Ma femme m’a fait une scène… Pilt
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Présenté comme un théâtre d’avant-garde estonien, Teater N099 présentait Ma femme m’a fait une scène au Gymnase Aubanel. Un peu moins de deux heures où l’on perd un peu son temps à regarder un processus « performatif » qui repose sur l’improvisation rabachée. Avec pour effet de fonctionner comme un rabas joie.
Eu égard à une trame qui se résume au titre du travail proposé par la compagnie du Teater N0 99, dirigée par Ene-Liis Semper et Tiit Ojasoo, Mu naine Vihastas N0 51 (Ma femme m’a fait une scène et a effacé toutes nos photos de vacances) (prononcez « mou naillené vihestasse », en accentuant les finales. Et traduisez « ma femme se mit en colère ») n’est rien moins qu’une variation sur une scène de ménage. Une enième scène de ménage, dans l’histoire du théâtre qui les a multipliées et qui, du Vaudeville à la scène de méninges du Drame que commente Jean-Pierre Sarrazac dans Théâtre intime, est déclinée sur les modes comiques ou dramatiques, embrayant quelques catastrophes tragiques ou au contraire quelques épisodes hilarants. La scène de ménage est ainsi un constituant théâtral, un structurant scénique, un ressort pour le jeu de l’acteur où se noue la complexité de la relation amoureuse dont l’issue : la réconciliation ou la rupture, passe nécessairement par ce temps intermédiaire qu’est la dispute. De mémoire de festivalier, l’une des dernières scènes de ménage parfaitement disposée serait le Cloture de l’amour de Pascal Rambert qui fit retentir tous les accents et toutes les variations de la violence que l’on porte à l’autre, qu’elle soit constructive ou dévastatrice.
Enfin, et du seul point de vue du jeu de l’acteur, la scène de ménage n’est pas sans avoir problématisée le dialogue et la situation de communication puisque si l’on parle à l’autre on ne l’écoute finalement pas, voire on ne parle que de soi. La scène de ménage peut ainsi être considérée comme l’une des situations scéniques qui problématisent le rapport dialogique entre deux personnages. Au comble, on peut y percevoir une forme de monologue (c’était le cas justement de Cloture de l’amour). Paradoxalement, si la présence d’un couple est obligatoire pour la scène de ménage, le corps de l’autre n’est nécessaire que parce qu’il joue le rôle de butée ou de mur qui renvoie celui qui parle à sa solitude.
Au terme d’une scène de ménage, cette solitude est généralement révélée et augmentée par la disparition de l’autre (claquement de porte et départ), ou dans un rapport plus complexe et cérébral disparition à soi (mutisme et repli sur soi) en présence de l’autre. On appelle ça encore la stratégie de l’huitre qui est la conséquence directe de la scène de ménage née à cause des « portugaises ensablées ». Expression triviale qui souligne l’absence d’écoute de l’autre. Pour finir sur ce « chapitre mode d’emploi de la scène de ménage », il n’est pas rare que dans cette situation de crise (car c’est bien une crise qui marque un tournant dramatique), l’un ou l’autre des protagonistes d’une scène de ménage s’en prenne physiquement aux objets qui l’environnent. Assiettes, objets totem, souvenirs communs… trouvent alors une issue tragique et dramatique via quelques gestes explosifs et terroristes qui ont pour visée de nuire à l’autre. Il s’agit là, de fait, de la volonté d’entreprendre un geste de mutilation, soit de l’autre, soit du commun qu’il y avait entre l’un et l’autre. Arrivé à ce stade critique, la scène de ménage est alors une scène d’éxécution.
D’évidence dans la chambre d’hôtel qui sert de refuge à l’homme au bagage, la scène de ménage a déjà eu lieu et s’est soldé par une sortie qui fait, justement, l’entrée du théâtral. Enervé, un rien maniaque, sans doute éprouvé et fatigué, un rien plongé dans des pensées qui ne se traduisent plus que dans des gestes curieux et insolites, l’homme a vécu le pire. En lisière d’un comportement de fou, il arpente la chambre, fait le tour du lit, se livre à quelques expertises du mobilier, du bar, du coût des consommations et déploie une énergie à habiter un logis qui n’est qu’une redoute. Quand enfin, il finit par se calmer, entre les cents pas dans la salle de bain et les positions fœtales sur le canapé, un bref instant suffit, le temps d’un noir scénique, pour qu’apparaisse une bande de voyageurs. Genre six personnages en quête d’on ne sait quoi, n’ayant rien demandé, et parachuté à l’endroit du drame du type solitaire. Passé le premier temps de l’émotion et de la suprise, l’homme solitaire leur confie que « sa femme ayant vidé la carte mémoire de l’appareil photo suite à leur dispute, il souhaite recourir à leur présence pour fabriquer des Ersatz de souvenirs familiaux ». Dès lors, tel un metteur en scène ou directeur photo, il impose à la bande toutes les postures qui lui rappelleront son foyer. Imposant à chacun des voyageurs égarés les positions les plus exigeantes pour que la ressemblance lui permette de croire à l’authentique. Commence alors une séance photos (systématiquement reprise et projetée sur un mur), où la qualité de la vraisemblance que le solitaire recherche confine au ridicule, à la douce folie, à la caricature grotesque, au jeu débile. Et d’ajouter que le « développement » de la situation comme du récit tient à ce mince file où très rapidement on perçoit non pas les limites du propos, mais tout simplement sa stérilité liée à un effet de répétition continu.
De la chambre ne reste dès lors plus rien qu’un décor aménagé en différents espaces à mesure que la carte est à nouveau remplie.
Construit sur l’ellipse de la scène de ménage et la mémoire (de la carte comme de l’être humain) des jours heureux, le travail de N099 croise une pratique qui repose sur le jeu de l’acteur et l’usage d’un média et d’une technologie. Dans un va et vient entre la scène jouée et la scène photographiée, le travail de N099 finit alors par ressembler au problème que pose la reproduction telle que Benjamin en parle. Quid de l’aura de la reproduction ? Sauf qu’ici, et depuis le début, l’original (le jeu des comédiens) ne permettait pas d’imaginer qu’il y avait davantage de présence chez eux.