Mémoires du Grand Nord : un bâtard et la survie
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Avignon Off 2015
Mathieu Ma Fille Foundation (MMFF) présente dans le cadre du Festival d’Avignon Off, pendant trois jours (19 au 21 juillet) Mémoires du Grand Nord à l’Entrepôt. Une histoire bête pour la bêtise de notre histoire. Une histoire de chien, plutôt bâtarde que chien de race moribonde.
Il faut aller faire un petit détour à l’Entrepôt et quitter les cours d’honneur, les cloîtres des Carmes et tous ces autres lieux de prestiges et de fierté nationale pour voir un travail qui se met à la lisière du théâtre pour l’avancer, le bouger, pour casser ce conservatisme ambiant, pour en finir avec l’éternel même, le certain, la dictature du signifiant, la sainte représentation, l’incarnation, la virtuosité technique… Il faut aller faire un petit détour à l’Entrepôt pour voir qu’il existe encore des espaces qui résistent au supermarché Avignon. Les tarifs (des billets comme des boissons) ne sont que les premiers signes du fait qu’on est dans un lieu rare. On a l’impression qu’ici l’hospitalité et la rencontre parviennent encore à survivre les rafles du marché.
Ils sont quatre et ils attendent déjà sur scène comme s’ils allaient faire une démonstration, une conférence, une répétition ouverte… en tout cas, un moment où tout mystère est évacué, mystère que le théâtre hérite si souvent encore de l’église. Arnaud Saury commence alors à parler et il parvient à commencer à parler sans que cela ait commencé. Je veux dire : On ne se dit pas : « Ahhhh !!! Ça commence ! Silence ! » L’acte théâtral est ici entièrement désacralisé. Le théâtre fait partie du monde comme un bifteck. Ou c’est le bifteck qui fait partie du théâtre comme il fait partie du monde. Enfin…
Ça a donc commencé et pour continuer à détruire toute attente spectaculaire, le prologue s’occupe à nous libérer de l’intrigue narrative qui est en partie celle de Jack London Construire un feu : Un mec qui va dans le nord du Canada avec un chien et qui meurt de froid parce qu’il n’a pas réussi à allumer un feu à temps, après qu’il ait accidentellement mouillé ses pieds. Son chien survit.
C’est con. Et on a l’impression qu’on se trouve comme ce malheureux dans cette situation conne, du théâtre et de l’histoire. Que faire ? Au XIXe siècle, il survivait encore. Aujourd’hui, ce ne peut être que son chien qui survit. Et MMFF nous propose un théâtre de bâtards qui n’en a rien à branler de l’imposition des genres et des disciplines, un mélange entre performance, concert metal/punk et théâtre avec des moyens douteux. Douteux parce que, d’ordinaire, on les qualifierait de nuls, de naïfs, de bêtes. Ainsi, ils imitent le bruit du vent avec leur corde vocale et sa force avec deux corps qui se retiennent. Ils avancent lentement. Parfois ils courent. Ils courent sur place, mais quelque chose les aspire vers l’arrière de la scène et on a réellement l’impression que la scène finit par basculer, par tomber en arrière et que ces quatre plouks tombent dans l’infini. La pauvreté de ces moyens participe alors à la mise à mort de toute fétichisation de la technique et de la virtuosité vers laquelle le théâtre se retire si souvent par ces temps mauvais.
La fable glisse alors sans cesse entre cet espace fictif, qu’on évoque en courant sur place, en mettant un masque d’une mocheté et d’une pauvreté hallucinante pour signifier le chien (le genre doudou d’un des comédiens), en faisant du bruitage de manière nonchalante (des micros captent des bruits : papier bulle pour le crépitement du feu, etc.) ; elle glisse entre cet espace qui évoque la fiction et un espace où on a l’impression que des mots de cette fable parlent du théâtre, ou du moins de ce théâtre. « Qu’est-ce qu’un homme peut faire dans un endroit comme celui-ci ? » Et ce méta-discours qui n’en est pas un devient une performance en lui-même au point qu’on ne sait plus trop où on est. Les incessants recommencements d’actes plutôt banals (on nous montre et on pose à plusieurs reprises avec un poster genre carte postale de montagnes enneigées) nous mettent dans un espace-temps qui nous fait douter de la chose. Il y a plus de noirs que dans du théâtre de boulevard pour signifier une fin d’une scène, d’un acte, de je-ne-sais-quoi. Mais on recommence pareil, on fait la même chose. On pourrait presque dire que tout acte, tout geste, sert ici à la destruction d’une dramatisation classique. Parfois naît de ses cendres un moment performatif poétique comme celui où l’un des quatre ne cesse d’allumer des allumettes pour les jeter une après l’autre dans un bol d’eau dont leur pétillement est capté et amplifié par micro. Bêtise de cet acte, de mourir pour une bêtise. Une sorte de boucle qui bouffe sa propre signification. Reste alors cet acte. Le feu. L’eau. Le crépitement. C’est ainsi qu’on bascule d’installation sonore à des performances corporelles et des moments de concert punk/métal/hard rock de Mathieu Poulain en genre cowboys des forêts canadiens. Il y a des mots. Des mots de London et d’autres. Des mots sur ce que nous sommes en train de regarder et des mots qui glissent vers une rêverie, des mots qui me rappellent une scène de fin de Peer Gynt où il rencontre la mort mais qui se transforme en une boucherie humaine qui n’envie rien à un Lautréamont. Des mots qui sont énoncés de la même manière que les allumettes sont jetées dans l’eau. Sans froufrou. Sans jeu pourrait-on presque dire. Témoigner. Témoignage d’un chien. Et puis, les mots explosent dans un mur de son de guitare électrique, les corps ne tiennent plus sur les bancs et saute bêtement partout. Que faire ?
Tout cela participe à un théâtre qui n’ait pas peur de se moquer de lui-même et de sa condition, et de donner, pour finir, un coup de pied dans les couilles de ce monde de l’art et sa logique de marché qui organise ses productions en genres pour aborder ses consommateurs appropriés. Cela ne suffit pas, car leurs produits doivent contenir certains incontournables que d’autres marchants, considèrent déplacés pour leurs clients à eux… Il y a presque 100 ans, Gombrowicz écrivait déjà :
« Messieurs, il existe en ce monde des milieux plus ou moins ridicules, plus ou moins honteux, humiliants et dégradants, et la quantité de bêtise n’est pas partout la même. Par exemple le milieu des coiffeurs paraît à première vue plus susceptible de bêtise que celui des cordonniers. Mais ce qui se passe dans le milieu artistique bat tous les records de sottise et d’indignité, au point qu’un homme à peu près convenable et équilibré ne peut pas ne pas rougir de honte, écrasé par ce festival puéril et prétentieux. Oh ces chants inspirés que personne n’écoute ! Oh ces beaux discours des connaisseurs, cet enthousiasme aux concerts et aux soirées poétiques, ces initiations, révélations et discussions, et le visage de ces gens qui déclament ou écoutent en célébrant de concert “le mystère de la beauté” ! En vertu de quelle douloureuse antinomie tout ce que vous faites ou dites dans ce domaine devient-il risible ? Lorsque dans l’histoire un milieu donné en arrive à de telles sottises convulsives, on peut conclure avec certitude que ses idées ne correspondent pas au réel et qu’il est tout simplement farci de fausses conceptions. Vos conceptions artistiques atteignent sans nul doute un summum de la naïveté ; et si vous voulez savoir pourquoi et comment il faudrait les réviser, je puis vous le dire sur-le-champ, pourvu que vous prêtiez l’oreille. »
MMFF en propose une première révision. Bâtardiser le théâtre pour sa survie.