’un mythe dont on se plaît à rappeler qu’il est, pour l’esprit singulier des français, un Shakespeare. On le joue, on le filme, on l’adapte… Et à chaque fois, de Mnouchkine à Romain Duris, on en tire un certain plaisir.
Mot cruel que celui-là qui contraignit la main-écrivain du trio aliéné au Prince, dont on ne sait plus si le surnom de Soleil leur aura fait de l’ombre, dans l’usage de la liberté poétique. Louis, le quatorzième, aimait les menus plaisirs et les divertissements auxquels il participait, dit-on. A la marge des établissements théâtraux (Palais-Royal, Hôtel Guénégaud, Hôtel de Bourgogne future Comédie Française, etc.), le roi organise ainsi le spectacle, lequel, en ce XVIIème finissant, s’est acoquiné avec l’économie libérale. On compte, on organise les flux de spectateur, un lieu vaut pour un genre, etc. C’est que vivre du théâtre, c’est dorénavant faire vivre et rentabiliser des établissements. C’est organiser la concurrence, comme celle qu’entretinrent Molière et Lully, l’un pour le théâtre, l’autre en musique.
Bref, le « théâtre en marche » (on relirait quelques pages de Craig avec intérêt) prend la mesure du public qui devient un paramètre dans le succès. On joue pour le Prince, on joue pour le public… A ce compte-là, on comprend que l’offre doit se déterminer par la demande, au dieu Ludos. Ah, le plaisir…
Le Bourgeois gentilhomme n’y échappera pas… Et pour autant que le 14 octobre 1670[1], à Chambord, on joua ce divertissement commandé par Louis, il s’agissait encore et avant tout de distraire les courtisans (public de cour donc ou piétailles enrubanées). De leur offrir un divertissement où il serait question de Turcs. Molière s’y employa et distraya la cour. Il leur offrit Monsieur Jourdain, ou sa tête sur un « plateau » (de théâtre), car il se paya la bonne mine d’un bourgeois. Les ingrédients qui servirent à ce bouillon littéraire sont connus : amours contrariés, arts mis en question, clivage de castes, quelques rebondissements et autres travestissements, un zest de sérieux, trois louches de comiques… à quoi l’on ajouterait un piment : une pointe de grotesque tempérée par quelques sauces musicales et nappages chorégraphiques. En fin cuisinier, en « chef », Molière dressait le tout et l’on retrouvait son bon goût dans l’un des épisodes du Bourgeois où l’on fait état de l’art de bien préparer ce que l’on mangera (ici ce qui va « être bouffé » : un bouffon en prédation en quelque sorte). Le nom du plat ? Tête de Jourdain, veau capital (dirait Hamlet) où un homme sans cervelle, qui n’a pas plus d’estomac, est offert en pature aux courtisans et autres nobliaux qui, pour autant qu’ils auraient de l’esprit, vous refilent la migraine quand ils s’évertuent à s’en servir. C’est que cette pièce ne manque pas d’égratigner les uns et les autres, même si Jourdain demeure une tête de turc inégalée. C’est que cette Comédie-Ballet brise la nuque des artistes servils et autres valets pédants perchés sur des cothurnes qui nous rappellent que leurs discours d’érudits n’arrivent pas à la cheville d’un savoir honnête, ou d’une quelconque vérité éprouvée.
Dans Le Bourgeois gentilhomme, il n’est de personnages qui n’en prennent pour son grade, sinon ceux que représentent les éternels amoureux : jeunes soumis à l’autorité paternelle autoritaire. Les femmes y sont de manière caricaturale des oiseaux un peu écervelés qui piafent et caquettent. Les hommes des dindons plus ou moins en proie à quelques gâteries. Les valets et les servantes ne sont eux que de pâles copies (sortes de clônes génétiquement modifiés) réfléchissant l’esprit tortueux de leurs maîtres.
Ainsi, en deux mots, Jourdain voulait gagner un rang et en maîtriser les différents étages, codes et usages. Drapier habitué à vendre du tissu, il espérait s’habiller socialement d’une aristocratique toge pour lui, d’un mariage noble pour sa fille… Il rêvait d’être aimé d’une marquise, d’être accompagné d’un Dorante auquel il ouvrait son cœur de balourd… Il voulait changer de « Classe », et prétendant au « surclassement », il apparaît d’autant déclassé, sans classe, sans brillant.
C’est que Jourdain est un homme de folie douce, semble un frère de Lenny plus souris qu’homme, ressemble à un niais en liberté, à l’apparence d’un « Gros-Guillaume » aussi vulgaire que grossier, aussi bouffon ébouriffé que patient au cerveau bouffé. Jourdain, c’est un éléphant dans la porcelaine, un coq orgueilleux sans couleurs, une plume stérile au goût absent, un crapaud qui voulait être boeuf… C’est, et il faut s’en souvenir, une caricature de la bourgeoisie qui, sentant le monde tourner et changer, espère que l’argent de son travail lui conférera le vernis qui lui manque. Mais est-ce bien cela au juste que Podalydès mettra en avant ?
Vu de la salle, ce drôle de personnage, induit forcément une forme légère (Comédie-Ballet) qui pour autant qu’elle pointe et souligne un problème sérieux de société ne peut devenir une question grave sans prêter à ce motif trop d’importance. Aussi, et Molière s’y connaît pour l’avoir maintes fois pratiqué, Jourdain est une Farce, une bouffonnerie, une caricature drôlatique. Il n’y aurait ainsi rien à penser, ou si peu. Rien à réfléchir, sinon en rire.
C’est oublié un peu vite que le théâtre ne vaut pas que par son texte et ses rimes musicales et chorégraphiées. C’est se méprendre sur le théâtre et le choix de sortir cette pièce du répertoire. Ça serait avouer que la pièce aujourd’hui n’aurait alors aucune actualité… Or Podalydes, sans doute curieux de voir les réactions du public, fait aussi du théâtre pour en parler. A cet endroit, le spectateur se voit ainsi convoqué en lieu et place d’une question toujours vilarienne : du théâtre oui, mais pour qui, et pour quoi ?
En deux temps… Mais un seul mouvement.
C’est de la mise en scène de Denis Podalydès que Le Bourgeois gentilhomme trouve tout son éclat. Non qu’il faille soustraire à Molière le génie dont on le gratifie. Mais, et avant toute chose, c’est bien la pratique du théâtre qui permet d’y voir un peu plus que l’aveuglement dans lequel nous tiennent les commentaires lettrés.
Deux tableaux constituent cette « nouvelle » version de la comédie et Podalydès tient là une belle idée. Dans un décor qui fait la part belle aux rouleaux de draps et aux tentures déployées (il s’agira donc de lever le voile), à même une scène où un orchestre de chambre à corde et vent rythme les entrées, les sorties, les ballets et les chants, dans un rapport à la scénographie qui n’interdit jamais la scène de venir déborder sur la salle, sur un plateau arc en ciel aux motifs chamarés, aux couleurs chaudes… Podalydès coupe la pièce en deux. Il la retaille sans craindre de produire un déséquilibre entre, d’un côté 4 actes joués en 1H40, quand de l’autre le dernier acte, qui débutera avec l’entrée de Dorimène (objet de convoitise joué par Bénédicte Guilbert tout en mine de coquette) nécessite 1H10.
De l’un à l’autre, du premier tableau où la narration du texte domine et distrait l’oreille, où le dialogue vif et bref enjoue l’esprit, où les scènes et autres mascarades se multiplient au point que l’excès n’est plus que la seule règle… au second tableau, où la chorégraphie pensée par Kaori Ito souligne un art du geste quand parallèlement les voix chantés et la musique aérienne marquent une justesse au-delà du seul langage… Podalydès n’est sans doute pas sans prétendre dire quelque chose de son art théâtral. Et d’une certaine manière, il faut regarder le second tableau comme une réponse au premier. Voir ainsi dans le dispositif scénique qui plante et perche Jourdain à l’acte 5 sur un poteau décoré, un arbre de liberté. Liberté dont use Podalydès. C’est-à-dire, et revenons un instant sur ce mot « liberté » qui manque à ce XVIIème et qui est rognée de nos jours, une manière de s’écarter de la pensée dominante, de s’aventurer hors de la parole attendue, de cheminer à la marge du jeu social convenu. Ce qui est au vrai la caractéristique première de Jourdain que d’être un homme libre, maladroit certes, mais pas sans disposition pour l’aventure, au point que voulant ressembler à un monde qui n’est pas le sien, il finit par y devenir étranger. Jourdain l’exilé, en quelque sorte, l’immigré d’un certain point de vue devient le Mamamouchi.
Et si l’on peut s’amuser comme les courtisans des manières de Jourdain, on peut aussi voir dans ses mimes grotesques une caricature du monde qu’il veut copier. Après tout, et rappelons-nous l’épisode du maître de ballet qui lui apprend la révérence… Le « coach » n’est pas moins ridicule dans l’observation des codes et ce qui permet d’en prendre la mesure c’est bien Jourdain qui les caricature.
Le jeu de l’acteur peut donc tout montrer ou révéler… Et Jourdain, à mesure qu’il déploie des trésors de bêtises exercées, fait entendre que le désir est par nature irraisonné, la passion déraisonnable… Mais que pour autant, ni l’un, ni l’autre ne sont irrationnels. Que veut Jourdain pourrait être la question ? Gagner un monde ou en changer ?
A écouter et regarder les mesquineries du chorégraphe, la suffisance du maître de chant, l’inconstance du philosophe, la rigueur absurde du maître d’arme… le premier tableau qui discute ce que doit être l’ART, au point qu’il est à vendre et à brader au plus offrant, au mécène, au public qui en exige sa part… L’art, disons-nous, et Podalydès le met en scène en faisant de Jourdain un spectateur comme un autre en le plaçant côté salle, y perd son âme. La vulgarité de Jourdain n’est-ce pas un peu celle du public et des critiques (au moins ceux de l’époque) qui tiennent l’art, déjà, comme un produit de manufacture à vendre. Tout le premier tableau pointe les niais qui déterminent, régentent, organisent… et à bien y regarder, ils sont plus nombreux que le seul Jourdain. Dans cet ensemble de stupidité ambiante et d’inépties récurrentes, Jourdain n’est alors que le signe ou le symptôme d’un désordre qui agite un monde mal ordonné, certes bien né, mais finalement contrefait.
A bien y regarder, le pigeon qu’est Jourdain, ne doit pas faire oublier le monde des rapaces qui l’entoure.
Du premier tableau, tout en scénettes et autres « sketchs » comiques, Podalydès aura fait un tableau social qui peint le traditionnel, le figé, l’absence d’Histoire donc. Ou, et c’est une autre lecture, mais peut-être la même, une histoire qui ne bénéficierait qu’à une même catégorie, un ordre fait pour servir quelques-uns… Et de voir Jourdain, dès lors, comme un énergumène bouillonnant, un type qui aurait de l’appétit pour la vie en mouvement et qui ne se suffit plus du « régime » auquel on le soumet. Jourdain, cette bête remuante, prendrait ainsi quelques libertés avec l’ordre et en devient la victime aussi. Jourdain, le bourgeois, ambassadeur prématuré du siècle à venir qui fera de la bourgeoisie les nouveaux maîtres…
La liberté qu’il convoîte, Jourdain l’obtient alors dans le second tableau : une réponse au premier affirmons-nous. Une double réponse précisément aux éléments complémentaires où l’art caricaturé du premier tableau, aliéné aussi aux remarques et autres désirs du public, est libéré. Où le jeu, la musique, la danse, le mime… tout ou presque, fait du Bourgeois gentilhomme une pièce qui convoque toutes les formes sans s’embarrasser des genres. Réponse libertaire presque où l’art reprend ses droits sur les règles et autres doctes critiques comme sur le public. Quant au second élément de réponse, complémentaire de cet argument, il tient à l’aspect formel. Le second tableau est baroque, en réponse au premier qui s’inscrivait dans la tradition. Ou le baroque comme espace de liberté encore. La scène s’ouvre alors à tous les vents, se métamorphose en camp yipsie, aux influences espagnoles et tziganes… Tout y virevoltant, travestissement, amusement… La vie est là et avec elle, la fin du droit, des règles, des contraintes. La scène livre ainsi passage à la nature humaine, à ses contradictions, à son énergie. Ce qui vient alors à disparâitre, c’est un ordre hiérarchique, une sclérose sociale… Et pour autant que la fin de cette pièce pourrait contrarier notre avis, le second tableau est bien une parenthèse où le possible vient à paraître, avant qu’un ordre reposant sur le rationnel ne vienne clore la comédie. Non plus un ordre contraignant, étranger à l’homme, mais rationnel ou raisonnable. C’est-à-dire s’accomodant de ce qu’est le sujet.
Servi par une bande d’interprètes généreux, par des jeunes talents habillés par l’énergie autant que par les costûmes de Lacroix, ce Bourgeois gentilhomme est ainsi plein d’un souffle revigorant qui donne enfin à penser, tout autant qu’il aura diverti.
Jourdain, avec son grain de folie, n’est rien moins qu’un illuminé qui nous aura éclairé sur un monde à venir, un monde qui pourrait se défaire de ses vanités (orgueil et entropie).
Et de comprendre alors que la langue imaginaire qui se parle sur le plateau quand Jourdain est Mamamouchi, est l’espoir d’une langue commune. Un esperanto qui fait fî des frontières et autres limites. Et d’ajouter alors que la mise en scène de Podalydès aura été une minute critique où la pratique du théâtre : la mise en scène, permet de raviver l’espoir d’un avenir et d’un devenir. Au terme de quoi, comme Roland Barthes qui dissertait sur une théorie des fluides, la sueur de Jourdain au travail n’est pas moins noble que le sang auquel il prétendait. Drôle et belle alchimie, en définitive.
[1] Jouée ensuite en novembre de l’année au Palais Royal, par la troupe du Roi