La barque le soir … ombres marines
Repris au 104, après avoir été présenté à l’Odéon-Théâtre de l’Europe/ateliers Berthiers, “La Barque le soir” de Claude Régy fait ré-entendre “Voguer parmi les miroirs”. Un extrait du roman de Tarjei Vesaas La barque le soir où l’ombre marine qu’est Yann Boudaud donne à entendre un monde de frontières. Celui où “il peut y avoir une perception au-delà de la compréhension” dit Claude Régy à Gilles Amalvi.
Plus de vingt ans déjà…
Il y a chez le metteur en scène Claude Régy un geste reconduit d’une création à l’autre. Quelque chose d’identifiable et donc de rare. Quelque chose qui relève d’une attention profonde pour le territoire qu’est le théâtre qui interdit à toutes créations de ressembler à un spectacle. Une attention profonde, dis-je, pour la parole qui s’y déploie ; pour le mouvement qui règle la vie des acteurs sur la scène ; pour la lumière qui réfléchit un éclairage du monde ; pour le silence qui est à l’orée de chaque paroles et de chaque phrases ; pour le rythme qui se déprend de son usage quotidien. Oui, il y a quelque chose de rare qui relève d’un inhabituel, d’un inattendu, d’un imprévisible qui organisent le doute dans la foi perceptive et la logique qui donnait accès à la raison. Il ya quelque chose qui construit des états d’incertitude. Quelque chose de l’ordre d’une rareté où la stabilité du connu est l’objet d’un investi par les forces de l’imaginaire et par les énergies de l’au-delà. Où la conscience rationnelle (dont il faut se défaire) est cet espace complexe qui règle la perception du réel. Où l’architecture sensorielle prompt à limiter la signification est à déjouer en favorisant d’autres formes d’immersion dans notre “atelier interieur”. Au vrai, peut-être que chez Claude Régy, il n’est d’autres pratiques du théâtre que celle qui vise à faire apparaître le morcellement du monde, son infini hétérogénéité, son altérité irréductible, son immensité indéfinie, son essence plurielle… Peut-être un goût irrépressible pour les plis de l’humanité, pour les recoins oubliés du discours, pour les failles millimétriques de la raison, pour les espaces lointains de la conscience extrême, pour les rêves et leurs chimères exclues, … guident-ils ce qui, chez lui, s’apparente à un théâtre de quête. Aux confins de celle-ci – chaque mise en scène l’en rapprocherait – il y a sans doute quelques états rares de perception. Quelque chose qui relèverait d’une connaissance pure ou d’un secret levé. Quelques chose qui n’est pas nommable, pas même sur la scène, mais dont le théâtre nous entretiendrait à son contact. Et de comprendre alors que chez Claude Régy faire du théâtre revient à établir un point de contact. À faire du théâtre un passage… à savoir, soulignons-le encore, un mode de cheminement où le temps de la représentation, à l’épreuve de la parole modelée, de la lumière pensée, du geste éclairée… celui qui est présent et regarde, est regardé… Quelque chose de rare, oui, agit le spectateur, qui fait du travail de Claude Régy, le lieu d’une forge où la scène est encore un foyer pour celui qui vient.
Moment rare, en définitive, où le théâtre, chez Claude Régy, se constitue comme un refuge, une redoute, un espace presque clandestin ou souterrain… qui passe par la “critique” de la représentation d’un monde appauvri, d’un monde sorti de ses gonds où l’expérience poétique, esthétique, plastique n’a plus cours dans un champ social tourné vers l’unique retour sur investissement.
Et de rappeler la première fois où j’ai vu un “Régy”. C’était au début des années 90. C’était Chutes de Gregory Motton, sensation d’un plateau de fouilles avec des acteurs fourmillant mais isolés… J’étais un “jeune” critique et l’entretien qui suivrait devait être consacré au Théâtre. Quand Lui accepta de me parler, il évoqua pendant plus de deux heures la figure du “nomade”. C’était le début de notre conversation qui durerait jusqu’à aujourd’hui… Un peu moins qu’une conversation devrais-je dire et avouer plutôt qu’il serait question d’une initiation, peut-être un apprentissage qui concernerait autant la chose qu’est le théâtre, que ce qui l’entoure. Précisément ce qui entoure le théâtre. Et aussi, mais je ne le savais pas encore… un questionnement sur ce que j’étais dans le temps de la représentation et au-delà… quelque chose qui concernerait le “spectateur”… Au TGP, pour La Mort de Tintagiles, alors qu’Arnaud Rykner nous fit courir dans les couloirs du métro au risque d’une crise d’asthme… Claude Régy nous voyant arriver nous demandera de “reprendre notre souffle”… “d’enlever nos blousons”… et il ajoutera “ça va déranger la représentation”…
C’était – comment dire ? – tout un art d’être un spectateur… C’était un travail ou disons, d’une manière un peu plus poétique, une manière d’avoir “le goût de l’autre”.
Le temps a passé, les créations se succédèrent.
Holocauste de Charles Reznikoff, avec Yann Boudaud… moment de suffocation intérieure devant un acteur dont je devine que le travail le conduit, au long des accents de sa voix, aux portes de l’infernal qu’il n’est pas possible de nommer, mais qu’il est possible peut-être de faire sentir. Pas un mot, chez lui, qui ne soit le spectre d’un corps brisé par le “mal radical” dirait Antelme que cite Régy. C’était à Caen et les mains de Boudaud cherchait dans l’air la chair d’une humanité oubliée.
Suivront Quelqu’un va venir, Variations sur la mort, des couteaux dans les poules, Mélancholia-Théâtre, Comme un chant de David, Carnet d’un disparu, Homme sans but, Brume de dieu… De chacune de ces créations, il y aurait à parler ou à se souvenir précisément… Mais que dire qui ne réduise pas chacune de ces “expériences” ? Que dire qui ne prive pas ce que j’ai vu de la force du senti ?
C’est peut-être la lumière – qui est également la métaphore du verbe autant que travail chromatique – qui devrait être convoquée. La lumière, chez Claude Régy est une couleur mais surtout un espace. Le lieu du relief en formation où la perception rétinienne est soumise à ses limites. C’est l’endroit de construction des frontières fluides et des formations indistinctes. C’est là qu’est en travail le visible qui s’ouvre au sensible. Pour le spectateur, c’est l’instant où il devient l’héritier des mondes inconnus, ceux qui vivent plus loin que le regard mais qui ont besoin du regard. Les spectres, les ombres, les silhouettes… y gagnent en densité autant qu’en secret. D’une certaine manière, la lumière chez Claude Régy n’a peut-être d’autres fins que de faire apparaître des peuples, des minorités dont le spectateur est l’un des membres. Au contact de la lumière comme d’une communauté oubliée pourrais-je dire.
C’est peut-être un rythme apparenté souvent au ralenti et qui porte aussi bien sur la voix que le geste. Mais s’il est vrai que la lenteur est rendue sensible, elle est perçue au regard d’un mouvement quotidien qui privilégie le plus souvent la vitesse. Des mises en scène de Claude Régy, on devine qu’elles rappellent que nous ne sommes pas étrangers à la lenteur, mais juste privés de celle-ci. Et que l’attente, l’hésitation, la pensée, la conscience en bataille, le doute, l’inquiétude, la parole parfois et même souvent, le questionnement, la découverte… sont des états qui appellent d’autres rythmes. Dans l’épreuve du ralenti, bien souvent il m’a semblé retrouver une fonction mutilée par les modes aliénants de l’extérieur. Il m’a semblé re-découvrir un mode d’être auquel fait écran le quotidien ou, disons la vie.
C’est peut-être encore les motifs de ces fables ou de ces “fictions”. Ici “un retour imprévu”, là un “héritier inattendu”, “une solitude qui parle”, “une parole suspendue à quelques verticalité” comme Valérie Dréville le disait en suivant la topographie d’une mémoire abyssale dans Comme un chant de David, etc… Il n’est peut-être pas “correct” de l’avouer, mais souvent j’ai écouté ces histoires attentivement pour finir, presque, par oublier ce qu’elles disaient. Se substituer au sens du récit quelque chose qui relève d’un état de la parole. Quelque chose comme un rapport flottant au langage, aux mots, aux sonorités. Quelque chose de musical et plus vraisemblablement quelque chose de “choral” en quelque sorte où le rythme, l’accentuation, les silences entre les mots et les phrases… produisaient un lien d’étrangeté à une langue que je parle. Oui, peut-être qu’au-delà des histoires que raconte Claude Régy, écouter Homme sans but (par exemple), c’était faire l’épreuve de l’étrangeté ou du dépaysement dans sa propre langue. De ce qui chante dans la langue… pour dire précisément que le chant est intérieur au langage, avant qu’il ne soit qu’une forme d’expression de celui-ci. Le langage chante chez Claude Régy. Il retrouve des écarts, des modulations, des façons de se donner, des manières de s’articuler, d’être mime ou pantomime de pensées et d’états du corps. Au-delà des histoires que raconte Claude Régy, ces paroles d’outre monde, ces grains de voix ont toujours incarné – chez moi – des leviers fragiles pour sortir le langage de son état de communication. Façon d’entendre chez Régy, et rarement ailleurs, un lien à une parole archéologique et peut-être généalogique. Comprenons par là, une parole qui abrite l’être.
C’est ce sentiment ou cette sensation qui se manifestait quand la voix de Jean-Quentin Chatelain, chamanique, dans Odes maritimes, élevait l’écoute à des sonorités intérieures qui étaient le prolongement de son phrasé. En surplomb de la scène, sur un ponton, l’acteur tutoyait un monde d’au-delà et l’entendant, il nous guidait vers un ailleurs rarement perceptible d’ici-bas.
La barque le soir…
“Fais que je suive la marche des fleuves/afin qu’au-delà des rumeurs de leurs rives/j’entende monter la voix silencieuse de la nuit” pourrait faire du poème Le livre de la pauvreté et de la mort de Rilke, un lointain écho à ce que brasse La barque le soir de Tarjei Vesaas. Peut-être parce que chaque phrase, chez l’un comme chez l’autre, est un affluent des régions de l’être en solitude. Peut-être parce chaque vers ou énoncé est tout à la fois un passage et un obstacle à des états autres de la conscience de l’être. Moments syntaxiques et éclairs lexicaux qui promettent de s’approcher de ce qui fait l’intérieur de l’être, les poèmes convoqués ici sont d’un ordre souverain qui ne délivre pas de sens, mais construisent l’architecture d’une pensée profonde, secrète et parfois énigmatique. Ce sont tout à la fois, dans le mouvement paradoxal qui donne au poème sa force, des espaces ascensionnels et des surfaces tournées vers les profondeurs. Mouvements duels irrépréssibles, en quelque sorte, qui marquent une tension construite sur des points cardinaux et métaphysiques opposés. Descendre dans les régions de l’être, monter dans les cieux où habite l’humain; se laisser porter par la parole et l’esprit… faire l’expérience d’une course déboussolante au gré du langage, vivre en apnée entre deux ponctuations… le poème ici n’est rien moins qu’un maelström construit sur des courants contraires qui délivrent des éclats sensibles. Et de voir dès lors dans celui-ci un océan sonore, une mer infinie de formes brisantes et signifiantes que la lecture (qui n’est qu’une autre forme de navigation) découvre au gré du ressac des mots et des pensées. Dans ces instants de tumultes verbaux et d’apaisements sensibles, dans l’épreuve de l’écoute d’un mot qui provoque l’hésitation et décide d’une direction, dans le temps de la réception de ce qui ne se donne jamais… lire ou écouter un poème, c’est accepter de rien ar-raisonner mais de vivre en perpétuel naufragé qui espère échouer sur l’une ou l’autre des rives de la raison, qu’elle soit sensible ou intelligible.
Et de comprendre que le poème fait du lecteur un pantin que les mots font danser, une ombre tenue dans le rayonnement des énoncés, un exilé dans les régions mythologiques, un clandestin aux prises avec l’étrangeté de la langue qui le traverse…
Yann Boudaud en front de scène est le reflet de ces états intermédiaires peuplés de courts fragments sonores (Philippe Cachia). Aux abois quand il mime un chien, on comprend qu’il est, aux pieds de la lettre, celui dont le désarroi est incandescent. Danseur des profondeurs obscurs, alors qu’il raconte sa lente descente dans l’eau sombre, on le regarde chorégraphié un corps abandonné. Il coule, oui. Il coule et le temps de cette apnée qui va finir, il sent la mort s’inviter. La presque mort qui précède les états de conscience et de féérie où la pensée est virevoltante en même temps que la vie vient à être noyée. À la surface de son visage, le regard est tour à tour inquiet, enjoué, impressionné… et ce qu’il raconte et récite n’est autre que ce qu’il apprend et le domine. Amoureux de la vie, amant du souffle vital, il sent en lui le goût de la vase et de l’évidement aérien. Il chute dans une eau noire. Alpiniste aquatique qui aurait dévissé, il tombe dans les profondeurs de l’amer, du souvenir, de l’immédiat pensé. Et sa parole qui épouse une pantomime corporelle ralentie n’est plus qu’un territoire stable provisoire. Yann Boudaud est ici en transit, à mi-chemin de la mort, à mi-chemin de la vie, la pensée qu’il chorégraphie est menacée par l’eau qui l’investit.
Jusqu’au moment où par les lois étranges d’archimède, le corps par l’action du verbe remonte d’outre-tombe et croise un tronc mort qui devient une planche de salut. Et dans l’épuisement qui l’a gagné, il raconte alors son périple avec cette curieuse bouée. Arbre mort et corps à la dérive, l’arbre devient dès lors un radeau qui abrite un passager. Rescapé, Boudaud entame une nouvelle course sans fin… Et de saisir qu’à travers son récit, la condition de rescapé est la seule identité commune. La seule ipséité que l’on puisse entrevoir comme une certitude. Ou, disons-le peut-être plus précisément… le temps de la vie, de l’effort pour être vivant, est celui de la conscience de la peine à vivre.
En fond de scène, derrière un voile diaphane, deux formes spectrales officient dans un rituel à peine décelable. Ombres malignes insolites diluées dans la lumière vaporeuse et brumeuse, ou aide de camps quand il porte Boudaud… on ne sait. Ils officient et gardent une part de secret. Ils sont là.
Tout comme Claude Régy, au milieu de la salle, comme à chaque fois… est là. Regardant ou attendant que la parole se retire… Claude Régy veille et écoute ce que chaque soir le poème lui raconte sur les horizons qu’il ne connait pas. Et de regarder celui qui regarde, lui, en sachant que son théâtre est un palais du temps où monte la voix silencieuse du cri qui se perdait en moi, et auquel Boudaud prétâit son enveloppe sonore et corporelle.