L’affaire Morand… ou la pensée locale
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Et si les enseignants refusaient à la rentrée prochaine de recevoir les “services de com” du CDN de Caen Basse-Normandie… au prétexte de…
Récemment, suite à un énième spectacle de Jean Lambert Wild, Directeur de la Comédie de Caen (depuis 2007) qui s’en va distraire le Limousin, au Théâtre de l’Union à compter du 1er janvier, un petit accroc est venu émaillé la sortie de celui-ci.
À la suite de la représentation du spectacle vieux de plus de 10 ans – Crise de nerfs parlez moi d’amour de JLW (création en 2003)–, Dominique Morand (enseignant en théâtre de son état au Lycée Malherbe de Caen) aura fait entendre, en salle, son point de vue en déclarant à haute voix, et un peu fort si l’on en juge la réaction d’une partie du personnel du CDN à l’origine d’une lettre ouverte… aura fait entendre donc : “bientôt le retour du théâtre”.
Épisode cocasse où un spectateur, oublieux des salles de classe que sont devenues trop souvent les salles de spectacles, en vient à jouer un mauvais élève… Séquence pédagogique manquant de préparation où “Le retour du théâtre” est espéré… comme si quelqu’un savait ce qu’il en est du théâtre et de ses pratiques. “C’est quoi le théâtre Dominique Morand ?” interviendrait un élève curieux ou espiègle…
Une lettre écrite dans la foulée de ce “Sarajevo esthétique”, de cet “attentat” oratoire, relance l’histoire… auprès de sa hiérarchie (inspecteur) & consorts (lettre adressée itou à la DRAC).
Devant ses élèves – public captif et encadré – “choqués” comme d’autres (d’après le contenu de la lettre qui nous est parvenue), ce qui ne devait être qu’une fin de soirée – comme on dit une “fin de règne” – trouve de nouveaux retentissements puisque Morand a été convoqué devant la DAAC, et ensuite la DRH du rectorat qui l’entendra sur, je cite Morand, “son comportement professionnel”. Affaire qui dégénère, en quelque sorte, puisque les signataires ont bien choisi leurs destinataires.
Voilà donc une exclamation “Bientôt le retour du théâtre” qui se verra forcément sanctionnée d’une peine plus ou moins lourde. On imagine ce qu’il en fut si les mêmes avaient perçu un “casse toi pauv’ con” (sic). Quel comportement aurait-on reprocher à Morand ? Quel manque de professionnalisme aurait-on pu lui trouver ?
Bref, Morand se trouve accusé, car de fait il est responsable en tant que fonctionnaire, avec ou sans élève. Devant ses élèves, sa conduite, pour autant qu’elle réfléchit une opinion et non un jugement, lui vaut de comparaître devant un “tribunal”.
Il faut alors espérer que ses “juges”, soucieux de justice et d’une éthique professionnelle, mais également non ignorants de l’histoire du théâtre (un art vivant), accordent à Morand le bénéfice d’avoir été un spectateur plus qu’un autre, plus qu’un enseignant en service commandé et en représentation. C’est-à-dire, et gageons qu’il n’est pas nécessaire de rappeler l’histoire du théâtre aux “juges”, que l’opinion de Morand a enrichi l’histoire de la réception du théâtre prompte à faire entendre les batailles et les petits conflits inhérents à la scène. C’est une opinion (soulignons-la) qui a été exprimée et non un jugement. Pour autant que l’on puisse délibérer sur “l’obligation de réserve” d’un fonctionnaire (rappelons que la mesure est exigée), il faut alors statuer sur l’expression “Bientôt le retour du théâtre”. Un linguiste, parmi les juges, sera donc indispensable. En l’attendant, évaluons l’énoncé…
Rappelons tout d’abord les closes de “l’obligation de réserve” :
Tout agent public doit faire preuve de réserve et de mesure dans l’expression écrite et orale de ses opinions personnelles. Cette obligation ne concerne pas le contenu des opinions (la liberté d’opinion est reconnue aux agents publics) mais leur mode d’expression.
Sémantiquement, la phrase de Morand exprime une temporalité et un objet. Une proximité de l’objet. L’écrit ne pouvant se substituer à l’oral, il faudrait un enregistrement pour faire entendre un implicite. Essayons d’imaginer le sonore de l’énoncé… Deux propositions s’offrent à nous, et glosons :
1/ “bientôt le retour du théâtre” laisse entendre que “le théâtre n’était plus là”.
2/ le même énoncé fait entendre un déceptif : “le retour du théâtre” correspondrait à l’ennui qui revient après que JLW nous a gratifié d’un Théâtre (notons la majuscule) incroyable.
Seules les oreilles du parterre pourraient nous éclairer sur l’oral et ses implicites. Et cela n’interdirait d’aucune manière à Morand de plaider, contre tous, pour la seconde proposition. Car ce qui est en cause, c’est juste le mode d’expression et non son contenu.
Autrement dit, Morand a exprimé une opinion (tout va bien), sur un mode d’expression dont seuls les signataires (espace de réception) sont à même de dire qu’elle déroge à l’obligation de réserve.
Mais bref… que s’est-il passé ? Ou, variation à la charge sémantique plus intéressante, qu’est-ce qui ne passe pas ?
Ergo, Morand a fait entendre un souhait, un espoir, une représentation personnelle exprimée par un mot d’esprit. Quelque chose, finalement, que pratiquent régulièrement les enseignants à qui l’on demande de donner aux élèves une conscience critique. Élève, combien de fois avons-nous pu entendre des enseignants s’engager, et finalement nous permettre de nous interroger sur leurs choix afin de déterminer les nôtres. Mes enseignants n’étaient pas des exemples, mais des modèles d’engagement. Et sans entrer dans le biographique, qu’a fait Platon avec ses élèves ? Que peint E. M. Remarque quand il écrit À l’Ouest rien de nouveau ? Et de quoi se moque Prévert sinon de ces professeurs sans esprit (relire “l’accent grave” et les réparties de l’élève Hamlet)… D’évidence, si les élèves ont besoin de quelque chose, c’est d’engagement, d’un savoir défendu (Galilée plutôt que les bulles papales), d’une opinion ferme quand les sondages font douter (qui reprochera à un enseignant de rappeler les fondements partagés de la civilisation quand les terroristes du populisme font leur miel sur le dos de la liberté d’expression ?)…
Dès lors, la lettre qui condamne Morand est étonnante et ce qui lui est reproché l’est tout autant. Non pas au nom d’une quelconque “liberté d’expression” (loi contrariée depuis l’affaire Dieudonné), certainement pas au nom “d’une respectabilité à laquelle il a été portée atteinte”. Pas plus qu’il n’est possible de prêter foi aux arguments développés par la lettre : “respect du travail et des techniciens” (qui ne sont pas signalés comme signataires), reproche de ne pas “développer” l’esprit critique et d’imposer un “jugement personnel”, etc.
Que d’inepties et de stéréotypes dans ce courrier qui mélange affect et codes arbitraires. La lettre ou la pratique favorite des français sous l’occupation, plutôt que le débat convoqué et public. Qui aurait reproché aux signataires de provoquer ce grand débat sur l’état du théâtre, et pourquoi pas sur le théâtre que fait Jean Lambert Wild ? Il aurait été tellement incroyable qu’au terme de deux mandats (et un peu plus), le public se retrouve à débattre sur un projet vécu, des spectacles vus, une aventure commune… Pour reprendre les termes de la lettre, Morand n’a pas “imposé” un jugement, mais son énoncé était une invitation à “partager” (ou pas) une opinion.
On ne comprend pas ce qui a poussé les signataires à écrire un semblable courrier et à l’adresser à un autre que Morand. D’une formule tautologique, on s’étonnera de cette lettre parce qu’elle est étonnante.
On ne peut croire que Jean Lambert Wild ne soit pas habitué à ces réactions publiques. On ne peut croire que la critique ne l’ait pas éreinté. On ne peut croire que lui-même n’ait pas de temps à autres, au terme de quelques soirées, agit un peu de la même manière (a-t-on oublié la joute vive avec Thomas Ferrand pour “un shoah blablabla”, et la querelle dès son arrivée avec les rédacteurs d’Encrenage). Ou encore le “procès” en irresponsabilité fait à Lacascade pour son bilan financier… (On attend le prochain audit avec impatience).
Mais il est vrai que Jean Lambert Wild n’est pas signataire de cette lettre. Lui prêter qu’il en soit l’instigateur ne serait pas davantage convenable. Sauf à remarquer le masculin pluriel : “nous avons été très choqués”, qui ponctue le courrier, alors que les signataires sont du genre féminin puriel. Du seul point de vue de la fiction, on imagine le metteur en scène en relecteur, corrigeant et, au mépris de la parité, mais respecteux de la langue française comme il l’est, rectifiant un point de grammaire et d’orthographe.
Bref, la lettre est écrite et Morand passe au “tribunal”… On ne connaît pas, d’ailleurs, la sanction puisque l’omerta institutionnelle a gagné sur le “désordre” public.
Une lettre comme une autre donc, ou pas tout à fait…
Une lettre qui vient à la fin d’une mandature, au moment d’un départ vers d’autres horizons, à un moment où il faut laisser une image en quelque sorte…
On aurait aimé que les zélés du CDN se mobilisent pour d’autres circonstances… par exemple sur les atteintes au spectacle dont fut victime Castellucci et la censure qui obligea le metteur en scène à supprimer certaines scènes (à Dijon) de Sur le concept de visage de dieu, ou à propos de Rodrigo Garcia et son Golgota Picnic… Mais là-dessus, il n’y aura pas eu de communiqué des zélés du CDN. On aurait aimé les entendre soutenir plus audiblement les intermittents du spectacle et leur lutte, et trouver leurs signatures au bas de la lettre du 4 juin 2014, à l’attention du premier ministre. Mais là-dessus pas davantage de tintamarre et pas un seul nom du CDN…
Mais bon, ne jugeons de rien et essayons de comprendre la raison de cette lettre.
Procède-t-elle d’une réaction à une injure faite au service des relations publiques ? (Morand aurait contrarié le travail des délégués du CDN qui arpente les salles de cours en début d’année ?)
Procède-t-elle d’une réaction esthétique (les signataires auraient alors un jugement plus aiguisé et on attendrait des arguments ) ?
Procède-t-elle d’une commande passée par le maître de lieux qui aura agi ses troupes ? (difficile d’imaginer qu’il n’ait pas été au courant de cette “initiative”)
Procède-t-elle d’un signe fait au prochain directeur Marcial Di Fonzo Bo… “Tu arrives ici et tu as une équipe qui te défendra” ou, plus stratégiquement “tu as une équipe soudée devant toi” (comprenne qui veut).
Procède-t-elle… etc.
En fait, elle ne procède sans doute de rien de tout cela.
C’est au mieux une lettre perdue, une occasion de se taire, un coup de théâtre alors qu’il n’y en a plus.
Reste ce que pointe de manière la plus juste une lettre sans intérêt. A savoir que les “élèves” auront eu là un exemple. Un exemple oui… et il faut souhaiter qu’ils aient vent de tout cela. De la lettre, des remontrances faites à leur professeur, de la conduite du CDN, des lettres de soutien adressées à Monsieur Morand, etc. Afin qu’ils apprennent que “Parler” publiquement n’est pas sans conséquence. Afin qu’ils apprennent qu’un engagement, paradoxalement, doit être mesuré (conseil et non loi). Afin qu’ils sachent que la loi, désormais, peut-être saisie par les groupuscules les plus attentistes, à compter du moment où une conduite, un geste, un mot… déplaît.
Et de se poser encore la question de l’exemple. C’est quoi l’exemple qu’aura donné le groupe de signataires du CDN ?
A l’arrivée de JLW, il y eut des “petits procès” (entre autre celui d’Eric Lacascade, et personne pour le défendre même parmi ceux qui ont vécu des saisons incroyables) et des intimidations (cf. L’Encrenage)… Rien de très visibles en soi, mais d’une certaine manière, ce fut la marque d’entrée en la matière du maître des lieux qui, dans son esprit, arrivait sans doute pour remettre de l’ordre sur le territoire. Après le désordre économique imputé à Lacascade, l’ordre esthétique et public serait restauré, encouragé par les énergies politiques soucieuses de la chose publique (à commencer par la gestion de l’argent public).
Bientôt, celui dont le projet proposait de nous ouvrir à une scène moderne et technologique, privilégia le thème de l’enfance. Et l’on peut s’inquiéter de ce “goût de l’enfance” dont JLW habilla sa com et ses spectacles. On peut s’inquiéter de “l’éducation” qu’entreprit le “poète” (cf. notice wikipédia). Lui le “Marin” contrarié s’est sans doute senti une mission… et ces créations en sont l’expression. Là-dessus, rien à dire, sinon que l’on peut toujours les contester, sauf à penser que l’on ne peut plus en parler.
Au départ de JLW, il y aura eu, encore, l’affaire Morand… dont on espère que l’on connaîtra l’issue.
Du 1er janvier 2007 à ce 31 décembre 2014, ce qui aura ponctué l’exercice du directeur du CDN, c’est donc une manière de penser l’espace public et la parole qui s’y déploie. Avec 350% d’augmentation des abonnements, il fallait au moins penser l’espace public et son or.. ganisation.
Que le limousin le sache, le poète qui arrive n’est pas homme à se laisser marcher sur les pieds, et pourrait bien marcher sur les leurs…
Annonçant la création d’un espace dédié à la critique théâtrale (pour le Théâtre de l’Union), on s’étonne encore du goût de JLW pour la critique quand il valide par son silence la lettre contre Morand. De fait, l’expression du public, avec sa grammaire, sa syntaxe, son irréductible désir de faire entendre ce qu’il pense, son impulsivité… n’est-elle pas celle qu’il faut encourager ? N’est-elle pas “Populaire” comme le théâtre se revendique de l’être ? Créer un espace dédié à la critique est louable en soi (la chose fut tentée à Caen – sans grande réussite il est vrai si l’on en juge par la fréquentation de ces rendez-vous ), mais si cela conduit à la juguler, on s’inquiète pour tous les Morands à venir…
Allez, fermons-là ! le plus beau souvenir que l’on pourrait conserver de JLW, c’est encore, risquons le mot, celui d’un clown… Identité qu’il aime par dessus-tout jusqu’à le mettre en scène dans Godot.
Pour suspendre, rappelons enfin un extrait du dialogue pour le moins tendu de Jean-Lambert Wild avec Emilie Barrier, à propos, justement, d’En attendant Godot, présenté en septembre dernier au Théâtre de L’Union, lors de la 31ème éditon du festival des Francophonies en Limousin. Et gageons que les “auteurs de lettre” apprendront de leur directeur ce qu’il exige de la critique. Je cite :
— J’ai une dernière question, oui, mais moins méandreuse. C’est une question très pragmatique : je m’interrogeais sur votre conception de la critique, sur l’importance que vous adjugez au fait de dire des mots autour du théâtre, de chercher, de creuser, et de laisser des traces. Et je me posais la question brutale de savoir comment vous allez développer la critique, ici en Limousin ?
— Alors c’est très concret : d’abord je crois à la critique et je crois au libre exercice de la critique. Elle organise la mémoire de notre endroit. Elle en est une traduction, une amplification. La critique n’est pas un jugement, pas du tout. Ce n’est pas un jugement la critique, c’est une analyse de cet endroit, de cette mémoire, du placement que vous avez dans l’endroit où vous êtes.
Je l’expliquais dernièrement à quelqu’un : des amers qui nous permettent à nous de nous diriger, de savoir où je suis et ce que je suis. Suis-je plutôt ici ou plutôt là ?
Ce sont des points de navigation dans un espace gigantesque. Donc il faut que cette critique se développe. Elle se développera parce que je pense qu’aujourd’hui la critique doit être accompagnée de toutes les formes possibles. Il faut lui laisser cette liberté d’existence, de parole et d’esprit. Il faut pour ça lui en laisser la place. Donc nous aurons au Théâtre de l’Union, lorsque j’en serai le directeur, le plaisir d’accueillir régulièrement l’AICT, qui est l’Association Internationale de Critique Théâtrale. Il y aura des colloques, et ce sera un beau moment d’émulation et d’exaltation où l’on pourra confronter tous ces esprits et voir justement ce qu’il en sort.
Moi je suis toujours à l’écoute. Ce sont vraiment des endroits, pour le coup, d’expérience utile. Alors après, la critique elle est vaste, et aujourd’hui elle a tendance à se développer tout azimut. Il faut simplement qu’elle ne perde pas la colonne vertébrale de ce qui l’unit à notre royaume qu’est le théâtre.
Voilà, je ne pouvais pas dire plus.
Propos recueillis par Emilie Barrier.