Le Guernica des Baningas
Au Cloître des Célestins, Les Baningas ont pris quartier depuis le 18 juillet 2013 pour présenter « Au-delà ». Un spectacle mené par le chorégraphe DeLaVallet Bidiefono dont la mort est le sujet central. La mort ou plutôt le dialogue singulier qu’entretiennent les vivants et les morts. Pour DeLaVallet Bidiefono, né, travaillant et créant au Congo, la danse est un espace de dialogue avec les morts, avec ceux qui brutalement ont disparu dans l’histoire guerrière et accidentée du Congo. Ce sont les morts contemporains, les morts d’aujourd’hui, les morts de l’explosion du 4 mars 2012 à Brazzaville par exemple dont il est question. Ce ne sont pas les morts de l’Histoire ancienne, d’une histoire qui n’appartiendrait que de loin à l’équipe des Baningas. Dans « Au-delà », le dialogue avec les disparus est la continuité d’un échange commencé de leur vivant. Après la représentation, DeLaVallet évoque la sempiternelle histoire que son père Dominique rappelle à chaque deuil familial : « La vie c’est comme prendre un bus. Tu montes dans le bus, tu fais des rencontres, tu parles, tu échanges, tu te confies, tu reçois des confidences… Mais rappelle toi que quand quelqu’un avec qui tu as partagé un moment a fini son voyage, il descend du bus, c’est finit pour lui mais le tien de voyage continue. »
Au Cloître des Célestins, l’obscurité se pose, se dépose lentement sur l’auditoire. Stéphane Babi Aubert (créateur lumière) sait faire atterrir une salle, même en extérieur. Dans un mouvement lent, il obscurcit l’espace et prévient chacun de nous que ça commence, que ça va commencer. Cette douceur de l’extinction des lumières « public » est comme une invitation au voyage. Un voyage qui commence par le souffle du vent dans les arbres multi-centenaires qui fait bruisser les feuilles. La nature, l’espace naturel et contraint sera du voyage. Un voyage contemporain, une plongée dans le Congo où la mort est là. Sa présence n’est pas niée. Dans les sociétés occidentales, la mort est tue. C’est l’espace du néant, du vide qu’il faut reléguer à la périphérie des villes dans des espaces organisés et rangés comme le rappelle Michel Foucault quand il dit : « Il y a maintenant de nos jours ces simples cubes de marbre, corps géométrisés par la pierre, figures régulières et blanches sur le grand tableau noir des cimetières. » Les morts sont uniformisés et rangés. Il n’y a pas de raison de les déranger, de les convoquer. Il y a un effort pour mettre la mort à l’écart de la vie.
Pour DeLaVallet, la nécessité est au contraire de construire des ponts, des liens entre les espaces de la mort et ceux de la vie. Parlant de la mort, des morts il convoque la vie et l’énergie vitale de la danse et du mouvement. Mais ce spectacle chorégraphique s’attache les services du théâtre par la présence du texte de Dieudonné Niangouna. « Trop d’images », répété plusieurs fois par un danseur ouvre la proposition. Au dessus, perché sur un escabeau en bois, surplombant la scène, le danseur articule des mots sans son, puis de temps en temps ce « trop d’images » remplit l’espace sonore. Un trop d’images comme un pas assez de mots et un pas assez de parole sur ces mêmes images. Trop d’images qui renvoie à notre habitude d’être en relation avec la mort à travers un écran. Écran qui fait obstacle, qui met à distance la mort. Écran qui en montrant la mort l’éloigne de l’expérience. Dans « Au-delà », nous sommes pendant une heure vingt plongés dans une chorégraphie qui entretient un lien, un dialogue avec les morts. Une dizaine de tableaux qui renvoient à l’intime relation de chaque danseur avec la mort. Les morts qui sont descendus du bus avant eux, ceux du quotidien au Congo avec lesquels il est nécessaire de parler après leur disparition.
Mais ces tableaux ne sont ni misérabilistes, ni accablés d’une tristesse démesurée, au contraire c’est un élan vital qui est à l’œuvre. Une énergie, une explosion joyeuse est présente dans les corps pour rendre compte du dialogue avec les défunts. Lisant Claude Régy dans « L’ordre des morts »1, on saura trouver dans « Au-delà » et dans la proposition des Baningas un rituel qui rééquilibre la vie et la mort dans un espace où l’une et l’autre s’assemblent. Dans les lumières de Stéphane Babi Aubert, on aura vu nettement les danseurs, les musiciens, le chanteur mais chacun de ces acteurs au plateau sera accompagné par son ombre nette et découpée sur le sol. Un fantôme, un spectre renforcé par le travail de Jean-Noël Françoise (créateur son) qui n’aura de cesse de sampler les voix pour les faire entendre en écho. Écho des phrases, comme autant de spectres qui parlent, comme autant de voix d’outre tombe qui nous parviennent. Le chanteur et sa voix caverneuse donnera cette impression de chanter avec ses fantômes, de faire parler les morts. Dans cette proposition, tout concourt à la vie. Mais cette vie inclut la mort. Elle ne l’exclut pas comme dans nos sociétés occidentales comme le regrettait Jean Baudrillard2.
« Au-delà » aura évoqué Guernica de Picasso. Un collage subtile de tableaux enchâssés, enchevêtrés, un assemblage de chorégraphies oniriques, illustratives, singulières ou chorales qui donne à l’ensemble un patchwork vivant relié à la mort. Évocant cela avec DeLaVallet et lui racontant l’anecdote suivante : « Durant l’occupation, Picasso, qui vivait à Paris, reçut la visite d’Otto Abetz, l’ambassadeur nazi. Ce dernier lui aurait demandé devant une photo de la toile de Guernica : « C’est vous qui avez fait cela ? », Picasso aurait répondu : « Non… vous ». DeLaVallet me dit : « C’est exactement ça, tu sais dans le spectacle, il y a un passage que je voulais montrer aux responsables du Congo pour leur révéler ce qu’ils avaient fait, eux. C’est simplement le miroir de leurs actes… ». Ainsi les Baningas auront chorégraphié leur Guernica au festival d’Avignon.
1 – « Dans un monde – le nôtre – qui exclut la mort comme une anomalie de mauvais aloi au profit d’une vie définie mensongèrement comme devant être saine et consacrée au profit, à l’actif, au résultat, à la rentabilité, au rationnel, il est primordial de montrer un rituel où la vie est rééquilibrée par la juste place rendue à la mort dans la vie elle-même. »
Claude Régy dans l’ordre des morts
2 – « il est une exclusion qui précède toutes les autres, (…), qui est à la base même de la « rationalité » de notre culture : c’est celle des morts et de la mort. » (…) « Car il n’est pas normal d’être mort aujourd’hui, et ceci est nouveau. Etre mort est une anomalie impensable, (…). La mort est une délinquance, une déviance incurable. Plus de lieu ni d’espace-temps affectés aux morts, leur séjour est introuvable, les voilà rejetés dans l’utopie radicale – même plus parqués : volatilisés. »
Jean Baudrillard