Le soufflé retombe : Sopro de Tiago Rodrigues
Énorme déception que de ressusciter le métier de souffleur pour mieux l’enterrer de nouveau en première classe, sans rien souffler ni imploser du théâtre habituel, et de mettre la langue portugaise au service d’un consensus culturel et vaguement spirituel, toute étrangeté acclimatée.
Le metteur en scène portugais offre le cloître des carmes à Cristina Vidal, souffleuse du Teatro Nacional (Lisbonne) depuis 1978, qui joue donc ici son propre rôle. Mais Rodrigues en fait le témoin d’une « dystopie » [1] – une utopie qui tourne mal : le Teatro Nacional, voire le théâtre tout court, est en ruines et elle raconte les souvenirs les plus marquants de sa carrière crépusculaire, séquences qui sont rejouées autour d’elle comme émanant de sa mémoire, elle qui est la mémoire même du théâtre. Sur un plateau qui ressemble à une immense terrasse en bois, ponctuée de touffes de joncs, un divan en velours rouge (traduit dans les surtitres par « méridienne » mais en portugais on peut discerner un emprunt direct au français « chaise longue » !) est posé côté jardin. Ce divan suffit à lui seul pour suggérer une loge où la directrice du théâtre peut confier ses secrets à la souffleuse tout en l’avertissant : « La discrétion du souffleur doit être proportionnelle à l’indiscrétion des acteurs. » Des rideaux blancs obstruent les alvéoles du cloître qui entourent la scène et diffusent magnifiquement la lumière changeante des projecteurs situés derrière chacun d’eux (Thomas Walgrave a conçu scénographie et lumière).
Le problème est que Rodrigues fait de Cristina Vidal un personnage, un rôle ou un emploi comme un autre au point que, passée l’agréable surprise de la voir occuper le plateau, régir et ventriloquer les autres comédiens (Isabel Abreu, Beatriz Brás, Sofia Dias, Vitor Roriz et João Pedro Vaz – tous impeccables) au fil de ses souvenirs où fiction et réalité s’entrelacent, on finit par ne plus s’apercevoir de sa présence. Même hors de son trou, la souffleuse arrive à se faire oublier. Quelques incidents provoquent des petites piqûres de rappel : par exemple, lorsque elle se permet de changer une réplique.
Quel est le comble du souffleur ? D’avoir lui-même besoin d’un souffleur. Une mise en abyme s’ouvre alors : la chaîne parlante du théâtre n’aurait donc plus de mémoire infaillible en dernier recours, aucun garde-fou ultime, aucune butée dernière ou transcendante ! Le vertige aussitôt entrouvert est aussitôt refermé au profit d’une spiritualité, voire d’une théologie, du souffle. On entend ainsi ce petit laïus vers la fin du spectacle : chacun de nous porte en soi son propre souffleur, le souffle c’est l’esprit – sans doute un rappel du latin animus, anima –, il faut donc résolument aller du côté de la vie et repousser sans cesse la mort. Et de finir par cette anecdote touchante enrobée d’une subtile parabole : alors que la directrice du théâtre – atteinte peut-être d’un cancer du poumon – interprétait le rôle de Bérénice, elle s’interrompit lors de la dernière tirade de l’héroïne racinienne ; plutôt que de lui indiquer la suite, la souffleuse resta bouche bée elle aussi, emportée par l’émotion d’un jeu qui avait enfin rejoint la vie dans l’intensité qu’elle peut revêtir lorsque la fin approche… Se retrouvant seule en scène comme au début, la souffleuse prend enfin la parole, mais sans excès, en lisant sobrement les sept vers restant de Racine qui l’avaient laissée sans voix à l’époque. C’est touchant. Cette fin ménage une interprétation rétrospective des 01h45 qui viennent de s’écouler comme spectacle édifiant et pétri de bonnes intentions. Le début donnait déjà le la lorsque les comédiens chantaient du Nina Simone – en anglais donc – à la façon d’une chorale évangélique, baignés dans une lumière chaude digne d’une carte postale des Témoins de Jéhovah. On en était tout pénétré.
Une hypothèse : et si le directeur du Festival d’Avignon, la tête dans les nuages baudelairiens, avait lui-même soufflé à Rodrigues ce sermon inoffensif, cet opium du peuple coupé à l’eau ? J’aurais désiré que la langue portugaise résonne autrement qu’en s’abouchant à l’aura religieuse du cloître des carmes. J’aurais désiré une langue portugaise moins appliquée à réciter des morceaux de Molière, de Racine, de Tchekhov ou de Shakespeare, une langue plus encline à délaisser un peu ce répertoire européen consacré, ou qu’elle me le rende davantage altéré – même s’il s’agit sans doute aussi de suggérer que ce répertoire ne sera pas éternel lui non plus et qu’il a donc besoin pour survivre d’une Mnémosyne humble et précaire.
La résurrection du souffleur – déterré du trou où son métier sommeillait depuis quelques lustres – équivaut finalement ici à une domestication supplémentaire, dès le choix de cette forme autobiographique convenue, à demi fictive, qui peine à mobiliser d’autres enjeux que le pittoresque d’une profession méconnue en voie de disparition, la révélation savoureuse ou émouvante – la directrice malade ou le cabotin incorrigible – des coulisses du quotidien théâtral ou la réhabilitation des petites mains – la souffleuse mais aussi le menuisier qui se coupe un doigt – sans qui le bâtiment s’effondrerait comme château de cartes.
Relisons alors Le Théâtre et son double (1938) d’Antonin Artaud, le premier sans doute à avoir pris conscience du trou du souffleur comme condition de possibilité du théâtre classique. D’où son appel enragé et incessant à s’en débarrasser. C’est que l’existence même du souffleur signale que la scène est subordonnée à un texte préalable. Le comédien ne parle jamais en son nom propre : il joue avec sa mémoire là où il lui faudrait jouer avec sa vie ! Artaud suscite ce qu’on nommera bien plus tard des « écritures de plateau » : le texte n’est plus le constituant antérieur et dominant du spectacle mais un matériau parmi d’autres – corps, costumes, lumières, sons, objets et scénographie – et qui s’invente en même temps qu’eux au moment des répétitions qu’on ne peut plus ainsi distinguer des représentations.
Rodrigues – étonnamment puisque son processus de création s’apparente davantage à une écriture de plateau non hiérarchique et imprévisible – prêche gentiment un retour à l’ancien régime théâtral. Il est déplorable ou symptomatique que « les professionnels de la profession » (Jean-Luc Godard) s’y pressent et en fassent une des coqueluches ou baudruches de ce Festival.
Artaud, en désignant le souffleur comme son véritable ennemi, en le considérant comme le condensé même du théâtre exécré, lui rendait par là un hommage plus intense et moins lisse [2].