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 Lettre au spectateur qui n’est pas là – L'!NSENSÉ
Bienvenue sur la nouvelle scène de l'!NSENSÉ
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 Lettre au spectateur qui n’est pas là

Texte extrait du programme de salle du spectacle Moi, Corinne Dadat
La Colline – théâtre national.

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j’aimerais vous tutoyer même si longtemps j’ai trouvé ça indélicat et pas très élégant de tutoyer les gens dont on n’est pas familier, j’avais même un peu honte quand mon père, lors des réunions parents/profs, tutoyait mes profs qui semblaient s’en offusquer, alors que simplement, lui ne faisait pas la différence, ni la moindre déférence, il tutoyait indifféremment le monde entier parce que c’était comme ça et pas autrement, un peu comme le you en anglais, là c’était le youyou arabe, et un jour on avait rendez-vous à la banque, le Crédit Agricole – avec mes soeurs on disait le Crédit patates – et mon père voulait faire un emprunt pour tenter d’acheter le pavillon dans lequel on vivait à sept dans deux chambres et demi, et le conseiller a fait une drôle de tête quand mon père lui a dit “écoutez monsieur, il faut vraiment que tu me prêtes l’argent là, tu comprends, parce que je peux pas jeter l’argent par les fenêtres”, et ce conseiller nous a refusé le prêt, et je ne peux pas dire formellement que c’est à cause du tutoiement, peut-être qu’il avait des critères carrés dans lesquels nos croix ne rentraient pas, mais moi j’ai toujours pensé que c’est parce que mon père l’avait tutoyé, et longtemps ça m’a crispé, et aujourd’hui je n’en veux plus à mon père parce qu’en faisant ça, je crois qu’il brisait quelque chose de la bienséance, sans le savoir, qui le mettait d’égal à égal avec son interlocuteur, car le vouvoiement nivelle par le haut, mais te renvoie au fait que de toute façon le haut c’est pas pour toi, ou formellement, et de façon temporaire (c’est je crois le moment d’ouvrir une parenthèse pour dire que atttttteeeeeennnnttttiooooonnnnnn, quand l’aristocrate tutoie son palefrenier en lui tapotant sur l’épaule l’air de dire “toi et moi on est pareils, on se dit tu”, ce “tapotis” rappelle juste qu’il faut être tellement sûr de sa hauteur pour faire semblant de s’abaisser – d’ailleurs, il ne manquera pas de remonter très vite à cheval, parce que sinon ça voudrait dire que le palefrenier pourrait rester dîner à la maison – je referme la parenthèse) je disais donc que le tutoiement est une marque d’attention délicate, et si j’en suis arrivé à cette conclusion, c’est que le banquier à qui mon père dit “tu”, mais ça peut s’appliquer à tous, mon père pourrait tout à fait dire “Monsieur Hollande je dois vous dire que t’as sérieusement merdé sur la déchéance de nationalité, tu vois, ça fait trente ans que je suis en France et que ton tonton Mitterrand il nous a promis le droit de vote pour nous les étrangers qui payons des impôts depuis trente ans en France et je sais bien que les promesses n’engagent que blablabla… mais toi, voilà que tu fais pareil, et ce tutoiement-là, il désarme, il te dit “OK on arrête de faire semblant deux minutes, tu me regardes dans les yeux et on se parle à hauteur d’homme ou de femme”, d’ailleurs mon père il tutoie pas que les femmes, il tutoie tout le monde, il n’a pas l’égalité misogyne, et quand tu verras mon spectacle Moi, Corinne Dadat tu te rendras compte que Corinne, elle est comme mon père, elle fait pas semblant, elle va te tutoyer et te maltraiter parce que la vie c’est pas une fraise Tagada, et elle te parlera comme elle est, ce sera rugueux, parce que moi je lui dis pas, “Corinne ça serait bien que tu fasses des efforts sur scène et que tu parles mieux”, et encore moins “vas-y Corinne accentue le côté popu”, parce que j’ai pas envie qu’on se foute de sa gueule, j’ai envie qu’on la voie comme elle est, c’est-à-dire comme ma mère, et l’avantage avec ta mère, c’est que tu peux l’aimer et que tu peux aussi ne pas l’aimer, comme la classe ouvrière tu peux la trouver noble et en même temps la trouver violente, misogyne, raciste, homophobe mais atttttteeeeeennnnttttiooooonnnnnnn, pas plus ni moins que la moyenne, on ne peut pas élever l’authenticité au rang de sublime parce que tu peux être authentiquement médiocre, et dans ce cas ton authenticité elle ne vaut pas plus que Chasse pêche nature et traditions mais ce que je veux dire c’est que l’amour inconditionnel qu’un fils peut porter à sa mère, ça n’empêche en rien, avec tendresse, d’être profondément critique envers sa mère et envers tous les pauvres, non pas parce que ce serait de leur faute, hein, c’est la question des conditions, avant d’aller plus loin dans la lecture de cette lettre, par exemple, dis-moi combien tu gagnes dis-moi où tu habites et surtout dis-moi où sont scolarisés tes enfants, et là tu vois, tu vas peut-être me décevoir et faire comme mes amis de gauche qui me disent que la mixité tu vois, c’est très très très important, mais alors je note qu’ils ont mis leurs enfants dans le privé, alors je leur dis “mais, la mixité et votre engagement politique pour plus de justice socio-spatiale et nos valeurs de gauche”, et là ils me disent – écoute bien parce que là c’est formidable – ils me disent “écoute, avant on avait des principes, mais maintenant on a des enfants”, et bien voilà, je viens de résumer malgré moi cinquante ans de socialisme à la française, et donc tu penses bien que le prochain type qui va me dire, la main sur le coeur, “la vie de ma mère on va donner le droit de vote à tes parents et faire de l’éducation dans les banlieues une priorité et on va même faire de la mixité sociale dans les théâtres mais surtout à l’école” et bien le type qui va me dire ça, et si ce type-là il a dans la poche une carte du parti socialiste, moi je vais pas le faire, parce que j’ai gagné le Grand Prix de Littérature dramatique en 2016, mais si mon père avait été là, il l’aurait probablement giflé, et ma mère par-dessus le marché, qui a fait beaucoup le ménage pour des gens qui n’avaient pas le temps ou l’envie de faire le ménage chez eux et bien elle l’aurait disqualifié en le traitant de juif, parce qu’à l’époque c’était l’insulte à la mode – je dois ici ouvrir une mégaparenthèse avant atttttteeeeeennnnttttiooooonnnnnnn de passer pour un antisémite notoire, c’est que ma mère elle regardait beaucoup la parabole, et à la parabole, on voit beaucoup d’Israéliens qui détruisent des maisons de Palestiniens pour y installer des colonies, et qui rendent la vie des Palestiniens invivable, et que ma mère elle regardait ça en boucle, et j’avais beau lui dire “mais maman tu peux pas dire ça, tu peux pas dire “les Juifs”, tu comprends, ça n’existe pas”, tu ne peux pas ESSENTIALISER, tu peux à la rigueur être critique à l’égard d’un gouvernement de droite-droite élu démocratiquement, mais tu ne peux pas tout mélanger, ou alors c’est comme quand j’ai cherché à louer un appartement à Paris tu vois, et que le type au téléphone dès que j’ai dit mon prénom il m’a répondu que non, les musulmans djihadistes il n’en veut pas, et je lui dis que je ne suis pas terroriste et que j’ai gagné le Grand Prix de Littérature dramatique en 2016 – et si tu veux savoir à mon avis doit pas y avoir beaucoup de terroristes qui gagnent des prix littéraires –, mais lui, il s’en fout de mon Grand Prix blabla, il est comme ma mère, il regarde trop la parabole française qui s’appelle ici BFMTV et qu’on peut capter sans parabole, alors pour en finir avec la classe ouvrière qu’on appelle pudiquement la “classe populaire” – en réalité pas hyper-populaire, je veux juste dire que si je fais du théâtre, c’est grâce à ma mère, parce qu’au théâtre c’est l’endroit où on peut pleurer alors que moi, ma mère, elle me disait toujours qu’il faut pas pleurer, que la seule fois d’ailleurs où j’ai pleuré devant ma mère pendant toute sa maladie (oui elle était très malade vers la fin de sa vie, mais à cette époque je ne savais pas que c’était la fin de sa vie, c’est le genre de truc que tu sais qu’après coup) et je crois que ce qui m’a f
ait pleurer, c’est que précisément je ne l’avais jamais vu pleurer, c’était donc vers la fin, elle était gravement malade et on avait dû appeler le SAMU, le diagnostic est rapide et les médecins nous disent qu’il faut l’emmener aux Urgences, et là d’un coup, ma mère s’est mise à pleurer en disant qu’elle voulait rester à la maison, mais eux ils l’ont mise de force dans le brancard et en pleurant elle me disait “les laisse-pas faire les laisse-pas m’emmener mon fils” moi je pleurais en lui disant qu’il fallait pas pleurer, je lui disais que tout allait bien se passer alors que je savais que ça allait mal se passer, et voir ma mère pleurer ce jour-là, je ne l’oublierai jamais, et je dois avouer qu’en écrivant ce texte je pleure de nouveau en revoyant cette scène, ça faisait longtemps que ma mère ne m’avait pas fait pleurer, et dans mon travail d’écriture j’ai toujours fui l’émotion afin d’éviter toute forme de lamento pathétique, et puis un jour Ariane Mnouchkine m’a dit “ton geste théâtral, soit il doit nous faire rire, soit nous faire pleurer, soit nous faire réfléchir et s’il ne produit rien de cela tu t’abstiens”, alors je crois qu’elle a réhabilité les larmes dans mon travail, et maintenant j’adore les textes qui débordent les textes qui coulent les textes qui font pleurer dans les chaumières – ça existe encore les chaumières ? – après tout il y a tellement de raisons de pleurer qu’on va pas se priver, et pleurer ensemble c’est réconfortant, et en cherchant bien on trouvera toujours quelques raisons de rire aussi, d’ailleurs à ce propos je connais une excellente blague juive sur les larmes… mais dans le fond ce qui m’a empêché de fêter mon Grand Prix de Littérature dramatique 2016, ce n’est pas tant que cette distinction institutionnelle, dotée de 4 000 euros qui m’ont permis d’acheter un Tiguan Volkswagen d’occasion avec un grand coffre pour mettre la poussette du bébé que je viens d’avoir, il faut la rejeter comme toutes les formes de distinction arbitraire établies par un groupe édictant les règles du théâtre en vigueur, mais c’est parce que les spectateurs auxquels je veux aussi m’adresser, ils ne viennent pas au théâtre, et que ça me rend triste, alors je n’ai pas trouvé d’autre stratégie, et je m’en excuse et aussi de la gêne occasionnée et aussi du dérangement, et j’espère qu’on laissera l’endroit propre en partant, mais comme le spectateur auquel j’aimerais aussi m’adresser il ne veut pas venir au théâtre, ou l’idée ne lui effleure même pas l’esprit de s’asseoir dans un fauteuil et de regarder du théâtre, alors j’ai décidé que mon travail consisterait dorénavant à les faire entrer par la scène, y a pas de raison, quand quelqu’un frappait à la porte de la maison et qu’on était en train de manger du couscous – faut pas prendre ici couscous au pied de la lettre –, quand il y en avait pour sept, y’en avait forcément pour neuf, alors ma mère disait « on va se serrer un peu on va leur faire de la place », alors en se serrant un peu on devrait réussir à rentrer, et si ça passe pas, je vais demander au nouveau directeur d’agrandir la porte d’entrée parce qu’il a dit que son projet de théâtre, c’est avant tout un projet d’hospitalité, parce que si on fait pas du théâtre pour accueillir l’autre, alors je le dis tout net, autant faire autre chose.