Les Idiots de Serebrennikov – Mistral gagnant
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adaptation et mise en scène de Kirill Serebrennikov
Avignon, Cour du Lycée Saint-Joseph
Kirill Serebrennikov est invité cette année au Festival d’Avignon pour présenter une adaptation théâtrale du film de Lars von Trier, Les Idiots. Le spectacle a lieu dans la Cour du Lycée Saint-Joseph, et ce 9 juillet, les artistes doivent composer avec le mistral qui entraîne voire fait tout basculer côté cour, sans relâche. Cette intrusion forcée aurait difficilement pu trouver mieux sa place que dans ce spectacle, où il s’agit de déplacer, de déranger, de mettre en mouvement pour repenser son rapport à l’autre, au grand Autre.
A 46 ans, le metteur en scène russe est à la tête du Gogol Center de Moscou, après s’être distingué grâce à plusieurs mises en scène, mais aussi plusieurs films. L’année dernière, le public français avait pu le découvrir à Chaillot pour une adaptation des Métamorphoses d’Ovide, co-signée avec David Bobée – alors que quelques mois plus tard, Christophe Honoré présentait lui-même une adaptation, cette fois cinématographique, de ce texte fondateur, mais sous un tout autre angle. Dans ce spectacle, les acteurs du Studio 7 de Moscou trouvaient une voie et une voix au travers des histoires les plus connues d’Ovide, et elles étaient ainsi ramenées au présent.
C’est un peu la même démarche qu’entreprend ici Serebrennikov, avec cette transposition du film de Trier d’un contexte danois de la fin du XXe siècle au contexte actuel de la Russie. La première différence entre ces deux projets tient à leur esthétique. Alors que Métamorphosis portait l’empreinte de Bobée avec sa noirceur, sa scénographie imposante et ses écrans, Serebrennikov entreprend ici d’adapter à la scène le film mais aussi les principes qui le régissent, formulés dans le Dogme95 par Trier et Vinterberg. Dans ce manifeste, les deux réalisateurs prenaient position contre l’artifice des productions cinématographiques, contre les effets spéciaux et le lissage de l’image à l’écran qui ôte toute identité à l’œuvre, et prônaient à l’inverse le retour à des moyens sommaires de production. Les œuvres qui en résultent – dont les plus connues sont Les Idiots et Festen de Vinterberg – laissent une large place à la fabrique du film, aux fragilités du tournage et de la prise unique qui faire entrevoir une perche dans le cadre ou transforme un gros plan en un amas de couleur indistinct, comme ce sera parfois le cas sur scène, par l’emploi de la vidéo.
Serebrennikov a constaté le caractère dramatique des règles du Dogme – le film se déroule ici et maintenant, sans manipulation temporelle, tout filtre est interdit, le tournage se fait dans un lieu unique, le son ne doit jamais être réalisé à part des images… – et son premier geste est donc de réécrire ces principes pour le théâtre et de les donner à lire en amont du spectacle sur deux écrans latéraux. Ce qu’annoncent ses affirmations successives est une mise à nu de la construction du spectacle, mais construction que vient éprouver le vent ce soir. Le metteur en scène lui-même est contraint de venir mettre en garde le public : la représentation est maintenue, mais peut-être sera-t-elle plus courte, ou du moins certains éléments scéniques ne pourront trouver leur place – ce qu’a prouvé la présence d’une régisseuse juste avant lui sur le plateau, venue récupérer un t-shirt envolé.
Le léger pincement de déception qui saisit après cette annonce – déception de ne pas voir ce qui avait été prévu, comme si le théâtre était aussi réglé que le cinéma, et surtout à Avignon – est rapidement oublié. Car la scène est alors mise en branle par des comédiens qui arrivent de toutes parts et commencent sans préambule, et mettent aussitôt en place quelque chose qui survient avec la même force que le mistral qui te prend le visage et te fait un peu vaciller. C’est la langue russe débitée à une allure que ne suivent pas les surtitres, c’est un mouvement permanent de la scénographie et de ceux qui l’habitent qui font passer d’une scène à une autre avec la rapidité des plans cinématographiques… C’est la multiplicité des choses à voir en une seconde, aux quatre coins de la scène, le construit aussi bien que ce qui est à venir, et à voir aussi sur les deux écrans latéraux qui diffusent des documentaires improbables sur des japonaises à couettes ou des bébés dans une piscine, ou tantôt des images de la scène captées en direct… C’est une lampe qui tombe à la renverse, une bouée canard et un fauteuil roulant qui se déplacent tout seuls, un sac plastique qui s’envole dans les airs, le panneau des surtitres qui balance dangereusement au-dessus de la scène…
Et dans tout cela, il faut avancer contre le vent, malgré lui, ou avec lui. C’est-à-dire lire ce qui se dit et voir ce qui se passe, et en même temps, en plus, retrouver le film de Trier, essayer de comprendre ce que comprennent ceux qui ne l’ont pas vu ou n’en ont pas entendu parler, penser les scènes ajoutées, les mettre en perspective, saisir le détail autant que l’ensemble. Dans la tempête, on retrouve Karina qui rencontre un groupe d’handicapés et se retrouve membre de leur communauté de faux-idiots, à la recherche de leur idiot intérieur, c’est-à-dire leur potentiel d’émotions ; on retrouve leurs sorties au restaurant, à la piscine, les mises à l’épreuve multiples qu’ils imposent à la société par la confrontation à l’altérité, à la différence imprévisible qui s’impose, qui oblige à la prendre en compte ; on retrouve leurs mises en scène pour empêcher leur maison d’être louée par un autre, et leurs fêtes qui se transforment en orgies. Une bande de scotch au sol et le déplacement de quelques bureaux entend suffire à faire passer d’un espace à l’autre, d’une scène à l’autre – comme les traits à la craie de Trier dans Dogville.
Et dans cette accumulation, on retrouve l’effet d’inachèvement interne de l’œuvre de Trier – comme celle de Kafka, Le Procès, qui malgré des bornes claires, accepte entre elles deux de multiples variations autour de l’absurdité d’une situation dont les effets sont sans fin – qui cumule les expériences, sans logique de continuité mais simplement encadrées par un début et une fin. Dans l’adaptation de Serebrennikov le point de départ est un peu modifié – et donc nécessairement celui d’arrivée. Karina qui intègre malgré elle le groupe annonce d’emblée que son enfant est mort, et la révélation finale n’est plus cette information, comme dans le film, mais les circonstances de sa mort : c’est elle qui l’a tué. La mère endeuillée de Trier qui ne trouve que parmi les idiots les moyens de dépasser sa douleur devient mère criminelle, Médée pas même enragée, qui fuit le monde qui va la condamner. Et sa condamnation se confond alors avec celle de sa nouvelle famille, celle de Cuba, El, Merde, et tous les autres. Là se jouent la transplantation du scénario de Trier dans la Russie contemporaine : la tolérance à l’égard de ceux qui tentent de déjouer le système est nulle, et la mise en danger des idiots alors bien plus grande. De là ces courtes séquences récurrentes de tribunal, avec robe de juge, ton sentencieux, et cage ou prison sur scène, pour les inculpés. Le seul chef d’accusation connu à leur encontre est exprimé par un homme qui prétend que leurs expériences lui ont fait perdre un peu de sa foi, mais son désir de savoir s’Il existe – Dieu, le Diable, qu’importe – l’entraîne si loin qu’il est prêt à monnayer sa plainte.
Et dans ce flux incessant, qui entraîne et ballotte, fait partir et chuter de nombreux spectateurs sur les marches des gradins, un moment de grâce – un vrai, pas à la NKM – survient. La scène est réduite par la lumière à un espace limité, et dans le silence qui fait entendre pleinement la voix du mistral, une femme en tenue de danse, debout sur une table, s’élève fragilement au haut de ses pointes. Et le vent est si fort qu’elle ne semble pas pouvoir tenir sur cette table, sur ces pointes, et pourtant, portée à bout de cils par le regard de l’idiot Pixel qui l’aime, elle affirme progressivement sa posture, puis pose un à un chacun de ces pas, malgré l’irrégularité du souffle qui l’entraîne dans un sens ou dans l’autre et menace son équilibre, jusqu’à se retrouver dans les bras de celui qui les tend.
Cette parenthèse ne peut apparaître comme telle que parce qu’elle est précédée et suivie d’une intranquillité permanente, celle que veulent réintroduire ceux qui jouent aux idiots. Mais ce jeu, sur scène, n’est montré et déconstruit que par instants, lorsqu’ils arrivent dans une bibliothèque (ou un bureau ?), lorsqu’ils sont à la piscine, ou le plus clairement lorsque l’un d’entre eux vient mettre à l’épreuve deux ouvriers de la voie publique, assis dans une chaise roulante. Là, en forçant les deux hommes à le prendre en compte, à l’aider – que ce soit pour le remettre dans son fauteuil ou pour le faire pisser – avant de repartir en marchant et en riant, on saisit les attitudes que le groupe voudrait tester. L’un est réticent, ennuyé, l’autre se sent contraint et se félicite finalement de son geste charitable, et finalement tous deux accusent la différence, reforment la gueule que leur ont fabriqué la société et leur emploi – suivant le sens de masque, de figure hypocrite que Gombrowicz donne à ce terme dans Ferdydurke.
Alors que Trier met en jeu le fascisme bourgeois à l’œuvre dans une banlieue pavillonnaire danoise par les situations qu’il imagine, ici le recours à l’idiotie comme moyen de résistance contre la normalité est moins évident. Ce qui domine sur scène est plus le jeu parfois vraiment troublant de l’idiotie, du handicap, que son effet, que les réactions qu’il suscite qui mettent en jeu le politiquement correct. Sauf qu’en dernière instance, des acteurs trisomiques du Theatre of Open-Hearted montent sur scène, et là on peut se demander avec Valérie Deshoulières – qui réfléchit à la question de l’idiot, et s’appuie à un moment donné sur le film de Trier dans Métamorphoses de l’idiot (vraiment, indépendamment de Serebrennikov) – « Que se passe-t-il quand un débile « amateur » rencontre un débile « professionnel » ? » Plus encore que dans le film, où les faux idiots se sentent finalement illégitimes par rapport aux vrais, incapables d’atteindre leur niveau, de concentrer autant de choses qu’eux à l’intérieur, la réponse à cette question paraît extrêmement compliquée. Car malgré les principes du Dogme, même si on peut croire qu’il s’agit en effet de véritables idiots dans le film, il n’y a pas l’ombre d’un doute dans le présent du théâtre, présent recommencé chaque soir. Dès leur entrée, ces – peut-on oser dire vrais idiots ? ou alors opter pour le clinique et neutre ces autistes ? – touchent autant qu’ils mettent mal à l’aise.
Les comédiens, les autres, qui ont joué jusque-là, les entraînent tous par la main comme des enfants, et les accompagnent sur le plateau pour qu’ils suivent Karina dans sa dernière danse. Et là toute frontière avec la fiction, avec le jeu, est mise à bas, et on se trouve dans la position étrange, dérangeante, de les observer, de constater leur synchronisation plus ou moins juste, de décrypter leur plaisir ou leur contrariété, avec une attention qui surpasse de loin celle qu’on a pu accorder aux comédiens. Et le regard est irrévocablement changé sur la scène, tout est remis en jeu par cette courte apparition, multipliée par deux avec les saluts qui deviennent spectacle – celui qui exprime une joie illimitée, extraordinaire, incommensurable, et celle qui au contraire semble vouloir fuir, malgré les caresses et les baisers des comédiens, qui veulent l’encourager à saluer, la faire sourire (finalement la ramener à une attitude « normale », attendue ?).
Serebrennikov nous lâche une bombe avant de faire tomber le rideau, et à nous d’en prendre notre parti. Le geste est spectaculaire, mais sa lecture est laissée à l’appréciation de chacun – et bonne chance avec ça ! Cette entrée en scène, d’une part, désigne explicitement les limites de l’expérience théâtrale, du jeu, qui ne peut produire l’effet produit par de véritables handicapés – ceux mis en scène par Jérôme Bel il y a quelques années Disabled Theatre, par exemple – et qui reste irrémédiablement jeu. Et d’autre part, cette présence nous met dans la posture de ceux que veulent provoquer les idiots dans la fiction, et à ce moment-là seulement, la réflexion de Trier prend place. Notre regard sur eux – mélange de compassion, de bien-pensance, de gêne, de recul analytique, de rejet des comédiens qui en font trop autour d’eux – nous renvoie bien notre difficulté à nous situer par rapport à l’Autre, celui qui nie les repères, bouleverse les relations et les modes de pensée, oblige à remettre en branle l’acquis social, le commun partagé.
Peut-être que finalement le résultat est atteint par cette issue, qu’elle vient donner sens à tout ce qui précède, qu’elle produit le dérangement que peut produire le film, et il faut rentrer avec tout ça sur les bras, encore ballottés par le mistral qui avait le premier rôle ce soir, et qui repart lui aussi en faisant s’envoler les affiches du Off dans les rues.