Le paradoxe Cassiers-Le Pladec
Le grand metteur en scène flamand et la chorégraphe montante de la danse contemporaine en France s’inspirent de la dramaturge autrichienne prix Nobel 2004 pour aborder la crise européenne des réfugiés dans le gigantesque Parc des expositions d’Avignon… en une heure quinze.
Pas de musique envahissante, de chorégraphie virtuose, d’effets gratuits, de militantisme culpabilisant, de moralisme démoralisant, de didactisme condescendant, de traitement obscène du sujet, d’enquête documentaire… : rien de tout ceci, aucune illusion, ce spectacle ne changera pas quoi que ce soit à la situation des réfugiés et il n’en a pas la prétention. Il nous parle sans doute à l’endroit même de ce commun désarroi. Et pourtant, pas de résignation ni de complaisance ni de nihilisme dépolitisant. Comment rendre compte de ce paradoxe ?
Le choix d’une courte durée est ici décisif. Dans Les Suppliants, Elfriede Jelinek fait entendre sur plus d’une centaine de pages un soliloque énoncé à la première personne du pluriel, strié d’histoires sordides dans le ressac violent des mythes grecs. [1] Il y avait donc de la matière. Cassiers et Le Pladec en expriment le suc – un suc astringent, non digérable, la bile jaune d’une colère ravalée. Leur petite forme peut certes décevoir les attentes d’épopées contemporaines. Mais cette petite forme est resserrée comme une main – avant de cogner, d’étreindre ou d’agonir. Cette petite forme tient par son refus de déplier le spectacle possible qu’elle contient – comme on contient sa rage ou ses larmes. Cette petite forme est une bombe qui n’explose pas, agitée seulement de sursauts inquiétants, de quelques effets sonores ou visuels frappants.
Trois moments, nettement démarqués, suffisent. Chacun est organisé selon une composition singulière et rigoureuse. Cassiers précise avoir repris la structure du drame à stations. [2] Le premier temps (« ‟chemin de croix” » du « périple en bateau ») place au centre de la scène une quinzaine de jeunes danseurs [3], chaussés de baskets hip-hop et revêtus de toges noires. Ils sont allongés sur le sol, ils semblent nager avec peine, ils portent sur leur dos d’énormes poutres en bois dans un fragile équilibre. Les poutres tanguent, se balancent, s’immobilisent, elles proviennent peut-être d’un radeau démantibulé, d’un frêle esquif qui navigue entre antiquité et contemporanéité. Chacun doit porter sa croix, affronter un calvaire. Côté cour, quatre acteurs d’une génération antérieure [4] discutent autour de tables comme discutent des Grecs ou des Italiens lambda directement touchés par la vague des réfugiés et ses conséquences sur leur vie quotidienne : entre tentations xénophobes et aspirations humanitaires. Au lointain, une immense projection vidéo restitue le visage de ces quatre acteurs au fil de la discussion. Selon que l’on regarde côté cour ou au lointain, ils changent donc de statut. Ce sont peut-être également des dieux, d’une génération cette fois immémoriale, ces dieux grecs auxquels il a fallu qu’Agamemnon sacrifie sa fille Iphigénie afin que les vents soient favorables et que ses troupes embarquent vers Troie pour y mener une guerre absurde. Iphigénie ce serait en l’occurrence une petite fille qui dessine, à moitié asphyxiée par le moteur défectueux d’une embarcation de fortune, surchargée, vouée au naufrage. Les visages immenses sont dédoublés, changeants comme des tests de Rorschach, ils semblent observer et commenter, et même ordonner, ce qui se passe en bas, au centre du plateau où de la masse grouillante se détache parfois la singularité d’un corps et d’une histoire. Sur l’écran, un verre d’eau avalé dans un gargouillis immonde paraît résumer la facilité de la méditerranée à engloutir ces hécatombes anonymes.
Deuxième moment (« ‟l’agonie” » de « la longue marche en Europe »). La façade du lointain se relève et laisse apparaître une mosaïque d’écrans télévisés derrière des grilles. Les danseurs se mettent debout et sont rejoints ponctuellement par les quatre acteurs. Ils forment un groupe indistinct, soulevé par des vagues et des halètements, tandis que la mosaïque se détraque, laisse apparaître de façon syncopée des bouts de « reportages » comme il s’en diffuse ad nauseam sur les chaînes d’« informations » en continu. Des bruits parasitaires interviennent violemment puis disparaissent aussi vite qu’ils surgissent. Désorientation généralisée où les effets visuels et sonores, pour être coupés dans leur élan juste à temps, ne tombent pas dans la gratuité spectaculaire.
Troisième moment (« ‟la mise au tombeau” » dans une « église » à la fois protectrice et carcérale). Des murs immenses se lèvent sur les trois côtés de la boîte scénique – des murs comme il s’en construit aux frontières de l’Europe depuis quelques années. Enfermés, danseurs et acteurs se dispersent à même un plateau traversé d’une raie de lumière, d’une mince déchirure. Les corps se meuvent lentement, se tordent. La parole réapparaît. Plus aucun effet vidéo ou sonore. Simplement un passage du texte de Jelinek réinterprété sur le mode là encore mineur et assourdi d’une comptine cruelle : « laissez les petits venir vers moi, nous les privons adroitement de leur destinée quand ils pleurent auprès de leur maman bien-aimée, nous les noierons, puis nous mettrons sur le cercueil un joli nounours, oui, et nous en remettons une couche ! Cinq cercueils, cinq nounours ! Ça devrait leur suffire. Avant, ils n’en avaient probablement pas. Ils n’avaient pas de cercueil pour jouer et pas d’ourson non plus. » (p. 50) Moment dont on éprouve la durée et la dureté, le dépouillement et la patience.
J’avais été bouleversé devant May B où Maguy Marin retraçait, avec une pudeur infinie, tous les exodes du vingtième siècle via l’œuvre de Beckett. [5] Ce n’est certes pas le même émoi ici mais la petite forme de Cassiers et Le Pladec vaut au moins en creux par ses refus.
Notes
[1] Voir Elfriede Jelinek, Les Suppliants, traduit de l’allemand (autrichien) par Magali Jourdan et Mathilde Sobottke, L’Arche, coll. « Scène ouverte », 2016 [2013].
[2] Voir l’entretien avec Cassiers et Le Pladec dans le programme du Festival.
[3] Samuel Baidoo, Machias Bosschaerts, Pieter Desmet, Sarah Fife, Berta Fornell Serrat, Julia Godino Llorens, Aki Iwamoto, Daan Jaartsveld, Levente Lukacs, Hernan Mancebo Martinez, Alexa Moya Panksep, Marcus Alexander Roydes, Meike Stevens, Pauline van Nuffel, Sandrine Wouters, Bianca Zueneli.
[4] Katelijne Damen, Abke Haring, Han Kerckhoffs, Lukas Smolders.
[5] Vu à la Maison de la Danse (Lyon) en 2016. Spectacle créé en 1981…