Lupa, l’expérience d’un effondrement
Du 18 au 24 juillet, Place des Héros, dernier texte de Thomas Bernhard, mis en scène par Krystian Lupa. Une expérience qui nous fait toucher l’abîme, sans issue.
C’est à partir d’aujourd’hui… que je ne pourrai plus retourner au théâtre sans trembler. Non pas de peur d’aller chez le dentiste comme Artaud le suggérait, mais pour quelque chose qui dépasse infiniment la terreur du dentiste. À partir d’aujourd’hui, je ne pourrai plus retourner au théâtre sans trembler… à cause de la possibilité d’aller à ma mort. Il serait possible que je ne le survive pas. Il serait possible que le théâtre me fasse craquer. Il est possible que le théâtre tue. Et je rajouterai que tout le théâtre, qui ne frôlera pas la mort que je me donnerai, n’a pas lieu d’être.
Un rideau de lumière nous aveugle.
La lumière bascule.
Un monde est là.
Comment écrire alors après le ravage ? Où trouver encore la force pour agir, pour faire quoi que ce soit, pour produire quelque chose avec l’épuisement qui est la suite de cette traversée, de cet anéantissement ? Épuisement par larmes, par tremblement, par peur. Savoir que ce n’était pas loin que tout se serait effondré, qu’il ne manquait pas grand-chose.
Lupa nous présente ces trois scènes, séparées chacune d’un entracte, d’une pause de trente, puis de vingt minutes. Ces vingt minutes après la deuxième scène, où tout fut détruit, où il ne restait plus d’issue (Et depuis, nous savons : « l’homme sans issue se tue, se supprime. »), cette scène où il ne restait plus d’échappatoire, plus de lieux à sauver, plus d’espoir aucun, cette scène qui nomme la montée de la haine, de l’antisémitisme, de la bêtise et de la barbarie, ces vingt minutes de pause étaient remplies par ce combat contre l’effondrement, ce combat contre les larmes et l’angoisse, mais aussi le désir de l’abîme, pour traverser les fonds… et éventuellement renaître. N’y aurait-il pas eu la troisième partie, une vague de suicide aurait traversé le pays…
Scène Un : Quelque part, la boucle ici nous prépare pour notre destruction. Le repassage. La redite. La méchanceté des gens qui n’arrivent pas à parler en leurs noms, qui répètent. En cela, la gouvernante est déjà un professeur, un universitaire. (Tout mon respect pour mes camarades universitaires de l’insensé. Leur discours ne l’est pas.) Mme Zittel, gouvernante du professeur défunt, le joue, l’imite, répète ses leçons reçues et laisse sortir toute sa méchanceté – il n’y a pas d’autres noms – contre Herta, la bonne, son inférieur. C’est seulement quand elle a le doigt levé, que sa main ne tremble pas.
Un monde advint donc. Il s’agit d’une pièce d’un appartement de la haute bourgeoisie, ancien, mais vide. Presque vide. En déménagement. Les meubles là, en attente. Objets, comme abandonnés des hommes. Objets dans leurs solitudes d’être. Leurs fonctions recouvrent encore celles du passé, mais les chemises et les chaussures qu’ils protègent n’ont plus de propriétaire. Et pourtant, les chemises sont encore repassées, pliées. Les chaussures cirées. À voir Zittel le faire, le raconter, le refaire, en pleurer. À voir le fantôme projeté sur le mur du fond — comme quoi le cinéma et non le théâtre est réellement l’art des fantômes et le théâtre peut-être celui de ceux qui en sont hantés – et à voir Zittel qui répète infiniment cette tâche désormais inutile, nous commençons doucement à perdre le sens des activités humaines. À quoi bon repasser les chemises d’un mort ? À quoi bon cirer ses chaussures ? Mais nous ne pouvons pas faire autrement, comme « une habitude qui s’est plu chez nous et ne veut plus repartir. » (Rilke) ou « Oui, l’habitude est une grande chose. Le diable sait jusqu’où l’habitude peut mener l’homme. » (Dostoïevski) En tout cas, une prison. Et nous n’avons même pas l’imagination d’une sortie éventuelle. Nous ne savons que continuer nos labeurs quotidiens, peu importe l’absence totale d’un sens pour ces activités. Nous continuons à tourner en rond, à répéter les gestes, les mots. Répétition des mots des autres, répétition des maux de soi, mais toujours les mêmes, toujours les mêmes. Comme l’impossibilité de faire sens du traumatisme. Une boucle infinie. Et ce repassage des chemises d’un mort nous prépare peut-être notre chemise de mort à venir.
Toute la pièce semble faite d’un repassage d’un lieu à un autre, par des lieux du passé, par un souvenir, frère du deuil, et les glissements du souvenir vers l’accusation de l’autre et du monde. Quand il s’agit d’ici, quand parfois ces personnages s’adressent la parole, cela devient particulièrement violent, foudroyant. Herta devient la bonne à rien. Zittel veut être payé, avoir un retour pour sa bonne action. Rien n’est gratuit. Il n’y a pas de bonté. Il n’y a rien à sauver. Plus tard, l’oncle accuse — le mot est faible — ce monde injuste, pourri, perfide, méchant, bête, brutal, barbare…
Composition des couleurs : Murs gris granite, hauts. Brun bois cerise des meubles. Chemises blanches ou bleu pastel, blanc cassé. Fenêtre, lumière diffuse de l’extérieur, qui par moment, se réchauffe, entre dans les jaunes, dans des solitudes d’espoir ? Dans des rêveries possibles ? Quand Herta ose, pendant une courte absence de sa supérieure, prendre sa place et rejouer le repassage, déjà joué par sa supérieure qui a imité le fantôme, le patriarche mort, suicidé. Cartons bruns, adressés à Oxford, en attente d’une expédition vers nulle part. Ou vers quelque part où il n’y aura plus personne. Seul le piano est déjà parti. Plus de musique possible…
Au milieu, les femmes en noir. Ressort peut-être la chevelure rousse-blonde, éclatante de Herta, qui ne cesse de regarder par la fenêtre, d’être à la fenêtre. C’est elle qui a vu le suicide. Défenestration.
Scène deux : « Das Volk (die Masse) ist wie ein Weib, es will vergewaltigt sein. » Suivi d’une croix gammée. C’est-à-dire : le peuple, la masse, est comme la femme, il veut être violé. Le peuple est comme une femme. Elle veut être violée. Le peuple, la masse, comme la femme, veut être violé. La masse (le peuple) est comme la femme. Elle est là pour être violée. Suivi d’une croix gammée. Écrit quelque part dans le Volksgarten, le jardin du peuple.
Gris. Cris des corneilles. Cris des oiseaux gris. Brume. Encore le « chœur de l’hiver », le mois de mars. Pas de feuille, même pas pourris. Rien pour nous dire tel un Kirillow que tout est bien, tout. Il n’y a simplement rien. Des squelettes d’arbres. Paysage mort projeté sur les murs de la pièce de la scène précédente. Des bruits, pendant toute la pièce, à créer ce monde. Monde qui est derrière les murs, autour… que Herta attend peut-être…
C’est alors le frère du défunt, l’oncle des deux filles, qui m’achèvera. À plusieurs reprises, comme des vagues de lames coupantes, ses mots se rouent sur notre corps. Et Lupa ne nous laissera pas d’échappatoire. Les lumières dans la salle s’allument. C’est de vous qu’on parle. Nous sommes responsables devant l’horreur de ce monde. On nous regarde. On nous attend tout en sachant qu’il n’y a rien à attendre. Que la salle sera vide à nouveau ce soir, comme l’image projetée face à nous pendant quelques secondes. Vide, vidé, abandonné, mort. On nous regarde, on attend notre mort. On attend la fin. On attend la fin de nous tous. « Le but c’est la fin. » Et c’est alors quelque chose que je n’ai encore jamais vécu. Des frissons me traversent. C’est à glacer le sang. Seule réplique : des larmes. Mais cette terreur n’est pas la terreur d’une situation ni d’un état psychologique ou émotionnel d’un personnage, mais c’est les mots, ces mots qui ont creusé des sillons comme la gale pour planter une lame coupante dans votre moelle. Une terreur secoue le corps sans savoir pourquoi, sans pouvoir l’identifier. Quelque chose se brise. Tout édifice s’effondre. Le pire, c’est quand il rit, quand il nomme la perfidie, le cynisme de ce monde comme si c’était une blague. Ils rient. Ils rient. Les spasmes perdurent encore dehors, dans l’attente pour la troisième scène.
Il y a parfois de la musique. Musique qui, soit, arrache la situation à elle-même et l’amène loin et on la regarde et on regarde les acteurs comme quelque chose qui a toujours été vrai et qui sera vrai toujours. Ça gagne en hauteur pour marteler ce fait du sans issue avec plus d’amplitude. Soit, la musique enfonce les lieux, les mots, les personnages et nous amène, nous pousse, nous arrache de notre place édifiée pour nous bousculer dans l’abîme. Ou encore, elle soutient une apparition mystérieuse, peut-être quelque chose qui sera là, après le passage des hommes sur terre, et regarde cela avec indifférence.
« Personnages » est d’ailleurs un mauvais mot. Ces comédiennes et comédiens nous livrent ce texte avec un naturel qui ne fait que répéter la chose close sur elle-même. Nous ne pouvons plus dire personnage et se dire que c’est du théâtre. Là non plus, il n’y a pas d’issue. Et le rêve, l’idée même d’un homme nouveau semble être morte depuis des lustres. Il n’y a donc pas de corps nouveaux.
À part… et c’est là très vague, douteux, mais c’est la nécessité que j’ai pour continuer à vivre… à part, peut-être, qui sait, un quelque chose à sauver… un coin où il y a encore du jeu, à partir duquel, peut-être, une ligne de fuite, une perspective, peut naître. C’est Herta. C’est la bonne à rien. C’est celle qui regarde par la fenêtre. C’est celle qui ne sert à rien. C’est celle, fille d’un alcoolique et d’une voleuse, qui est au plus bas de l’échelle sociale. Quelques phrases simples. Presque un Bartleby. Une figure qui ne participe pas à ce monde, mais trouve des endroits, des tout petits endroits, de jeu. Le chapeau de Madame, veuve. Elle le lui enlève et derrière son dos, se le pose sur la tête, presque. Endroit de jeu dans cette assemblée de deuil. Et même si au final, ce n’est que le jeu et le rêve d’être maître, d’être à la place de son maître et reproduire la même chose, il y a là une ouverture possible, la possibilité d’une ligne qui pourra peut-être par quelconque hasard ouvrir un monde à venir.
Car ce monde-ci est foutu.
Scène trois, le critique terrible de l’ordre du monde se place comme le nouveau patriarche. Ils continuent. Dehors, les rumeurs montent. Les rumeurs qui acclament l’arrivée de Hitler. À force d’attendre, notre assemblée est solidaire, complice du fascisme. Mais il semble qu’ils n’ont pas d’autres choix. Il n’y avait pas d’issue, pas de possibilité de l’arrêter, de s’opposer à la bêtise et la barbarie. Le monde court à sa perte. Jamais cette course ne fut aussi concrète, aussi réelle, aussi traversée. À la fin, les rumeurs montent, montent et la vitre de la grande fenêtre au centre éclate. Et cet éclatement est peut-être notre sauvetage, à nous, spectateurs lâches. Le fait que quelque chose se brise sur la scène nous libère de la nécessité de briser quelque chose, définitivement, en nous. C’était peut-être l’éclatement de trop qui, au final, nous console avec le théâtre. Car sans cela, il aurait fallu que quelque chose pète en dehors de la salle. Quelque part : si les fascistes arrivent dans le théâtre, on peut encore se dire qu’ils ne sont pas encore aux portes de nos maisons. C’est l’éclatement final qui sauve le pays d’une vague de suicides.