Macbeth à Wall Street ou les « actions Shakespeare »
Après avoir déjà monté le Macbeth de Shakespeare en 1987, Ivo van Hove met en scène l’adaptation en quatre actes qu’en a fait Giuseppe Verdi pour l’opéra, sur un livret de Francesco Maria Piave. Il s’appuie sur la seconde version présentée à l’Opéra de Paris en 1865, qui révise la version initiale créée en 1847 à Florence. L’artiste belge flamand, qui dirige depuis 2001 la plus grande compagnie de théâtre des Pays-Bas, le Toneelgroep d’Amsterdam, signe ici sa neuvième mise en scène d’opéra après Lulu de Berg (1999), L’Affaire Makropoulos de Janà¡Äek, Iolanta de Tchaà¯kovsky (2004), la tétralogie wagnérienne de L’Anneau du Nibelung (L’Or du Rhin, La Walkyrie, Siegfried, Le Crépuscule des dieux, 2006-2008), et Idoménée de Mozart (2010). Macbeth de Verdi se joue à l’Opéra de Lyon du 13 au 27 octobre 2012, sous la direction musicale de Kazushi Ono, dans une mise en scène audacieuse qui bouscule les codes et conventions opératiques.
Le choix de cette œuvre souligne l’intérêt soutenu qu’Ivo van Hove porte, depuis le début de sa carrière, au répertoire de Shakespeare et de ses contemporains, revisitant les textes sources ou leurs adaptations. Outre Macbeth, il a ainsi mis en scène Troilus et Cressida (1985), Richard II (1990), Hamlet (1993), la réécriture contemporaine Roméo et Juliette (étude d’un corps suspendu) de Peter Verhelst (1998), Othello (2003), La Mégère apprivoisée (2005), Les Tragédies romaines : Coriolan, Jules César et Antoine et Cléopâtre (2007), ainsi que Dommage qu’elle soit une putain de John Ford (1987), Massacre à Paris et tout récemment Édouard II de Christopher Marlowe (respectivement en 2001 et 2011), deux autres dramaturges de la Renaissance anglaise. C’est d’ailleurs avec un Festival Shakespeare que le Toneelgroep d’Amsterdam fête en cette saison les 25 ans de sa création.
Avec Macbeth, la plus courte et l’une des plus sanglante tragédie de Shakespeare, qui dramatise l’ascension fulgurante de l’anti-héros éponyme jusqu’au trône d’Écosse, Ivo van Hove propose au spectateur du XXIe siècle une réflexion politique. Postulant que le pouvoir appartient désormais au monde de la finance et des affaires, il transpose l’action au cœur de Wall Street. Le décor, conçu par Jan Versweyveld, n’est pas sans rappeler par bien des aspects celui des Tragédies romaines : un plateau relativement nu, gris, impersonnel et froid, subdivisé en micro-espaces identiques, symétriques et a priori interchangeables, qui évoque des bureaux au cinquantième étage d’un gratte-ciel. Des plans de travail, devant lesquels s’aligne une rangée de chaises à roulettes, bordent la scène sur trois côtés, à cour, à jardin et au lointain. Chacun de ces trois murs est percé en son milieu d’une porte vitrée à deux battants. Quatre rectangles de moquette anthracite et quatre canapés d’angle délimitent des espaces de réunion. Cet espace neutre, extrêmement plastique, se laisse habiter par les images, la musique, les corps et les voix des interprètes qui jouissent ainsi d’une très grande liberté de jeu et d’expression. Si Iano Tamar, dans le rôle de Lady Macbeth, exploite remarquablement bien les possibilités qui lui sont ainsi offertes en développant un langage gestuel efficace et varié, il est dommage, en revanche, que Evez Abdulla / Macbeth n’en tire pas le moindre parti.
Les écrans, mobiles ou fixes, informent l’espace scénique à tous les sens du terme : les traders sont tous munis de smartphones, i-phones, i-pads et autres tablettes multimédia ; leurs bureaux sont équipés d’ordinateurs, de moniteurs qui diffusent en direct la prestation du chef d’orchestre pour les chanteurs, et surmontés de grands écrans plats ; les murs eux-mêmes, voire le sol, servent de support de projection, transformant ponctuellement la scène en un gigantesque écran. Comme dans sa mise en scène des Tragédies romaines, et plus encore dans celles de L’Avare (2006) et du Misanthrope (2007, repris à Paris aux Ateliers Berthier en avril dernier), Ivo van Hove représente les dérives d’une « société liquide », selon le concept du sociologue polonais Zygmunt Bauman. Face au mur, les traders dialoguent avec leurs écrans, sans chercher à établir de relation oculaire ni entre eux ni avec le public. Leurs échanges sont médiés par les technologies. « Individus mitoyens », selon l’expression d’Ivo van Hove à propos du Misanthrope, ils se côtoient dans un espace commun qu’ils ne partagent pas. Déshumanisé, le monde de la finance et des affaires est régi par les chiffres qui défilent sur les écrans et s’emballent, finissant par échapper à tout contrôle pour déborder sur les murs et le plateau. L’espace tout entier se trouve alors codifié en langage binaire. C’est pour libérer la société de la tyrannie de la finance, servie par la technologie, qu’une foule de manifestants du mouvement Occupy Wall Street (OWS), homologue des « indignés » européens, prend d’assaut le gratte-ciel et ses bureaux, dans une version contemporaine de la rébellion anglo-écossaise qui fait marcher le bois de Birnam sur le château de Dunsinane.
Le tragique consiste, dans la lecture d’Ivo van Hove, à pousser la logique financière jusqu’au bout, jusqu’à faire du pouvoir politique cette « impossible nécessité », selon l’expression du philosophe Vladimir Jankélévitch. Les meurtres qui se succèdent sont donc perpétrés par des gangs mafieux dans les étages supérieurs du building ou dans son parking sous-terrain, dans des séquences hors-scène rapportées par des films projetés en négatif sur les murs qui encadrent l’aire de jeu.
Cette redéfinition du tragique entraîne un glissement du mode fantastique de la pièce source, devenu mode merveilleux dans l’opéra de Verdi, vers un mode réaliste. Le chœur des sorcières est constitué de spin doctors en tailleur strict, mode working girl, qui pianotent sur leur clavier devant des courbes et des graphiques, et prodiguent force conseils en communication à Macbeth qui en prend note sur son i-pad. Hécate, reine de la nuit, est ici agent d’entretien. Elle hante les bureaux silencieusement, veillant à maintenir une apparence d’ordre et de propreté. Si Shakespeare confronte le spectateur de la Renaissance à sa croyance en la magie noire, fondant le contrat de spectacle sur un brouillage subversif de la frontière entre fiction et réalité propre à immiscer le doute, voire à provoquer la terreur (on songe à la représentation du Dr Faust de Marlowe où l’apparition du diable sur scène mit l’assemblée théâtrale en fuite), deux siècles et demi plus tard, Verdi demande au public d’adhérer collectivement aux codes du merveilleux en activant leur imaginaire, tandis qu’Ivo van Hove choisit de le mettre brutalement face à la réalité, en ayant notamment recours à des processus de réalité augmentée. Il faut saluer le travail du vidéaste Tal Yarden, qui mêle avec talent le réel et le virtuel. Par les baies vitrées des bureaux, le spectateur plonge sur Manhattan, qui grouille de véhicules en mouvement et dont les gratte-ciels sont légèrement inclinés vers lui, comme pour rendre le dispositif plus immersif. L’écriture cinématographique d’Ivo van Hove, une caractéristique de son art, vise à faire pénétrer le spectateur dans les méandres de la pensée de Macbeth, qui règne en maître sur un empire financier mondialisé.
La mise en scène d’Ivo van Hove propose une leçon de politique qui passe par une réflexion sur le théâtre et les arts du spectacle. Il rétablit ainsi une dimension omniprésente de la tragédie de Shakespeare, escamotée par le livret de l’opéra de Verdi. Pour le Macbeth shakespearien, « La vie n’est qu’une ombre en marche, un pauvre acteur, / Qui se pavane et se démène son heure durant sur la scène, / Et puis qu’on n’entend plus » (V.5, trad. Jean-Michel Déprats). Duncan et Banquo sont bien des ombres en marche lorsque la mort les surprend dans les films projetés en négatif sur le mur lointain. Le masque, marqueur théâtral par excellence, habite la scène et les visuels en filigrane. Les écrans se lisent comme autant de métaphores du masque, qui tout à la fois cèle et révèle. La vie est encore une « courte flamme », comme le rappelle la bougie présente sur le devant de la scène durant toute la représentation, que les Macbeth éteignent et rallument au rythme des assassinats, mais qui continue de brûler lorsque le rideau tombe, en écho à la pancarte d’un manifestant : « I have a dream ». Ce geste suggère que la représentation continue à travers chacun des spectateurs, invités à s’approprier et poursuivre cette réflexion sur le pouvoir. Il établit une continuité entre la foule sur scène, prolongée virtuellement au lointain par la projection d’images du mouvement OWS, et l’assemblée dans la salle. Par la mise en scène de cette porosité des espaces, Ivo van Hove indique ainsi au public, ou plutôt à l’opinion publique, que l’opéra, comme le théâtre, sont des lieux essentiels pour construire une réflexion sur un modèle politique alternatif. En transposant Macbeth à Wall Street, il s’en prend également aux « actions Shakespeare », métaphore financière par laquelle Jean Vilar mettait les artistes en garde contre toute approche muséale d’un corpus qui remplit les salles à tout coup. Car la proposition d’Ivo van Hove contribue à réinventer le rapport aux œuvres classiques et, dans ce cas, romantiques.